PROPHETE DE MALHEUR (nouvelle)

Publié le par Aelghir

Prophète de malheur




- Entendez la parole de votre dieu, ô habitants d'Isruball ! Car il est en procès contre vous ! Il m'a envoyé dans le pays rechercher la bonté de cœur, la connaissance, la justice, la miséricorde et voyez, il n'y a ni bonté de cœur, ni connaissance, ni justice, ni miséricorde dans tout le pays ! Partout on assassine, on vole, on commet l'adultère, le riche spolie le pauvre, le juge rend la sentence pour un pot de vin, les prêtres sacrifient des brebis galeuses...

 

 

-Voilà qui est bien parlé ! La dernière fumée sacrificielle avait une drôle d'odeur !
- Tais-toi, laisse-le s'exprimer jusqu'au bout.

- Faites le compte de vos transgressions, ô habitants du pays, retournez-vous et regardez la voie sur laquelle vous cheminez, piétinant les faibles et les petits et crachant dans la main des mendiants. Vous vendez votre frère pour le prix d'un poulet, vous liez ses enfants à la meule à grain. Vous vous bâtissez des demeures à étages avec du bois de cèdre venu à grand frais de Tersès, de l'ivoire sculpté et de l'or à profusion mais vous négligez le temple de votre grand dieu Bel Nîn. Vous allez à la suite de nouveaux dieux que vous nommez Ventre et Profit et vous délaissez mon autel. Vous envoyez vos navires dans les ports du Levant et vos caravanes dans les cités du Couchant pour acquérir des esclaves nombreux comme le sable de la mer et les salles de la maison de votre dieu sont désertes et poussiéreuses.



- Je ne le lui fais pas dire !
- Chut ! te dis-je, ça commence à devenir intéressant.

 

 

- Entendez ceci, prêtres et faites attention car vous êtes devenus un piège pour les habitants du pays, de mauvais bergers pour mon troupeau, dit Bel Nîn, le grand dieu qui vous a fait prêtrise sacrée pour le servir et non pour vous servir. Prêtez l'oreille car c'est vous que concerne le jugement mais aussi l'habitant du pays qui vous a écoutés et qui a aimé vos paroles plus que les miennes. C'est pourquoi le pays sera en deuil et tous ceux qui y habitent mourront, l'humain et l'animal ensemble. Je déverserai sur vous ma fureur.

 

 

- Je me demande si le trait n'est pas un peu trop forcé. Est-ce crédible ?
- Ca fait partie des règles. Et du hasard ! Très important le hasard.
- Oui mais...
- Nashom Panéat a enfin repris son souffle. Il va assener la suite de la prophétie sur la tête dure de ses compatriotes. Sois attentif. De toutes façons, on ne peut pas revenir en arrière, mon cher !



- Ecoute, ô peuple au cœur endurci, à la mémoire courte, à la main plus grande pour prendre que pour donner. Me voici contre toi, voilà ce que déclare Bel Nîn, le dieu des armées, le dieu des tempêtes, je jetterai sur le pays des guerriers pullulant comme les sauterelles, j'ouvrirai les portes de tes villes au pillage et au viol, je te rendrai dévasté et tous les peuples alentours se moqueront de ta nudité. Tes enfants passeront sous les roues des chars de guerre et tes femmes sous le ventre des étrangers, tes jeunes gens seront percés par les flèches des arcs de guerre et les cadavres de tes vieillards combleront les fosses d'aisance. Quant aux survivants, ils partiront en exil pour une terre qui les méprisera et dont jamais ils ne reviendront, non, pas même un reste. Je vous donnerai en spectacle pour toutes les nations. Qui te plaindra ? Tout ceux qui entendront la nouvelle à ton sujet se réjouiront.
Crois-tu, peuple orgueilleux, que tu vaux mieux que Quedash, la ville puissante assise en reine sur les bords du Gormon ? Elle aussi, elle est partie en captivité parce qu'elle n'a pas écouté ma voix, ses enfants ont été mis en pièces, et ses jeunes hommes servent comme esclaves dans les mines d'Adrassin. Et pourtant sa fortune était comme la mer, sa force était comme les montagnes et son arrogance comme les étoiles des cieux. Mais elle n'a pas écouté la voix de mon messager qui lui disait : « Repens-toi, ô Quedash, couvre ta tête de cendres et rampe dans la poussière. Bel Nîn ton dieu verra tout ton regret et ne fera pas venir sur toi son courroux. ». Ses prêtres et ses nobles ont rendu ses oreilles sourdes et son cou n'a pas plié devant ma juste colère. Sais-tu où est désormais son lieu ? Sais-tu où sont les belles demeures des seigneurs et des marchands ? Sais-tu où sont les places des marchés où affluaient les choses désirables des nations ? Les démons cornus et les graêls ailés rôdent dans ses ruines. Ah ! Si seulement elle avait écouté mon messager !
Ecoute, ô Isruball, avant que le coup ne devienne inguérissable. Tes bergers somnolent, le ventre plein de viande et de vin, tes gardes campent dans les chambres des prostituées, tes nobles restent dans leurs maisons, vautrés sur leurs maîtresses et sur leurs richesses. Crois-tu, ô toi si remplie de suffisance, être plus sage qu'Elinonte ? Le bouclier de ses hommes forts est teint de rouge. Le feu brûle nuit et jour sur ses tours hautes et ses murailles font honte aux montagnes. Elle célébrait son orgueil, elle se louait elle-même, disant à la face des nations : « Regardez comme je suis belle ! Qui m'a fait ainsi sinon moi-même ? » Sa faute montait jusqu'aux dieux, sa faute, oui, son orgueil. Mais elle a écouté le message de réconciliation, elle a entendu la voix du messager de paix, dans ses rues le décret a été publié et elle a exprimé son repentir dans la cendre. Vois-tu la grande cité prospère autour de son temple resplendissant ? Ne domine-t-elle pas désormais des peuples nombreux ?



- Minute, papillon ! Elinonte, tu n'as rien à y voir ! Je ne pense pas que tu ais le droit d'en faire étalage !
- Que tu peux être mesquine, Assyra !
- Ca ira pour cette fois, mais ne recommence pas.
- Bon, bon. Comme tu l'as dit toi-même, on ne peut faire marche arrière. D'ailleurs, Nashom Panéat a presque fini.
- Eh bien, on va voir comment tout ce beau monde va réagir à ses admonestations.



- Que ceux qui ont des oreilles entendent ! Voici ce que te dit ton dieu : « Je mets devant toi la vie et la mort. Choisis l'humilité et tu vivras. Choisis la présomption et tu mourras. J'envoie mon messager en avant de moi pour te donner, ô Isruball, le temps de te retourner sur tes erreurs et de te lamenter avant que je ne vienne t'inspecter.

Le prophète du dieu Bel Nîn se tut. Il était temps car sa voix menaçait de muer en un croassement qui aurait été fort peu glorieux pour un messager divin. Il leva les yeux vers le ciel, espérant peut-être voir à travers le voile vaporeux qui séparait le monde des hommes de l'univers des dieux. Le vieux Nashom Panéat haletait comme s'il venait à nouveau de gravir le mont des Sycomores où le dieu Bel Nîn, du sein de la nuée, lui avait donné le message qu'il devait transmettre aux habitants rebelles d'Isruball.
- Grand Seigneur Bel Nîn, votre peuple a la nuque raide, il est vrai et le cœur sec mais pas plus que ses voisins. Même moins, avait-il avancé non sans trembler d'appréhension.
Il ne se sentait plus vraiment de taille pour remplir ce genre de mission et les nombreuses années passées dans le désert à rechercher la face du dieu faisaient grincer ses os comme les gonds rouillés de la porte de sa pauvre bicoque. C'est sûr que prophète n'est pas un travail bien rémunéré. On y reçoit plus de railleries et de coups que de gâteaux au miel et de manteaux brodés. A soixante ans révolus, Nashom Panéat se disait que le dieu aurait pu se dégoter un messager plus jeune et plus enthousiaste, surtout pour proférer un message de condamnation. La populace préfère écouter les imprécations tonnées par les lèvres charnues d'un bel adolescent à la carrure athlétique que bredouillées par la bouche édentée d'un vieillard chauve et ratatiné. D'accord, il arborait une superbe barbe blanche, une barbe de prophète, mais l'abondance de poils au menton ne suffit pas pour impressionner les foules.
- Ô Bel Nîn, dieu clément et miséricordieux, vous avez raison de vous plaindre de la qualité médiocre des sacrifices, avait-il argumenté, mais je crois bien que les prêtres se sont faits flouer dans l'affaire par un marchand étranger. Il vous suffirait de leur envoyer une petite vision pour leur demander de changer de fournisseur et...
- NASHOM PANEAT !
- Heu, Seigneur ?
- PRETENDS-TU LIRE DANS LE CŒUR DES HOMMES ? SOUS LEURS ACTES PEUX-TU DECHIFFRER LEURS INTENTIONS ? CE PEUPLE M'HONORE DU BOUT DES LEVRES. TU DOIS LEUR PORTER MON MESSAGE DE JUGEMENT.
Nashom Panéat avait tiraillé nerveusement sur sa longue barbe blanche de prophète.
- Bien sûr, ô Bel Nîn. Vous savez plus que moi ce qui est bon pour votre peuple. Et votre justice est incomparable. Mais je sais aussi que vous êtes compatissant et que vous aurez regret du mal que vous me demandez de leur annoncer. Ce n'est peut-être pas la peine que je me déplace, hein ? Parce que votre miséricorde, ô grand dieu, de toutes façons...
- TU VAS LE PORTER CE MESSAGE, MAUDIT PROPHETE, AVANT QUE MA MISERICORDE NE TE TRANSFORME EN VER DE TERRE !

Nashom Panéat avait donc dévalé la montagne en relevant sa robe loqueteuse sur ses jambes maigres, était entré dans la principale ville du pays d'Isruball et s'était dirigé vers la grand place en martelant le sol devant lui de son long bâton noueux, accessoire obligé pour un prophète ayant le respect de sa charge. Par chance ou par malchance, selon le point de vue, c'était jour de marché et l'endroit grouillait de monde, citadins, commerçants, paysans venus des campagnes environnantes, et bien sûr quelques prêtres paradant dans leurs riches robes brodées en compagnie de nobles au verbe haut. Nashom Panéat, prophète de Bel Nîn, avait d'abord bu à sa vieille gourde de peau un vin de médiocre qualité pour s'humecter la gorge et se donner du cœur au ventre puis il était monté, non sans mal à cause de ses genoux cagneux et rhumatisants, sur la margelle de la fontaine. Alors il s'était lancé dans la déclamation du message de jugement dont chaque mot était inscrit dans sa mémoire. Il était très fier de son excellente mémoire. C'est vraiment une qualité indispensable pour faire un bon prophète car il faut retenir les longues tirades que les dieux aiment bien adresser aux hommes. Vous vous voyez vous mettre à bafouiller devant des rois ou des foules de centaines de personnes parce que vous ne vous souvenez plus des paroles divines ? Plutôt croupir dans le désert !

La place était maintenant plongée dans un profond silence autour du vieillard figé sur le muret comme un échassier déplumé sur un tas de roseaux. L'impact de l'avertissement sur la foule était considérable et Nashom Panéat se disait qu'il avait vraiment assuré. Ce qui n'avait pas été le cas précédemment, à Beloushtanal où il n'avait récolté que des rires gras et des jets de tomates trop mûres.
- Prophète, par pitié, dis-nous ce que nous devons faire pour que s'en retourne la colère de Bel Nîn ? cria soudain une femme du milieu de la foule.
Nashom Panéat, la barbe toute frémissante d'excitation car enfin s'annonçait son jour de gloire, s'apprêtait à répandre la bonne parole quand une voix rude le coupa en plein élan comme lorsque d'une claque on aplatit sur le mur une mite imprudente.
- La ferme, vieille bique ! Tu vas pas te mettre à croire ce que cet ivrogne pouilleux raconte !
- Je le connais, ça fait plus de quarante ans qu'il crache ses malédictions et qui parmi vous les a vues se réaliser ? renchérit un autre homme.
- C'est un maudit ! A force d'appeler sur nous le malheur, il le fera arriver ! s'éleva une voix courroucée, nettement plus distinguée que les précédentes. Cela suffit à déclencher les invectives jaillissant de toutes parts jusqu'au prophète abasourdi et cerné sur son perchoir.
- Prophète de malheur ! Corbeau ! Vieux crabe ! Débile ! Tas d'excréments ! Va-nu-pieds ! Crétin ! Pauvre fou ! Danger public ! Catastrophe ambulante ! Pet de chien mort !
Et j'en passe...
Nashom Panéat aurait supporté les injures, ce n'est pas qu'il les appréciait mais il en avait, de force forcée, pris l'habitude, vous pensez bien, depuis quarante qu'il était dans le métier, mais aux vilains mots succédèrent sans avertissement les pierres, volant vers lui de tous les coins de la place comme si chacun dans la foule déchaînée avait au préalable fourré un caillou bien soupesé dans sa poche. Le vieillard, visage ensanglanté, eut juste le temps de se recommander à son dieu et bascula en arrière dans l'eau de la fontaine aussitôt rougie par le sang du malheureux martyr.



- Un point pour moi, très cher.
- Ce n'est pas juste ! Je partais perdant. Les conditions étaient draconiennes !
- Où en sommes-nous après cette partie ? Tu as encore perdu un prophète. Hum ! Voyons. Avec celui de Quedash et celui de Yona Parsim, ça fait trois.
- Merinnath n'est pas mort, il a été jeté dans un cachot !
Assyra se met à rire, d'un rire extrêmement sensuel qui trouble Bel Nîn.
- Si ton jeune messager aux yeux de biche refuse de sacrifier sa virginité dans les bras ardents de la reine Daidota, elle lui fera perdre la tête et pas au sens figuré, crois-moi !
La déesse de la nuit se lève du divan sur lequel elle a attendu la fin de la partie, dans une pose nonchalante, précisément étudiée pour embrouiller les idées de son compagnon de jeu. Dieu ou homme, c'est du pareil au même, aussi facile à mener qu'un petit chien en laisse avec juste quelques mines affriolantes et postures suggestives !
Elle foule de ses gracieux pieds nus la moelleuse texture des nuages qui isolent le domaine paisible des dieux de celui, si bruyant, si « désordre » des humains. Paisible certes mais ce que l'immortalité peut être parfois ennuyeuse ! Alors on se divertit entre dieux et déesses de bonne compagnie. Le jeu préféré d'Assyra est celui des Prophètes. Et elle adore y jouer avec le superbe Bel Nîn au cou de taureau et à la barbe tressée dans laquelle elle aime glisser ses doigts pour le consoler lorsqu'il a perdu une partie, ce qui lui arrive fréquemment.
D'un geste péremptoire, elle fait apparaître dans sa blanche main une coupe emplie de nectar et d'un autre geste dont la grâce naturelle joue avec le désir de Bel Nîn qui ne la quitte pas des yeux, elle dissipe le voile à ses pieds et contemple la ville où s'est déroulée sa plus récente victoire.
- Elinonte... La cité qui accueille les prophètes en libérateurs sera proclamée hautement favorisée. Sais-tu, très cher, que les Elinontais ont commandé au célèbre Karion une nouvelle statue à mon image ? Presque deux fois plus grande que l'ancienne et chryséléphantine par-dessus le marché !
- Peuh ! Comment veux-tu que je l'emporte avec un vieux débris bêlant face à la superbe prophétesse que tu as envoyée à tes Elinontais ?
- Ne sois pas mauvais perdant, ce ne sont que les hasards du tirage.
- Des seins comme des melons et une croupe à l'avenant ! Si je l'avais vue avant toi, je l'aurai assignée au service de mon temple.
- Bien plutôt à ton service exclusif, vieux bouc !
Elle lui lance à la figure le contenu de la coupe qu'il esquive en riant.
- Souviens-toi que le taureau est mon animal consacré, non le bouc. Tu es vraiment splendide lorsque tu es en colère.
A son tour, une coupe apparaît dans chacune de ses mains. Il lui dédie un sourire engageant et susurre :
- Ce prophète de malheur m'a donné soif. Viens donc auprès de moi déguster ce divin nectar et continuons le jeu. C'est à toi, belle Assyra à la noire chevelure. Sur quel message le hasard va-t-il cette fois tomber ?
Tandis que la déesse prend place auprès de Bel Nîn, le dieu lui présente un coffret contenant des jetons gravés dans lequel elle plonge une main impatiente.


Publié dans Nouvelles et romans

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