Nouvelle / Confession (fantasy)
« Un peu de la fraîcheur venue avec le coucher du soleil pénétrait dans la chambre moite.‘ Bientôt, je retournerai là-haut' a-t-il dit. C'étaient les premiers mots qu'il prononçait depuis une semaine. J'aurais dû me réjouir. Je crois bien que j'ai souri mais, en fait, j'étais au bord des larmes. Un proverbe dit : « Quand le sage désigne la lune, l'idiot ne voit que le bout de son doigt. » Je ne suis pas sage, je ne voyais que le doigt de Geail. Je ne regardais pas dans la direction que ce doigt squelettique indiquait, au-delà du rectangle sombre de la fenêtre grande ouverte sur la nuit. Je refusais de voir l'astre maudit qui m'avait repris mon amant et qui le tuait à petit feu.
Geail désignait la lune mais il n'était pas plus sage que moi. Son obsession le détruisait et j'étais impuissante. J'ai tout tenté, croyez-moi, pour lui garder les pieds sur terre mais ses ailes brisées l'y retenaient contre son gré. Mon amour, mes renoncements et mes petites bassesses n'ont pu lutter contre l'appel, nuit après nuit, de son paradis perdu. Je haïssais cette maudite lune, cet œil glauque me narguant du haut du ciel.
- Vous croyez vraiment que Geail venait de la lune Emeraude ?
- Pas vous ? Que faites-vous de ses ailes ?
- Des ailes, des ailes... vous extrapolez, mademoiselle. Le rapport du légiste parle de malformation.
Sizsi hausse les épaules et renifle avec dédain. Elle enserre son fin visage entre ses longs doigts aux ongles rongés, comme dans une coupe fragile. Son regard noir défie l'homme assis en face d'elle.
- Personne ne met en doute l'existence des Smaragdiens mais vous autres, avec vos esprits étriqués de rationalistes, vous n'acceptez pas que certains d'entre eux puissent arriver jusqu'à nous.
L'homme pince la bouche puis hoche la tête avec une feinte commisération.
- Même avec des ailes, comment voulez-vous que quelqu'un puisse franchir les cinq mille stadias qui nous séparent ?
- Il suffit de se laisser tomber vers la Terre.
- Comment pouvez-vous l'affirmer avec autant d'assurance ? Vous l'avez vu atterrir ? s'étonne son vis-à-vis.
- Geail me l'a dit.
- Il vous a menti. Ce ne sera pas la première fois, ni la dernière, évidemment, qu'un homme se fera mousser auprès d'une jolie fille.
- Ce n'était pas un menteur.
Elle martèle ces mots avec colère.
- Si vous voulez. Disons seulement qu'il était convaincu de ce qu'il disait être. Mais là n'est pas le sujet. Avançons dans votre récit.
La jeune femme fixe l'inquisiteur et hésite à poursuivre. Elle n'éprouve aucune crainte, elle est désormais au-delà de toute inquiétude. Mais elle ne voit pas l'utilité de raconter à cet homme ce qui l'a conduite dans les geôles du Saint-Prétoire dont il est le zélé serviteur. Les inquisiteurs en savent assez pour décréter sa condamnation. Qu'ont-ils besoin d'en apprendre plus ? L'enquêteur relève son indécision.
- Je n'aimerais pas en venir à des méthodes plus déplaisantes, mademoiselle, mais si vous m'y obligez...
La colère flambe à nouveau dans les yeux de Sizsi. Quel hypocrite ! Nul n'ignore que les inquisiteurs du Saint-Prétoire adorent infliger la torture aux transgresseurs qui ont le malheur de tomber entre leurs griffes. Sans doute Sizsi doit-elle au nom de son père de ne pas s'être retrouvée, dès son arrestation, entre les mains du tourmenteur. Même le Saint-Prétoire prend des gants avec le Conseiller Mateï. Mais les inquisiteurs ne sont pas réputés pour leur patience. Et Sizsi a fourré son nez là où il ne fallait pas.
- Puisque vous y tenez... je me suis allongée sur le lit où gisait Geail depuis plusieurs jours. Il n'avait plus la force de se lever. J'ai passé mes bras autour de son torse maigre, en faisant attention de ne pas toucher les moignons de ses ailes. Il n'aimait pas ça parce que c'était douloureux et aussi parce qu'il avait honte d'avoir abandonné son héritage. Je lui ai murmuré : ‘Mon amour, je vais t'aider à retourner chez toi.'. Il a tourné son visage vers moi, ses yeux à quelques centimètres des miens, noirs comme des gouffres. Son souffle sur mes lèvres était brûlant. ‘Comment pourrais-je sans mes ailes ?' a-t-il dit, d'une voix rauque. ‘Je te les redonnerai, fais-moi confiance.' Il s'est mis à rire, un croassement qui m'a écorché les oreilles et le cœur. Puis d'un coup, il a cessé de se moquer. L'abîme de son regard s'est rempli de larmes. Il m'a dit d'une toute petite voix : ‘Quand, Sizsi, quand me rendras-tu mes ailes ? Je t'en prie, fais-le vite ou j'en mourrai !' Il ne m'avait pas demandé comment mais quand. Il le voulait tellement qu'il était certain que j'y arriverais. Je n'allais pas le décevoir, sieur inquisiteur, je n'ai jamais failli à une promesse. Je savais déjà comment j'allais la tenir, cette promesse-là... Geail s'est agrippé à moi et il a chanté, à voix basse. Oui, la plupart du temps, il chantait au lieu de parler comme nous autres. Ca aurait pu paraître ridicule, mais non, c'était tellement naturel chez lui. Peut-être les Smaragdiens communiquent-ils entre eux de cette façon. Je n'en sais trop rien, Geail ne m'a pas confié grand chose sur son passé. Cette nuit-là, pourtant, j'en ai appris un peu plus sur ce qui l'avait amené sur Terre. ‘Voler entre les pics moussus, planer au-dessus de la canopée des hauts dalhians, frôler du bout des ailes les vagues écumeuses de la Mer Verte... tu ne peux savoir combien tout cela me manque. Ils m'ont chassé du paradis, ils m'ont brûlé les ailes pour que je n'y retourne pas. Mais j'y retournerai ! Tu vas m'aider, Sizsi, tu vas m'aider, n'est-ce pas ?' Je lui ai demandé qui l'avait expulsé de la lune Emeraude et pourquoi. Il n'a dit que ces mots ‘Les Mentors n'aiment pas être éblouis par la vérité'.
- Que voulait-il dire par là ?
- Je n'en sais rien.
- Vous ne lui avez pas demandé de précisions ?
- Non.
- De toutes façons, qu'aurait-il pu vous raconter ? Ce n'étaient que les délires d'un esprit dérangé.
- Je présume que, sur la lune Emeraude, les Mentors sont l'équivalent des inquisiteurs, réplique sèchement la jeune femme.
- Prenez garde ! Vous n'êtes pas en position de faire de l'ironie facile !
- Alors cessez de m'interrompre.
- Continuez ! ordonne l'homme sur un ton menaçant.
- Geail s'est endormi. J'ai défait mon étreinte et je me suis levée. J'ai enfilé des vêtements noirs et des bottines souples. J'ai quitté discrètement la maison, et je suis partie à pieds. Pas question de prendre un fiacre. Et puis, le Saint-Office n'est qu'à un quart d'heure de marche de chez moi. Il n'y avait personne dans les rues, à cette heure de la nuit, couvre-feu oblige. Même pas les hommes de la Sainte-Vigilance. Je n'ai croisé aucune patrouille, il faut croire que la chaleur les avait dissuadés d'abandonner leurs bocks de bière bien fraîche !
Sizsi cherche une réaction sur le visage de l'homme une réaction mais l'inquisiteur ne relève pas son allusion à l'incurie des gardes chargés de faire respecter le couvre-feu. Elle reprend son récit :
- Je suis arrivée sur l'arrière du Saint-Office. Il y a, sur la droite, une porte basse qui n'est jamais surveillée. Je suis rentrée par là dans le bâtiment.
- Cette porte est verrouillée, non ? Enfin, elle l'était, mais au matin, le gardien l'a trouvé ouverte, sans qu'elle ait été forcée. Comment vous y êtes-vous prise ? Vous aviez un complice ?
- C'est ça, un complice.
- Son nom !
- Bilbo quelque chose. J'ai fait sa connaissance au bal des Fleurs et je l'ai séduit. Je lui ai promis que je coucherais avec lui s'il me laissait entrer.
L'inquisiteur la gifle à la volée. Elle pousse un cri de douleur et de surprise mais ne porte pas la main à sa joue cuisante.
- Petite garce ! crache l'Inquisiteur. Ne me prends pas pour un idiot ! Pas la peine de vérifier si ce Bilbo existe... nous avons un dossier complet sur toi, comme sur tous les sujets de l'Empire. Pas un seul de leurs faits et gestes, de leurs paroles et même de leurs pensées ne nous est caché ! La paix du Saint-Empire est à ce prix. Les secrets nuisent à la pureté ! Ainsi le Saint-Prétoire sait parfaitement qui, ou plutôt, ce que tu es, Sizsi Mateï. Mais tu as franchi la limite ; le rang de ton père ne te protège plus désormais.
La jeune femme baisse les yeux et fixe, maussade, la chaîne qui relie ses poignets. Elle comprend à cet instant qu'on ne la laissera jamais utiliser son pouvoir pour s'évader. Les agents du Saint-Prétoire savent. Comment ces fouines ont-elles appris que la fille unique du Conseiller Mateï a ce quelque chose de plus qui fait de son détenteur un danger pour la société, selon ces maudits, bien sûr ? Qu'importe ! Elle ne s'est jamais servie de son don jusqu'à deux nuits plus tôt, pour tenir sa folle promesse à Geail. A part pour quelques amusettes, quelques farces innocentes...
Par la pensée, Sizsi manœuvre le mécanisme qui ferme les bracelets de bronze. Ceux-ci s'ouvrent avec un déclic sec et libèrent ses poignets meurtris. L'Inquisiteur s'empare de la chaîne avec un cri de triomphe. Il examine attentivement les ardillons puis s'exclame :
- Remarquable ! On ne distingue rien. C'est donc ainsi que tu as ouvert la première porte, puis les suivantes, jusqu'à celle du cabinet du Grand-Officiant et, pour finir, les nombreuses serrures de l'Armoire Sacrée.
- Oui, reconnaît-elle.
Sizsi a perdu toute combativité. Les Dés sont lancés et ont exposé leur face noire. Mais l'homme n'en a pas fini avec elle.
- Comment as-tu su que l'Armoire contenait de l'Eau Divine ?
Elle hausse les épaules avec fatalisme.
- Ca me semblait évident que le Grand-Officiant conservait les précieuses fioles dans son bureau. Et si je n'y avais rien trouvé, je serai allé fouiller ailleurs, dans sa chambre, ou dans les caves, jusqu'à ce que je les déniche. Mais quand j'ai vu ce gros coffre avec toutes ses ferrures, j'ai su que c'était là-dedans qu'il les gardait à l'abri. Je n'ai pris qu'un flacon, j'espérais que personne ne s'en apercevrait.
L'enquêteur soupire, comme un père excédé par les sornettes de son enfant.
- Les fioles sont comptées chaque matin. Et nous avons des chiens renifleurs, l'ignores-tu ? Nous avons remonté ta piste. Où as-tu caché la fiole que tu as volée ?
Sizsi enserre son torse de ses bras nus et glacés. Des larmes coulent soudain sur ses joues pâles. La tristesse et la peur l'envahissent mais un peu de joie se mêle à ses pleurs.
- J'ai réussi quand même, oppose-t-elle à l'homme qui la toise.
- Réussi quoi ? A te faire arrêter, jeter au cachot, menacer de la torture, et bientôt juger et condamner. Il n'y a pas de quoi pavoiser. Dis-moi où est la fiole et tu bénéficieras de l'indulgence du Grand-Préteur, les travaux forcés au lieu de la mort.
Sizsi se force à sourire. Le souvenir de Geail l'y aide. Son sourire s'agrandit et déconcerte l'inquisiteur. Il fronce les sourcils.
- Je ne peux pas vous la restituer, sieur, j'en ai fait boire le contenu à Geail.
- Mais tu n'as pas idée de la valeur de l'Eau Divine, espèce de femelle stupide ! Tout un flacon pour un pauvre fou qui se prenait pour un oiseau !
L'inquisiteur s'étouffe presque de colère. Il va devoir rendre des comptes sur la perte de cette fiole. Le liquide mystérieux qu'elle renfermait a nécessité plus de mille heures de distillation, de décantation, et de clarification, sans parler des plantes rares qui entrent dans la préparation.
La jeune femme éclate de rire devant la mine de son persécuteur.
- Le Grand-Officiant atteint les cieux lorsqu'il avale l'Eau Divine au cours des Hautes Liturgies. Geail ne voulait que retourner sur la lune Emeraude. Quand je suis rentrée à la maison, je suis allée aussitôt dans notre chambre. Il n'y avait pas de temps à perdre. Je l'ai secoué un peu pour le réveiller mais il m'a fallu pratiquement le porter jusqu'à la fenêtre. Oh, il n'était pas bien lourd. La lune nous regardait, parfaitement ronde, d'un vert profond, auréolée de nacre. J'ai chuchoté à Geail : ‘Mon amour, bois cette Eau Divine, elle te redonnera tes ailes.' Il m'a souri, ô dieux, qu'il était beau, en cet instant, comme au premier jour de notre rencontre. Je lui ai fait boire l'Eau. Il a regardé la lune Emeraude, il a tourné la tête vers moi, puis à nouveau vers la lune. Il s'est mis à fredonner un air que je ne connaissais pas. Ca a duré quelques minutes puis un grand frisson a agité tout son corps. Il m'a regardé une dernière fois, son visage était radieux, comme celui du Grand-Officiant lorsqu'il est en extase, mais tout de même plus beau. Il a dit : ‘Je vais prendre mon envol, Sizsi, viens avec moi, mon amour !' Il m'a pris dans ses bras et nous nous sommes embrassés. Il y avait encore quelques gouttes d'eau Divine sur ses lèvres... Il a déployé ses ailes et nous nous sommes envolés vers la lune Emeraude. Nous sommes montés, plus haut, toujours plus haut, à travers l'air tiède de la nuit. C'était stupéfiant. Je n'avais jamais éprouvé de telles sensations, la liberté, l'authenticité, l'invulnérabilité, l'énergie, toutes les possibilités à portée de main. J'ai entendu le rire des dieux !
La jeune femme se tait brusquement. L'homme reste silencieux et la considère avec gravité. Elle soupire puis achève sa confession :
- Quand je suis revenue à moi, c'était le matin. La lune Emeraude n'était plus visible. Nous étions allongés sur le plancher, Geail me serrait toujours entre ses bras. J'ai su tout de suite qu'il était mort. Mais la félicité peinte sur son beau visage m'a payée de toutes mes peines. Il est retourné chez lui. Maintenant, vous pouvez faire de moi ce que vous voulez. Ca n'a aucune espèce d'importance. »