THEATRE : Là où la mer tombe...

Publié le par Aelghir

 

 

TRAGEDIE EN UN ACTE

PERSONNAGES : LA REINE, LE ROI, LES DEVINS

 

 

La reine :

Ô mon royal époux, que vaut-il d'être reine
Pour succomber ainsi sous le faix de ma peine ?
Seule et de noir vêtue, je hante au long du jour
Les roides escaliers jusqu'aux sommets des tours.
La nuit aussi me voit silencieuse et avide
Plonger mes yeux fiévreux dans l'affliction du vide.


Le chœur des devins :

La reine tord ses mains. Elle répand ses larmes.
Le roi a convoqué les grands maîtres des charmes.


Le roi :

Ô ma reine, ma mie, votre douleur est mienne.
Elle broie mon esprit, cette féroce chienne.
Cependant je suis roi et dois censurer mon cœur.
Mon peuple me veut fort, je retiens donc mes pleurs
Car la voie du devoir est la seule qu'un roi
Peut fouler sans faillir. Telle est la noble loi
Qui me donne le droit de gouverner les hommes
Et d'être l'absolu de ce puissant royaume.


Le chœur des devins :

La reine pleure et gémit, elle maudit les dieux.
Le roi a ordonné qu'on questionne les cieux.


La reine :

Ô seigneur souverain ! Ô roi de droit divin !
Votre glorieux labeur ne sera-t-il pas vain ?
A qui lèguerez-vous vos orgueilleux domaines ?
Le sort commun à tous, sans amnistie nous mène
A nous coucher, glacés, auprès de nos ancêtres.
Les fumées de l'encens, les prières des prêtres
Vous enseveliront dans l'oubli de la mort.
Mais nul fils déférent n'honorera ce corps
Tordu par l'agonie et rongé par les vers.
Rendez-moi mon enfant ! Sauvez-moi de l'enfer !


Le chœur des devins :

La reine oublie son rang, elle n'est plus qu'une mère.
Elle griffe son sein et d'une voix amère
Reproche à son époux l'irréparable deuil
Dans lequel l'a plongée son infini orgueil.


Le roi :

Ma dame, je pâtis des cruelles paroles
Prononcées contre moi. Et je ne sais quel rôle
Vous voulez m'assigner dans cette tragédie
Qui nous frappe tout deux, ne vous l'ai-je pas dit ?
Toutefois à mes yeux, un grand chagrin excuse
Les propos infamants par lesquels on m'accuse.
Je ne me confonds pas en vains gémissements
Je convoque ! J'agis ! J'ordonne que céans
Soient rassemblés tous ceux qui font métier de lire
Présages et signaux, passé et avenir !


Le chœur des devins :

Nous avons obéi, nous sommes accourus,
Délaissant les avens, les places et les rues
Lieux où nous pratiquons nos talents avérés.
Des prodiges certains, ô reine, vous verrez.
Nous lirons les soleils, les entrailles, le vol
Des vautours et des oies, le marc au fond du bol,
Les crottes de souris, le trident des éclairs.
Pour nos yeux pénétrants, tous les signes sont clairs !
Nos cœurs se sont émus du poids de votre peine.
(Et grâce à ce bon roi, nos bourses seront pleines !)


La reine :

Qui sont ces étrangers, vêtus d'oripeaux sombres,
Aux rictus effrayants et aux regards pleins d'ombre ?
Que veulent-ils de moi ? Que prétendent-ils faire ?
Leurs cris sont dérangeants. Qu'on les fasse donc taire !


Le chœur des devins :

Ô reine, nous voilà vos humbles serviteurs.
(Et votre époux contrit est notre débiteur).


Le roi :

Ma mie, écoutez-moi. Ce sont des astrologues
Qui vous révèleront sur quel océan vogue
La nef où embarqua le prince notre fils.
Ils démantèleront le traître maléfice
Qui le tient éloigné depuis plus de trois ans.
Leurs sorts me coûtent chers et seront donc puissants !


Le chœur des devins :

Nous verrons, nous voyons, nous avons vu, nous vîmes
Des navires voguant sur de sombres abîmes.


La reine :

Sur l'immense océan ! Sur un gouffre sans fond !


Le roi :

(Ne se rendent-ils pas compte de ce qu'ils font ?)


[à la reine]
Les voyants sont obscurs, ne soyez angoissée.
Laissons-les dévider tous les fils du passé
Et démêler ceux-ci des boucles du présent.

[aux devins]
Voilà des mots affreux. Mais prenez donc des gants !
La reine attend de vous des visions apaisantes
Et non le cauchemar de cette nef errante,
Ballottée par les flots, de partout prenant l'eau.


[à la reine]
Le monde est si grand et les cieux sont si hauts
Qu'il faut beaucoup de temps (sans parler de l'argent)
A ces hommes versés pour retrouver nos gens.
Notre fils n'est pas seul, une armée l'accompagne.


La reine :

Vous le savez fort bien ! Cette folle campagne,
Vous l'avez seul voulue pour votre seule gloire,
Pour qu'au noble fronton du temple de l'histoire,
Votre nom soit gravé en lettres majuscules.


Le chœur des devins :

Le roi tend ses deux mains mais la reine recule.
L'absence de son fils a éteint la tendresse
Pour l'époux arrogant qui, malgré sa détresse,
A envoyé l'enfant sur des mers inconnues.
Le courageux garçon n'est jamais revenu.
Aucun des dix bateaux n'a regagné le port.
Allons, frères, allons, lançons, jetons nos sorts,
Comme de grands filets sur les mers et les îles.
Capturons dans nos rets la moindre émanation,
Le plus petit soupçon et sans hésitation,
Découvrons le parcours des nefs évanouies
Sur les liquides voies des océans inouïs.
Suivons le fil d'argent des sillages fantômes.
Dessinons en esprit le parcours de ces hommes
Qui pour complaire au roi, ont armé dix vaisseaux,
Et sont partis, vaillants, confiants et un peu sots
Conquérir en son nom des territoires vierges.
La reine eut beau prier et allumer des cierges,
En appeler aux vents, Aquilon et Borée,
Implorer les Esprits puis tous les abhorrer,
Les dix royales nefs se sont perdues en mer,
Sur des récifs mortels, dans des gouffres amers.
Mais donnons de l'espoir à cette pauvre femme,
Que nos divinations entretiennent la flamme
Qui brûle pour ce fils unique et tant aimé.
(Tout en alimentant nos ventres affamés !)


Le roi :

Ecoutez leurs avis et leurs sages conseils.
Ils lisent l'avenir, parlent avec le ciel.
Ils sauront ramener notre fils à bon port.
Ne doutez pas qu'il est bien vivant et non mort.


Le chœur des devins :

(Forçons notre talent, cela en vaut le coup.
Car nous ne voulons pas qu'on nous coupe le cou,
Soyons donc convaincants, paraissons sûrs de nous.)
Déesse de splendeur, nous plions les genoux.
Devant tant de faveur, nous sommes confondus.
Posez votre question, la vérité est due
A celle dont l'enfant est notre futur roi.


La reine :

Devins, je veux savoir si mon fils est la proie
De l'ombre ou de l'effroi, si je dois espérer
En un heureux retour, ou si je dois errer,
Cœur et âme blessés, jusqu'à ce que la mort
Vienne enfin apaiser mes lancinants remords.

 

Le roi :

Répondez sans détours et par des mots choisis
Montrez-vous rassurants. Son fils est-il en vie ?


Le chœur des devins :

Frères, fermons nos yeux. Comme l'oiseau marin
Qui frôle l'océan, ayons un cœur d'airain.
Sans escale volons, surprenons par les yeux
De nos esprits aigus ce que cachent les dieux.
Voyez, voyez, voyez ! Nous voyons ! Nous voyons
Les fluides étendues, les marines régions.
L'Océan infini nous attire vers lui.
Sur sa mouvante peau, le soleil ardent luit.
Ses rayons incisifs illuminent les voiles
Des dix vaisseaux royaux que guident les étoiles.
A la proue, un marin, un jeune capitaine,
Le prince, votre fils, ô notre souveraine !
A ses ordres précis, les marins obéissent
Les courants et les vents leur sont des plus propices.
Des terres sont en vue, quelques îles désertes,
Véritables joyaux, luxuriantes et vertes.
De l'or à profusion, du bois noir et précieux,
Des perles sans défaut scintillant sous des cieux
Indigo et profonds comme au début du monde.


Un devin : (d'une voix tremblotante et aiguë)

Qui a donc inventé que la Terre était ronde !
Ah ! Mes frères, je vois... Que voyez-vous, mes frères ?


Les autres devins :

Sombre idiot, fier crétin, mais vas-tu donc te taire !
Cesse tes simagrées, mais à quoi donc tu penses ?
Tes élucubrations font fuir la récompense.


Le devin : (d'une voix toujours tremblotante et plus aiguë encore)

Ce vacarme soudain qui emplit mes oreilles
N'est pas dû, je le sais, à la dive bouteille.
C'est le bruit terrifiant de nombreuses cascades.
En vain on chercherait une ultime parade.


Le roi :

Quel est le démon qui parle par sa bouche ?
Il bave et se raidit, il gesticule et louche.


La reine :

Est-ce la vérité qui jaillit de sa bouche ?
La peur me rend soudain plus raide qu'une souche.


Le chœur des devins :

N'écoutez pas ce fou. C'est un vrai lunatique !
Il fait l'intéressant. (Nous perdrons tout le fric !)


Le devin : (d'une voix toujours etc...)

Les courants sont puissants et tirent les bateaux
Jusqu'à l'extrême bord où s'engouffrent les eaux.
Que je sois aveuglé ! Effroyable vision !
Sans pouvoir réagir ils franchissent l'horizon.
Sans y croire leurs yeux voient là où la mer tombe
Dans le gouffre infini, là est l'amère tombe.


Le chœur des devins : (sur un ton désabusé)

Terrassée par l'horreur, la pauvre mère tombe.


La reine :

Mon fils, je te rejoins dans la nuit de la tombe.


Le roi :

Je porterai le deuil de ces deux innocents.
Mes frissonnantes mains ont trempé dans leur sang.
Les dieux justes ont vu toute ma présomption.
Mon orgueil a voulu supplanter les nations.
Je paie de mon bonheur une inutile gloire.


Le chœur des devins : (sur un ton encore plus désabusé)

Et nous, on ne nous sert pas même un coup à boire !

Publié dans Théâtre

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S
Au fait, me trompè-je ou n'ai-je point senti au détour de ton ouvrage une certaine affection pour Racine ? (le choeur, les souverains "barbares", le sujet, tragique...).<br /> <br /> Encore mes félicitations, il n'est pas si aisé de faire un "remplissage" fluïde.<br /> <br /> Tu as écrit une pièce en 5 actes et tu l'as perdue ?!?!?!<br /> <br /> C'est une erreur, UNE FAUTE, UN CRIME ! (impardonnable...)<br /> <br /> Bonjour au fait, et pis au revoir...
Répondre
A
<br /> <br /> Racine et puis Corneille ont bercé mes années de lycée.<br /> Ben oui, erreur tragique voire pathétique<br /> <br /> <br /> Bonjour, bonsoir et à plus !<br /> <br /> <br /> <br />
S
Bon, je ne vais pas me faire que des copains, il y a deux ou trois alexandrins de 13 pieds et 1 de 11... une rime qui manque (île) ; à part ça, super boulot.
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A
<br /> Salut, Salem, ça va ? Non, non, pas de problème,<br /> Je ne vais pas bouder pour un point justifié<br /> Ni maudire et gémir, pauvre poète blême,<br /> Je crois qu'à toi, matois, on doit pouvoir se fier.<br /> <br /> <br />
H
Bonjour, Ajmone.<br /> Je ne dirai qu'un mot: bravo.<br /> J'me sens tout p'tit avec mon "Un brin de théâtre" , quoiqu'il ne soit qu'amusement de ma part.<br /> J'ai perdu, sur mon blog: répondre au commentaire. Du coup, sans le vouloir, je me suis répondu. Suis nul. Mais, ça fera peut-être monter mon blokrank!<br /> Et puis, j'aurais le plaisir de me relire!<br /> Par contre, je dirais, en réponse à ton comm: ciel, tu m'as reconnu. Tu tiens un s'coupe: Donald et Ferré, c'est kif kif ma mère l'oie.<br /> L'ébruite pas, ça me ferait trop de pub, et ma modestie en souffrerai.<br /> Sourires joyeux par une matinée frileuse.<br /> A+
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A
<br /> Merci beaucoup.<br /> <br /> Cette scène, je l'ai écrite pour une joute littéraire dont le sujet était "Là où la mer tombe...".<br /> je me suis bien amusée, surtout avec les devins.<br /> <br /> J'avais jadis écrit une tragédie en 5 actes et en alexandrins, lorsque j'étais en terminale (particulièrement pendant les cours de philo) mais je l'ai perdue.<br /> <br /> Je ne dirai rien sur ton secret : Botus et mouche cousue !<br /> <br /> A un de ces quatre, Donald Ferré.<br /> <br /> <br />
S
Bonsoir Ajmone, une pièce théâtrale très intéressante, je voudrais la publier dans le fourum et bien sûre tu peux y participer, je métrerais le lien de ton blog, je voudrais moi aussi publier des pièces théâtrales que ça soit des grands auteurs ou personnels, surtout n'hésite pas d'aller vers les autres pour qu'ils viennent commenter sur tes articles et découvrir ton blog, merci d'avoir choisi ma communauté, bonne continuation<br /> Samia
Répondre
A
<br /> Pas de problème pour la publier dans le Forum. Faire une place au théâtre, rimé ou non, c'est une bonne idée : Pièces entières, scènes ou scénette, sketch, extraits de pièces d'auteurs céllèbres<br /> qui nous ont particulièrement plus.<br /> <br /> Et j'ai déjà lu et apprécié des poèmes au sein de la communauté.<br /> <br /> <br />