Nouvelle : L'histoire dont tu es le héros

Publié le par Aelghir

  L'HISTOIRE DONT TU ES LE HEROS (mais je sens que tu vas le regretter avant la fin.)

 

Tu étais bien tranquille, ce jour-là... ou peut-être était-ce une nuit. Si haut dans la nuée, pour peu qu'on soit distrait, la ronde du soleil fait perdre la tête et les heures.
Qui aurait pu prévoir qu'un hurlement imprévu (évidemment) allait te faire choir de ton doux nuage ? Personne ! Et pourtant tu chus !

« Dis, man, dessine-moi un flacon.»
Stupéfait, (On le serait à moins !), tu t'assieds péniblement, tu tournes la tête et tu découvres, accroupi à deux pas de toi, un blondinet accoutré comme un pingouin. Tu t'enquiers :
« C'est toi qui a poussé ce hurlement atroce ? »
Tu t'étais sans doute attendu à te trouver face à face avec un animal aussi étrange que terrifiant, style baragogne, tu sais, celle qui a plein de crocs et de griffes et qui dévore joyeusement les emplumés dans ton genre. Mais non, ce n'est rien qu'un drôle de petit bonhomme à la tignasse hirsute et aux yeux bigleux.
« Ben ouich, man. T'aurais fait quoi, toi, si tu t'étais coincé la tête dans un tonneau ? J'ai failli m'arracher les oreilles !»
Tu ne peux faire autrement que de le croire parce que la taille des appendices en question légitime la douloureuse difficulté de l'opération. Mais tu t'abstiens de faire une remarque et en cela, tu fais bien. Parce qu'à mon avis, « man », l'individu doit être assez susceptible.
« Bon, c'est pas tout, là ! Tu me le dessines, ce flacon !
- Tu es marrant, toi. Je viens juste d'arriver de là-haut (d'un geste vague, tu désignes quelques flacons nuageux suspendus dans le ciel mauve... flocons, pas flacons, désolé, flocons nuageux, donc !) sans même avoir le temps de prendre un écritoire. »
Tu secoues les plis de ta tunique blanche... enfin, presque blanche, avec quelques taches herbeuses et terreuses du plus bel effet, afin de montrer au casse-pieds que tu n'as même pas de poche pour y ranger quoi que ce soit.
« Alors, avec quoi tu veux que je te dessine un truc ? Aïeuuuu !
- Avec ça, hé ballot ! »
Le nabot te chatouille le bec avec une plume qu'il vient d'arracher à ton crâne. Tu voudrais bien lui allonger une claque mais il anticipe ton geste et bondit hors de portée. A cet instant, tu n'as qu'une envie, c'est de remonter sur ton nuage pour gratouiller les cordes de ton luth en coulant un regard chaviré vers les nuées roses où se prélassent de coquettes donzelles. (Plutôt bovin, le regard, si tu me permets, mais bon, revenons à nos moutons)
Donc, te voilà sur terre, et si tu veux rentrer chez toi, il te faut rallier le lac Adémi, t'asperger abondamment de son eau magique et attendre que le soleil à son zénith transforme en vapeur les gouttes qui vont grimper dans l'atmosphère et toi aussi par la même occasion.
« T'es borné ou quoi ? Dessine-moi un flacon ! » glapit le bilieux blondinet.
Comme il t'arrive à hauteur du genou, il est monté sur une souche à demi pourrie pour t'apostropher. Comme ça, il t'arrive à l'estomac. En tous cas, lui, il ne manque pas d'estomac. Il commence à te chauffer sérieusement les oreilles.
« Hors de question, trouve-toi un autre pigeon !
- J'ai déjà le papier !»
Tu vas passer ton chemin lorsque le gnome sort un rouleau de son veston. Un sceau antique pendouille au bout d'un lac en soie effrangé. Tu fais un saut en arrière. Sait-il, ce niquedouille, ce qu'il est en train d'agiter sous tes yeux ? Ta vue d'aigle te permet de reconnaître l'empreinte sur la cire verte. Ton cœur fait trois bonds et demi dans ta poitrine. Car il s'agit là du fameux ‘Parchemin Perdu' du Tsar Dinaluile. Le sot déborde de joie :
« Suffit de trouver de l'encre et le tour est joué.
- Où as-tu ramassé ce rouleau ?
- J'l'ai trouvé au fond d'un vieux tonneau. Malheureusement, à part ce truc, il était vide. C'est pour ça que tu dois me dessiner un flacon. Je crève de soif, man !
- Et tu sais lire ?
- Pfff ! J'en ai pas besoin pour tester les qualités d'un vin.
- C'est dingue comme le hasard fait bien les choses !
- Il a fait quoi, Eléazar ? Je savais bien qu'il fallait que je me méfie de ce type. Trois barriques de cent litrons pour le prix de six barriques de cinquante, c'était pas net.
- Le hasard !... laisse tomber. Tu vois ce sceau ? Eh bien, c'est celui du mage Watermane, l'inventeur de l'encre violette. Je suis sûr que le parchemin contient la recette de sa découverte. Fais voir.
- Nan ! Tu peux toujours te gratter.
Le blond nabot pas beau te gratifie d'un regard mauvais.

Arrêt sur image, mon gars. C'est le moment crucial, le carrefour primordial de ton existence, l'instant T où tout se tait ! Tu n'as pas chu en vain. Silence, on réfléchit !
Soit tu hausses les épaules, tu traces la route vers le lac Adémi afin de rejoindre ton petit cumulus confortable, avec eau chaude à tous les étages, et tu abandonnes le gnome à sa soif dévorante. (Mais tu as intérêt à te dépêcher parce que le zénith arrive toujours à l'heure, contrairement aux diligences de la Essehaincéhef)
Soit tu écoutes le doux chant des sirènes et tu voles son parchemin au rabougri qui, de toutes façons, ne sait pas lire.

Tu hésites ? Je suis bon gars, je t'ai griffonné un bref topo pour t'aider à te décider.


Premier choix : Retour à la case départ en chantant à tue-tête, comme les matelots du ‘P'tit Annick' : « Au ciel, au ciel, au ciel, j'irai la voir un jour ! »

Tu te dis que le Pouvoir, en fin de compte, c'est plus de tracas que d'agréments. Tu n'as pas si envie que ça de remplacer le Tsar Kosi sur le trône impérial. Tu décides donc de regagner à pattes tes pénates. Tu cours comme un dératé jusqu'au lac en espérant arriver avant le zénith. Sur place, tu fais tout bien comme il faut et l'évaporation magique te ramène sur ton cher nuage. Tu tapotes la ouate pour y poser douillettement ton postérieur et tu mates les poulettes du cumulus d'à côté. Voilà qui est casanier et totalement dénué d'envergure. Mais bon, c'est ton choix, je ne vais pas y revenir.
Néanmoins... jette un coup d'œil en bas, tu veux bien ? Penche-toi juste un peu. Mais non, tu ne vas pas tomber, pas avec la corde de sécurité que tu t'es nouée autour de la taille. Là ! Qu'est-ce que tu vois ?
Le damné gnome que tu as abandonné à son triste sort d'assoiffé interpelle un type trapu à l'air pas malin. Il lui tend le parchemin du Tsar Dinaluile sur lequel le mage Orête a jadis tracé les signes cabalistiques de la Formule Absolue.
« Dessine moi un flacon ! »
Le voyageur sort un portemine de sa poche, examine longuement le feuillet puis le retourne pour crayonner sur la partie vierge le flacon demandé. Pouf pouf ! Le parchemin se volatilise une fois le dessin fignolé et une fiole pleine apparaît entre les mains du nabot niais. Celui-ci la porte à ses lèvres et le vide d'un seul trait. Tu écarquilles les yeux ! La Formule Absolue vient d'être pulvérisée en échange d'un vin vite avalé par un vaurien ! A cause de qui ? De toi et de ton esprit pantouflard, espèce d'enrhumé du cerveau !
Un soupçon t'effleure alors, fleur de nave. Le voyageur n'est-il pas en train de se frotter les mains ? Il contemple le nabot ivre qui roule à terre et se met à ronfler dans la poussière. Puis il lève les bras et entreprend de clamer à forte et peu intelligible voix (Il a un accent zétazunien à couper au couteau) :
"God bless you and may God bless America"
Je traduis parce que je sais que tu n'es pas très doué pour les langues :
« Certains pensent que les Zétazunis sont prêts à attaquer la Perse. C'est ridicule... Cela dit, toutes les options restent ouvertes. »
Par la mamelle gauche de Madonna ! Avant de dessiner le flacon, le gars a appris par cœur la Formule Absolue du mage Orête qui octroie la terrible bénédiction des Tailaivangélistes à qui sait en tirer profit. Il est plus roublard que tu ne l'avais cru au premier abord.
Ca t'en bouche un coin, hein ! Tu peux être fier de toi ! Grâce à ton credo « Moi et les petits oiseaux ! », le vilain Diable You va devenir l'homme le plus puissant du monde. Et, dans pas longtemps, tu peux me croire, il fera péter la planète et les jolis petits nuages avec.

 

Second choix : Appropriation arbitraire mais argumentée d'un artefact apportant art et argent à son acquéreur. (En un mot comme en cent : le POUVOIR)

Là, tu te dis que le Pouvoir, c'est quand même assez jouissif parce que, grâce à lui, tu peux faire plein de choses formidables, comme commander trois cents pizzas au caviar à quatre heures du matin, épouser une taupe modèle ou exterminer ceux qui te minent le moral, les minus, les mineurs, les minets, les moines, les moineaux et tous les enquiquineurs.
Au terme d'une lutte acharnée, tu arraches donc au lutin le parchemin tant désiré. Le nabot botté en touche, n'en parlons plus. Mettons aussi au rebus le luth que tu torturais, les mutines que tu lutinais, les cumulus que tu accumulais. Tes projets viennent d'entrer dans une nouvelle dimension. Car tu es le seul à détenir la Formule Absolue dont Orête eut jadis la révélation, un soir de bacchanale, tandis qu'il rechargeait ses accus à coup de canons de rouge ! Tu disposes de l'arme hégémonique, de l'alarme cosmique, des larmes de Monique !
Là, tu respires un grand coup, tu jubiles en silence (parce que si tu te mets à hurler, tu risques de faire tomber un autre nigaud de son nuage et il pourrait identifier lui aussi le rouleau que tu serres contre ton cœur. Pas question, man !). Et soudain, tu t'avises que n'importe qui pourrait passer par ici, par hasard, et chaparder le parchemin. Qu'il est triste de ne pouvoir faire confiance à personne ! C'est alors que tu te décides à proférer, telle une profession de foi, la sentence qui va faire de toi le Roi du Monde, voire de l'Univers :
"God bless you and may God bless America"
Oh ! Non ! Qu'as-tu fait ? Ton accent est pire que celui du diable You. Sais-tu ce que tu as émis, misérable pou du ciel ?
"Gad blesse you and may Gad blesse Ameurica"
C'est malin ! Non, mais vraiment, quel débile ! Parce que, vois-tu, crâne de moule, ce que tu viens de clamer, c'est l'Anti-Formule-Absolue concoctée par le Mage Hic, au cours de la même sublime beuverie que le Mage Orête. Ce dernier traita Hic de faux Mage qui pue et le Franchouillard insulté se vengea en bidouillant l'incantation de son collègue. Il instilla dans sa contrefaçon la souche du virus de la fièvre acheteuse, une vacherie qui se répand à la vitesse d'un pet sur une toile cirée. Voilà ce que tu viens de lâcher sur le monde !
Tu aimerais bien savoir s'il existe un remède, un antidote, un antimythe ou quoi que ce soit qui puisse te sauver la mise. Je suis au regret de te dire que la peste noire, à côté, ce n'était qu'une vaste partie de rigolade. La fièvre acheteuse va dévorer ton monde en deux temps trois mouvements, le livrer aux cannibales, le désertifier.

Bon maintenant, qu'est-ce que tu vas faire ?


A ce moment-là, tu te réveilles... ou pas

Publié dans Nouvelles et romans

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