RETROUVAILLES (nouvelle)

Publié le par Aelghir


Brume.
Bruine.
Bruissement lancinant du ressac sur les galets.
Un choc sourd, bref, qui pourtant se répercute à travers le bois dans tes genoux et monte comme un ver insidieux jusqu'à ton cœur partagé.
Tu accostes.
Tu sautes à terre et ton pied manque glisser sur les pierres roulées par tant de naufrages. Tu laisses échapper un sifflement d'exaspération et tu rajustes nerveusement ta cape lourde de froide humidité. D'un geste à peine conscient, tu vérifies la présence à ton côté de Confiance, l'épée forgée sur l'Enclume du Chant par le maître forgeron. Dans ta fierté de jeune coq, tu as voulu la nommer Assoiffée et mère t'en a dissuadé d'un sourire à peine moqueur.
Confiance... si seulement tu pouvais te fier aux hommes, à commencer par toi-même, autant que tu t'en remets au fer éprouvé qui arme si bien ta main !
Le sable crisse sous tes pas encore hésitants puis, presque aussitôt, la terre durcie comme au feu d'un chemin sinueux les dirige vers la destination qui occupe ton esprit fébrile. L'excitation te soutient après des jours et des jours d'errance. Toutes tes pensées abouties ou informes, qu'elles soient déductions ou spéculations, soupçons ou souvenirs sont autant de filins qui s'amarrent à cette sombre falaise que tu distingues à peine. Ils te tirent vers elle.
Des heures, des jours, peut-être des siècles se sont écoulés au sablier de ta vie depuis que tu as commencé ton voyage. Tu ne sais pas. Lorsque tu as regardé en arrière, tu as eu beau écarquiller les yeux, as-tu outrepassé le voile noir de ton histoire ? Cette brume n'est-elle pas l'écume du temps qui t'emporte sur sa vague ?
Le sentier s'arc-boute sur la pierre noire et hostile. Tu le foules avec une assurance factice. Le vertige s'empare de toi. Mais il ne résulte pas du précipice crépusculaire que tu dois longer. Il rpocède de la peur qui, telle un vautour, se repaît de tes entrailles. A nouveau, ta main empaume la garde de Confiance et tu inspires profondément l'air alourdi par l'expectative. Tu aspires à atteindre ton but et pourtant tu appréhendes ce que à quoi tu vas être confronté. Tu ignores ce qui t'attends au cœur de cette falaise dont le sommet défie un ciel plus sombre encore.
L'haleine moite du vent te plaque sur la roche et contre ton épaule, celle-ci cogne comme un cœur immense, aux dimensions du monde. Tu frissonnes.
Une goutte roule le long de ta joue mais tu lui dénies, par orgueil,  le statut de larme. Un souffle tiède l'essore et t'enseigne la voie que t'impose ton dilemme.
Un tunnel.
Un antre au sein de la muraille.
Un goulet aux parois lisses, luisant doucement d'une palpitation orangée, traversée par intermittence d'éclairs rougeoyants.
Une invitation pressante à t'y engouffrer.
Une convocation péremptoire.
Une menace diffuse qui retient ton pas.
Mais as-tu une autre option ?
Alors tu t'engages dans le couloir dont la légère pente te mène sans retour possible vers l'accomplissement de ta quête.
Un pas après l'autre
Des centaines de foulées, jalons que nul ne dénombrera après ton passage.
Tu tends l'oreille.
Une musique ?
Un air de danse lente, de nostalgie douce-amère...
Ne ralentis pas l'allure ! Ne ferme pas les yeux !

Ne ferme pas les yeux !

Comment peux-tu te montrer à ce point inconscient ! Pourquoi as-tu baissé les paupières sur ton regard perdu ?



... Tu lui offres ta main et elle y pose délicatement la sienne. Tu captures son regard et tu ne le laisses pas t'échapper. Car elle t'a prise dans les rets de ses longs cheveux si noirs qu'ils en paraissent bleus. Mais tu sais que ton devoir t'inflige de lier ton corps sinon ton cœur à l'une de ces filles de rois dont les pères briguent une alliance avec le tien.
Qu'importe ! Ce soir, le temps d'une danse, de toutes les danses, elle sera tienne. Il suffit de croire que demain ne viendra jamais, que l'instant est éternel.
La musique vous emporte sur ses ailes de soie vers un ailleurs où les princes épousent les bergères... ou la fille d'un simple baron. L'orchestre caché derrière le rideau doré ne tisse que pour vous des notes dont la langueur finit pourtant par te blesser.
T'arrache à l'illusion de ton libre arbitre. Te jette hors de toi.
Tu as beau être né prince, tu n'es qu'un pion sur l'échiquier d'une politique qui pour l'heure te dépasse. Une partie de toi l'admet. L'autre s'en offusque.
Le regard sévèrement royal de ton père te cloue au pilori de sa colère. Mère hausse un sourcil savamment épilé. Tu ne dois pas t'afficher ainsi devant les ambassadeurs des rois candidats à un accord que scelleront des épousailles qui te pèsent.
La nausée comme à l'habitude et comme à l'habitude le mutisme.
Garder pour toi la révolte qui te ronge, bâillonner une protestation égocentrique, opposer hypocritement la raison d'état au langage trop émollient du cœur.
Juguler la sève entreprenante du désir... tu enserres sa taille souple d'un bras exclusif, tu coules un regard convoiteux dans la vallée odorante qui sépare des collines jumelles où s'égare ton imagination, tu brûles d'apposer ton sceau sur la moue charmante des lèvres purpurines mais tu es brutalement conscient que le brasier qu'elle allume en toi, tu devras l'éteindre en compagnie d'une fille d'étuves.
Un air de danse lente, de nostalgie douce-amère...



Tu ouvres les yeux, ébloui malgré la faible luminosité.
Les dernières notes s'égrènent. Les as-tu rêvées ?
Tu chancelles, tu craches un mot malsonnant.
La main gauche frôlant la paroi étrangement tiède, la gauche s'assurant sur la garde de ta dague de chasse dont tu t'es étonné, plus tôt,  de trouver la lame ensanglantée... as-tu forcé le cerf ou quelque bête noire ? Tu n'en gardes aucun souvenir... tu t'enfonces profondément dans les entrailles de la montagne, dans la tanière d'un démon que tu ne sais nommer, que tu refuses peut-être d'avouer connaître.
Longtemps après, à ce qu'il te semble... mais peut-être est-ce juste au terme d'une ou deux respirations, une porte te barre le passage.
La conclusion de ta quête.
Une serrure et pas de clef bien sûr.
Tu ne sais plus vraiment pourquoi tu te retrouves face - affronté ? - à ce battant massif, noirâtre d'humidité et vaguement menaçant. Tu sais seulement que tu dois outrepasser cet obstacle. Elle, tu n'y penses plus, tu l'as oubliée. En cela, tu te montres sage.

N'était-elle pas, elle aussi, un simple accident sur notre chemin ?
Franchis ce passage, ne tergiverse pas ! Derrière le chêne vieilli et pourtant robuste, j'attends que tu viennes me délivrer.
Pose ta main sur la serrure car elle en est la clef. La main gauche ! Celle du coeur.
Tu pousses le lourd panneau gorgé d'ans comme s'il n'était qu'une cloison de papier. Imaginais-tu ce cachot sans fenêtre ? Et ce fumet âcre de paille moisie et d'excréments qui agresse tes narines délicates ?
La pénombre t'oblige à avancer d'un pas hésitant vers la forme prostrée contre la paroi brute. Tu plisses les yeux sous tes sourcils froncés pour parvenir à distinguer les traits du prisonnier étroitement enchaîné.
Ne me reconnais-tu donc pas ? Sous le sang et la crasse, malgré les tuméfactions et le rictus qui tord ma bouche et la folie qui hante mon regard, ne suis-je pas enfin celui que tu cherchais, celui qui t'appelait à son aide et qui t'a attiré jusqu'à lui ?
Tu ne comprends pas... moi aussi, je ne sais pas vraiment où tout cela nous a menés. Ni qui m'a mis aux fers et comment. Quant au pourquoi, j'en ai bien une petite idée. Pas toi ?
Tu secoues la tête, désemparé. Mais tu es venu jusqu'à moi, cela me suffit pour l'instant. J'ignore si j'aurais agi de même à ton égard. Tu as toujours été de nous deux le plus gentil, le mieux élevé, le moins contestataire, le prince héritier presque parfait.
Presque...

Tu te mets à genoux, tu m'offres tes mains et j'y pose les miennes, encroûtées de sang.
Un air de danse lente, de nostalgie douce-amère.
Nous fermons les yeux. Tu luttes car tu voudrais les garder ouverts... ne pas voir, ne pas savoir.
Trop tard.
Car n'est-ce pas ce que tu cherchais à cœur perdu, ces retrouvailles ?
Tu sais maintenant pourquoi la lame est sanglante, pourquoi les mains sont ensanglantées...

...Tu veux qu'elle t'appartienne bien plus que l'instant d'une danse, que le temps d'une soirée. Alors tu lui donnes un rendez-vous secret, tu sais, dans ce charmant pavillon de chasse où, dit-on, le grand père troussait ses nombreuses maîtresses. Tu te fais pressant, tu n'écoutes que le désir brûlant dans tes veines et pas du tout ses supplications. Elle dit qu'elle ne veut pas n'être qu'une favorite et que, puisque tu dois épouser une princesse étrangère, elle va quitter la cour et n'y revenir qu'une fois mariée. Tu t'emportes, tu la serres contre toi et tu l'embrasses. Tes mains se font possessives, s'emparent des charmes qu'on te refuse. Elle est terrifiée mais ne se livre pas. Alors tu ouvres la porte au démon, tu libères ce monstre que tu as dissimulé au monde... jusqu'à cet instant où tout bascule.


J'étais libre, enfin !
Elle te repoussait, l'inconstante ? Je l'ai prise de force puis je l'ai tuée. Pour toi. Pour nous.
Tu ne te souviens pas de ce qui s'est passé ensuite ? Moi... à peine... juste le sang oignant mes mains jusqu'aux poignets comme des gants d'écarlate et son goût métallique sur mes lèvres et ma langue. De toutes façons, elle était déjà morte...
Elle n'aurait pas dû s'amuser de toi. De nous.

Tu as voulu ensuite me chasser loin de toi, me fermer ton esprit. De quoi as-tu honte ?Je suis toi.Tu étais faible, je t'ai rendu puissant. vois, n'es-tu pas revenu à moi, débordant de gratitude ? Nul ne tiendra devant nous. Tous s'inclineront en tremblant. Tu voulais être aimé ? Ne sois pas nigaud ! Rien n'a plus de saveur que la crainte que l'on inspire

Ce qui compte par dessus tout, c'est que nous nous soyons retrouvés, non ?


Brumes dans ma tête.
Bruine. Gouttes de sel glissant le long de mes joues.
Bruissement lancinant du sang à mes oreilles.
Une terreur informulée vrille mon cœur et monte comme un serpent sournois jusqu'à ma conscience.
Je voudrais aborder. Sauter à bas du lit trempé d'humeurs sur lequel je suis étendu sans force ni volonté. D'un geste, je... je ne puis pas même bouger les paupières.



- Votre majesté, je ne parviens pas à tirer le prince du coma. J'ai tout tenté mais je n'obtiens aucune réaction. Je suis terriblement désolé, Votre Majesté.
- Mon fils était dans cet état lorsque le baron Marcellus l'a trouvé gisant auprès de sa fille morte, éventrée et éviscérée... Je veux croire que l'horreur du crime que le prince a commis est en train de le tuer... qu'il ne peut s'imaginer survivre à ce forfait. Je ne peux envisager qu'un acte soudain de folie pour justifier cette atrocité.
- Votre Majesté, j'entrevois peut-être un espoir. L'ermite qui loge en la forêt de...
- Il n'y a pas d'espoir, mire Chastel. Seulement deux enfants massacrés par des êtres de cauchemar. Le baron s'est engagé à garder le silence sur cette triste affaire. Je vous recommande d'en faire autant, Chastel.
- Cela va sans dire, Votre Majesté. Qui me croirait d'ailleurs ? Notre pauvre prince aura donc succombé à ses blessures.

Non ! Je suis toujours vivant ! Je ne peux pas parler mais je pense ! Ne m'abandonnez pas !
Je suis vivant ! Vivant ! Je me suis retrouvé ! Je suis redevenu moi-même ! Ce n'est pas moi qui l'ai tué, c'est lui l'assassin ! Lui ! L'autre ! Non ! NON ! Ne me laissez pas mourir ! Je veux vivre ! Non ! Non ! Non ! Nonnonnonnonnonnonno..............

Publié dans Nouvelles et romans

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