Publication : Les Chroniques du Protecteur
Voici la couverture de mon nouveau roman.
La quatrième de couverture :
Cette chronique relate la lutte sans merci que se livrent les Puissances Bienveillantes et les Forces Obscures par l'entremise d'humains, pions plus ou moins consentants dans un jeu d'échecs qui les dépassent.
L'histoire d'un prince vaurien choisi par la Lumière pour combattre l'Ombre y est racontée à plusieurs voix : la sienne, souvent révoltée ; celle, plus posée, d'un homme mort cent années auparavant ; celle, bouleversante, d'un jeune guerrier au charisme puissant ; celle du frère aîné de l'adolescent devenu chef d'armées et, enfin, la voix passionnée d'une belle Trouvère.
Bien sûr le thème de la lutte du bien et du mal est classique en Fantasy. Mais j'ai choisi plusieurs personnages pour raconter cette histoire chacun prenant son tour. Et j'ai privilégié les coups de théâtre et le suspense.
voici le 1er chapitre
UN PRINCE
L |
a voix impérative de Sire Blanchered, mon père, retentit dans le petit bois en contrebas du château. Il savait que j’affectionnais ce lieu. J’en avais fait mon refuge et m’y rendais souvent après mes escapades nocturnes. Je m’interrogeai sur la raison qui pouvait bien pousser le Roi-Lige de Tarrabone à se mettre en personne à la recherche de son plus turbulent enfant.
Je passai en revue les tours pendables que j’avais commis depuis ma dernière punition, le plus souvent en compagnie de chenapans de mon acabit, des fils de vassaux mal dégrossis. Je m’arrêtai rapidement sur le dernier en date, friponnerie à laquelle, cette fois, je m’étais livré en solitaire. Je m’étais glissé, accoutré en fille, dans la partie du château réservée aux femmes, avec l’intention de semer la panique dans ces lieux douillets. Mais j’avais été découvert par une accorte servante et ainsi, terminé la nuit de la plus plaisante des façons. Par une agréable coïncidence, son lit était aussi celui de sa charmante maîtresse.
En cette douce fin de matinée, j’étais donc perché tout en haut de mon arbre favori, un chêne centenaire. Les membres alanguis par mon aventure de la nuit précédente, les yeux mi-clos, un sourire sans doute niais aux lèvres, je me remémorais les cajoleries que les deux belles m’avaient dispensées jusqu’au petit matin.
Je me demandai comment mon père avait pu apprendre mes récents exploits. Et surtout, quel châtiment il comptait m’infliger. Tout Prince que j’étais, et le préféré de mon père, j’allais sans doute tâter du fouet. Que son fils culbute les servantes du château, de jeunes paysannes ou des filles de joie importait peu à Sire Blanchered, mais qu’il agisse de même avec des femmes de haut lignage ne lui pouvait agréer.
— Kennan !
Tarder à répondre ne ferait qu’aggraver mon cas. Avec un profond soupir, je me laissai glisser le long du tronc rugueux et j’atterris en souplesse dans l’herbe au moment même où mon père parvenait à grands pas dans la clairière. Je me redressai et soudain intimidé, me figeai. Pour qui me connaît, une telle réaction de ma part pourrait sembler inconcevable. Mais mon père n’était pas seul. La tenue austère de l’homme qui l’accompagnait l’identifiait à un Leude, l’un de ces combattants d’élite au service de l’Ordre. Sur la cotte de maille, il portait la longue tunique brune fendue devant et derrière pour monter plus commodément à cheval. Sa présence auprès de Sire Blanchered n’aurait pas dû m’étonner. Comme tous les Rois-Liges, mon père devait hommage au Fondateur et s’en trouvait fort bien, ainsi que ses sujets. L’Ordre n’assure-t-il pas, depuis plus de cent années, la protection spirituelle et, conjointement avec les armées régulières, la protection militaire des Dix Royaumes ?
Pourtant, ce matin-là, dans le petit bois humide de rosée, je pressentis un changement majeur dans mon existence. Un Leude s’était déplacé jusqu’à moi. Mes pensées tournaient follement autour de ce que, comme tout un chacun, je savais au sujet de l’Ordre. Le Primat recevait une vision, attribuée au Fondateur, lorsqu’il convenait de requérir un futur dignitaire. Qu’il s’agisse d’un futur Leude ou d’un futur Vénérable, administrateur et érudit, le Grand Maître de l’Ordre dépêchait à sa recherche celui qui le formerait ensuite à ses hautes responsabilités. Et voilà que se tenait devant moi, me jaugeant du regard, l’un de ces guerriers de légende !
Mon père examina d’un œil critique mes habits déchirés, mes jambes nues chaussées de bottes qui avaient manifestement connu des jours meilleurs et les longues mèches brunes emmêlées qui mangeaient mon visage. Avec une affection exaspérée, il me présenta à son compagnon impassible :
— Ce rustre est le Prince Kennan, mon plus jeune fils, Leude Carmoguy.
J’osai enfin regarder en face l’hôte de mon père. Nos regards se lièrent. Ce fut à cet instant que je sus avec certitude qu’il était vraiment venu pour moi.
Je vis un homme fait, âgé d’une trentaine d’années, au corps tout à la fois puissant et souple. Ses cheveux blonds contrastaient avec les iris très sombres de ses yeux énigmatiques. Il m’apparut redoutable comme doit l’être un Archange.
Moi, j’étais un garçon dégingandé mais aux épaules déjà larges. On disait que je ressemblais à ma mère disparue trop tôt, la remarquable Lisène de Denmarra. Pourtant, je ne me trouvais pas vraiment beau. Je jugeais ma bouche trop grande, sans parler de l’arête de mon nez déviée par une fracture récoltée au cours d’une bagarre de rue. Mais les bardes n’allaient pas tarder à célébrer mes yeux, les comparant à l’amande par leur forme et leur couleur.
— Leude Carmoguy, êtes-vous bien sûr qu’il s’agit de celui-ci ?
Dans la voix de mon père, j’identifiai une vibration confuse de fierté et de peur.
— Il ne peut y avoir de doute, Sire Blanchered. Les visions sont toujours précises. Votre fils a été désigné pour devenir un Leude. La Lumière est sur lui.
Une brève incrédulité me coupa le souffle. Mais presque aussitôt, ma poitrine se gonfla sous le coup d’un émoi complexe. Je n’avais jamais envisagé l’idée que le Fondateur puisse poser sur moi son regard éthéré, et, quant à l’Ordre, je m’attachais plus souvent à railler son austérité qu’à souhaiter rejoindre ses rangs. Néanmoins, j’éprouvai de la fierté à l'idée d’être distingué parmi tous les jeunes hommes. Je soutins le regard du Leude et je me persuadai de l’évidence de ce choix. J’acceptai que me soit imposée une charge à laquelle je n’avais pas songé un seul instant. Sur le moment, cela ne me parut pas étrange. Maintenant, je m'interroge sur la facilité avec laquelle, ce jour-là, le Fondateur m’a embobiné.
Mon père posa ses larges mains sur mes épaules et me fixa dans les yeux. Pour la première fois, je m’aperçus que ma taille dépassait la sienne. Il me sourit.
— Mon cher fils, le Leude Carmoguy est le messager de la Convocation du Fondateur au sujet d’un Prince de Tarrabone. Il sera ton maître.
Une étrange et délicieuse souffrance me poignarda au creux des épaules. La Convocation du Fondateur… Parmi des centaines de milliers, j’avais été élu ! Je ne me sentais pas aussi surpris que j’aurais dû l’être. Était-ce par conviction intime ?
Fort heureusement, le Fondateur avait décidé de faire de moi un Leude. Je ne pouvais même pas m’imaginer revêtu de la longue robe violette d’un Vénérable, penché sur les écrits sacrés ou des livres de comptes. Les études n’avaient jamais été mon fort et je savais à peine lire.
Je dévisageai Artan Carmoguy. Il me rendit mon regard. Ses yeux sombres m’examinaient sans parti pris et ne manifestaient qu’un intérêt distant. Je regardai ensuite mon père. Je n’étais que le plus jeune de ses enfants et, objectivement, plus une charge qu’un bienfait. Pourtant, il me portait une profonde tendresse malgré le peu de sérieux que je mettais à toutes les affaires de l’existence et ma propension à semer la pagaille. La crispation de sa bouche trahissait la tristesse qu’il éprouvait à l’idée de notre proche séparation mais je découvris aussi sur ses traits de l’étonnement devant le choix du Fondateur. Aussitôt, je mis un genou en terre devant lui, mais aucune humilité n’entrait dans mon geste.
— Ne doutez pas de moi, mon père ! Si le Fondateur m’a convoqué, c’est qu’il m’en juge digne. Je m’amenderai et vous ferai honneur. Votre bénédiction, Sire Blanchered !
Posant sa main droite sur ma tête inclinée, il me bénit puis me releva et me serra entre ses bras.
— Leude, quand comptez-vous quitter Zessiah ? demanda-t-il ensuite.
Le grand guerrier inclina la tête et répondit de sa voix profonde :
— Dès que possible, sire.
Le parfum des buissons fleuris émaillant le sous-bois ne m’avait jamais paru aussi suave.
Le lendemain, Artan Carmoguy s’éloigna vers le sud, escorté par quatre Cavaliers de Zessiah mis à sa disposition par Sire Blanchered. Le Primat avait profité de son déplacement pour lui confier l’inspection des défenses du Royaume, tâche à laquelle l’Ordre était tenu selon la stricte règle édictée par le Fondateur. Le Leude passa donc quatre jours à chevaucher, principalement le long des côtes. Il vérifiait sans doute l’état des môles fortifiés et des tours à feu. J’estimai qu’il aurait pu me proposer de l’accompagner dans sa tournée, mais ce fut à peine s’il m’accorda un regard avant de sauter en selle.
Je résistai une longue journée et une nuit entière avant de courir retrouver mes compagnons de frasques. Ils ne voulurent pas croire en ma bonne fortune et nos retrouvailles se conclurent par une pluie de horions. Je regagnai le château et m’enfermai dans ma chambre, le temps que ma lèvre désenfle. À la faveur de cet isolement volontaire, je fis un retour sur moi-même. Je compris que ces garçons n’étaient en fait que des amis de circonstance. Seule la volonté de nous amuser aux dépens des bonnes gens nous avait réunis. Leur réaction jalouse me prouva que je n’avais plus rien à voir avec eux. Quelques heures suffirent à l’adolescent que j’étais alors, instable et capricieux, mais conscient de la valeur de sa race, pour se convaincre que son avenir, c’était l’Ordre.
À mes propres yeux, je devins, pas tout à fait encore le parangon des vertus viriles, mais à tout le moins, un guerrier bientôt exemplaire. Je tournai le dos au vaurien que j’avais été sans vergogne avant que Carmoguy ne survienne dans mon existence. Cela peut sembler étrange de la part d’un Prince jusqu’alors uniquement préoccupé de la satisfaction de ses désirs. Je ne me posais pas la question. Mon attitude était peut-être, après tout, dans le droit fil de ma vie d’insouciant jouisseur. Je relevais un défi qui allait me porter sur le devant de la scène mais je n’en mesurais pas les incidences. En fait, je n’avais aucune vision réaliste de ce qui m’attendait, aucune idée de ce que me réservait mon apprentissage de Leude. Ma conception de l’Ordre s’entachait de romanesque. Je n’avais, et pour cause, jamais lu quelque roman que ce soit mais j’avais entendu les Trouvères chanter les louanges des plus grands guerriers avec toute l’exagération que suppose la poésie. Plus tard, grâce aux leçons d’Artan Carmoguy, j’ouvris un ou deux de ces livres qui narraient en termes lyriques les aventures de Leudes imaginaires. J’y décelai la même naïveté dont je faisais preuve, enfermé dans ma chambre, dans l’attente du retour du Leude. Mon amour-propre me persuadait que la route qui m’attendait était jonchée de pétales de roses. Je voulais ignorer que les roses, même les plus belles, avaient des épines.
Je ne revis pas Artan Carmoguy avant la veille de notre départ. Mon père avait projeté, pour le jour où j’accèderais à la majorité, une fête qui resterait fameuse dans les annales du Royaume mais le Fondateur en avait décidé autrement. L’instruction d’un Apprenti durait deux années et il y avait fort peu de chances que je revienne en Tarrabone avant qu’elle ne soit terminée.
. Mais il s'en fallait encore de trois mois avant que j'atteigne mes dix-sept ans. Dès que mon père sut que j’allais le quitter pour longtemps, il envoya des messagers à tous ses vassaux pour les convier à un banquet. Ceux qui purent se déplacer vinrent en nombre, car les festins du Roi de Tarrabone étaient réputés. La salle, malgré ses proportions hors du commun, était donc pleine à craquer et bruyante à souhait. Mon père plaça le Leude Carmoguy à sa droite pour honorer en sa personne, et l’homme et l’Ordre. Moi-même, j’occupai le siège à sa gauche, reléguant mon frère Darmyd à une place moins en vue. Son air renfrogné exprimait son peu de goût de la chose. Je notai aussi les nombreux regards incrédules qui s’attachaient à moi. Un sourire étira mes lèvres.
A la vitesse de l’éclair, la nouvelle s’était répandue dans le château et dans la ville. Le Primat avait eu une vision, il avait envoyé un Leude, pas n’importe lequel, Artan Carmoguy en personne, qui avait désigné le chenapan comme étant un élu de la Lumière ! Incroyable ! L’information avait été tournée en dérision. Je pouvais presque entendre leurs pensées.
« Ce garnement toujours prêt aux pires bêtises, sans cesse à traîner avec les fripons et les indociles, qui sait à peine lire son nom et encore moins l’écrire, qui fait le coup de poing comme un portefaix dans les tavernes les plus mal famées ! Comment une telle chose pourrait-elle être possible ? »
Je soutins les regards qui me scrutaient, m’amusant à décrypter les spéculations dédaigneuses qui agitaient les voyeurs. Mais j’adoucissais mes prunelles lorsqu’elles croisaient celles des dames et des demoiselles qui étaient nettement plus indulgentes à mon égard que leurs maris ou leurs pères. A un moment, mes lèvres dessinèrent un discret baiser à l’adresse de la charmante hôtesse qui m’avait accueilli dans sa couche, la nuit précédant l’arrivée de Carmoguy. Puis je souris à mes deux autres frères et à ma sœur, installés sur le côté droit de la tablée. Iain et Unulf me dédièrent une grimace un peu crispée. Leur coutumière condescendance me parut nuancée d’agacement. Peut-être s’accommodaient-ils mal du choix du Fondateur ? Aricia, quant à elle, répondit à ma joie avec plus de chaleur. Elle éprouvait pour moi une tendresse complaisante. Ses yeux, aussi noirs que ceux de notre père, dénotaient sa vivacité d’esprit. Je remarquai avec amusement qu’ils se dirigeaient souvent vers Artan Carmoguy. Mais le Leude semblait n’avoir pas remarqué son intérêt.
Ce soir-là, j’avais enfin l’air d’un Prince et c’était à cause d’Artan Carmoguy que je m’étais mis en frais. Le regard presque indifférent qu’il m’avait posé sur moi, lors de notre première rencontre, avait mis un terme à tout un pan de ma jeune existence. Dans quelques heures, j’allais devenir son Apprenti. En vérité, je ne pouvais rester vêtu comme un rustre, ni continuer à me conduire selon mes détestables habitudes.
Je m’étais lavé, étrillé même. J’avais démêlé et coiffé mes longs cheveux, jusqu’à leur donner la texture et la brillance d’une soie obscure et je les avais nattés à la montagnarde. Puis j’avais revêtu une tunique mi-longue dont la nuance répondait à celle de mes yeux, sur des chausses gris argent. Mes pieds étaient chaussés de bottes neuves qui me comprimaient les orteils. Je voulais apparaître plein d’assurance et j’y parvenais plutôt bien. Avant même d’avoir consommé nos bons vins de Sélignan, je me trouvais dans un état d’euphorie extrêmement agréable.
Lorsque tout le monde fut installé, mon père se leva pour porter un toast. Le silence s’imposa rapidement autour des longues tables disposées en U. Il ne parla pas tout de suite, comme si l’émotion étreignait sa gorge, mais je crois plutôt qu’il laissait les mots mûrir en lui.
— Gentes dames et dignes seigneurs, mes amis, je vous ai réunis autour de moi et des miens pour célébrer un évènement ô combien particulier. Tarrabone est doublement honorée en ce jour. La venue du Leude Carmoguy suffirait à nous combler, n’est-il pas à juste titre renommé parmi les dignitaires de l’Ordre? A l’instar de ses pairs, c’est un guerrier accompli, un sûr rempart contre la barbarie qui sévit aux Marches des Dix Royaumes. Qui plus est, nul n’a oublié ses hauts faits au cours de la guerre contre les sauvages Jotuns, ces immondes barbares nourris au sang caillé, ou encore l’aide qu’il nous a apportée lorsque les pirates des Îles Brumeuses ont déferlé sur nos côtes. Grâce à son insigne vaillance, nous avons taillé les premiers en pièces et rejetés les seconds à la mer.
Sire Blanchered leva haut sa coupe et but son contenu avant de s’incliner devant le Leude. A travers le guerrier, le Roi-Lige confirmait son allégeance à l’Ordre. Les convives poussèrent un vivat sonore et à leur tour, lampèrent le bon vin grenat. Je ne fus pas en reste. Mon père fit à nouveau remplir les coupes et se tourna vers moi. Son sourire s’illuminait de tendresse.
— Mes amis, réjouissez-vous avec moi car un autre grand honneur m’échoie aujourd’hui. Le Primat a envoyé vers mon fils Kennan le Leude Carmoguy, en tant que messager de la Convocation du Fondateur. Oui, la Lumière est sur Kennan.
Le souverain confirmait ainsi ce que beaucoup continuaient à tenir pour impensable. Des acclamations retentirent après un bref instant de silence et, à ce qu’il me parut, moins nourries que les précédentes. Je ne m’en formalisais pas. Tous ces hypocrites verraient bientôt à qui ils avaient affaire. J’adressai un grand sourire à mon père et vidai ma coupe d’un trait, sans le quitter des yeux et sans répondre autrement, non par timidité ou humilité, mais par arrogance de jeune lion.
Puis, sur un signe de sire Blanchered, se succédèrent mets et entremets, plats succulents et spectacles réjouissants, sans oublier les tonnelets de nectars rouges et blancs. Le festin, bien qu’improvisé, reflétait l’hospitalité du Roi de Tarrabone. La grande salle aux murs élevés, tendus de tapisseries où dominaient le bleu et l’or, était éclairée par une multitude de candélabres qui ne laissaient aucun coin dans l’ombre. Le ballet incessant des serviteurs s’effectuait sans heurt et les convives n’avaient qu’à agiter le bout des doigts pour que soient aussitôt satisfaits leurs désirs. Lorsque l’appétit faiblissait, des troupes d’acrobates, des danseurs ou des bardes divertissaient les invités, tandis que circulaient des sorbets ou des vins rafraîchis.
Mon père s’efforçait de cacher sa tristesse sous des abords enjoués. Il plaisantait et levait sa coupe plus souvent qu’à son habitude. Pour ma part, l’idée de mon proche départ m’emplissait d’exultation. Pourtant, sous cette allégresse, affleurait une sorte de frayeur que je repoussai en buvant, moi aussi, un peu trop. De fait, j’éprouvais les prémices de cette angoisse qui resterait tapie en mes entrailles, des mois durant, jusqu’à ce que je sache enfin pourquoi les Puissances de Lumière m’avaient tiré de ma relative obscurité. Et maintenant qu’une bonne part des prophéties a été accomplie, cette crainte imprécise ne s’est toujours pas dissipée. Tout n’est pas consommé, je le sais, je l’ai voulu ainsi. Mais ce n’est que reculer pour mieux sauter. Ces Forces qui nous gouvernent malgré nous ne me laisseront pas en paix. Leur plan se joue des nôtres.
Ce soir-là — il me semble que des siècles se sont écoulés depuis, au lieu des quelques années qui me séparent de ce moment cher à ma mémoire — ce soir-là, donc, dans la salle de banquet, au château de mon père, je repoussai ce pressentiment, le mettant sur le compte d’une appréhension parfaitement naturelle. Mon existence n’allait-elle pas changer du tout au tout ? Je reportai mon attention sur le Leude. Devais-je calquer mon attitude sur la sienne ? Artan Carmoguy ne boudait pas les plaisirs de la table mais montrait en tout une modération que n’imitaient pas les autres convives. Il me faudrait, dès le lendemain, adopter un mode de vie plus frugal. Je reposai ma coupe vide et tendis la main vers une succulente volaille pour en arracher la cuisse. Dans ce mouvement, je me tournai à demi vers Darmyd. Le Prince héritier dardait sur moi un regard peu amène.
Etant mon aîné de plus de dix années, il blâmait ouvertement mes écarts de conduite et jugeait de son devoir de corriger ma voie. Il exigeait de ma part respect et obéissance. Et moi, qui le jugeais mesquin et pinailleur, je n’y étais guère enclin, d’où les nombreux conflits entre nous. Plus sournoisement, il me reprochait la préférence que notre père manifestait à mon égard. Sa main lourdement baguée avait souvent été prompte à me distribuer des gifles cuisantes. Une cicatrice au coin de l’œil et une autre sur le côté de la mâchoire en témoignaient.
Je lus dans ses pupilles dilatées la jalousie qui l’animait. Un événement exceptionnel me mettait en avant et j’occupais la place qu’il estimait être la sienne. Darmyd n’enviait pas ma position future au sein de l’Ordre. La mort de notre père le porterait sur le trône de Tarrabone et à ses yeux, un Roi-Lige était bien plus important qu’un Leude. Mais je suis certain qu’il n’admettait pas que, parmi tous ceux qu’il connaissait, frères, cousins ou alliés, ce soit moi qui aie été distingué par le Fondateur.
Plus tard, après les danses et le départ des invités disposant d’un logis en ville — les autres passeraient la nuit au château — j’embrassai mon père et saluai le Leude Carmoguy. Je regagnais ma chambre, légèrement titubant, lorsque je me heurtai à Darmyd. Il me salua avec raideur. Dans la lumière des torches fixées au mur, sa bouche souriait mais ses yeux flamboyaient.
— Je n’ai pas eu encore l’occasion de te féliciter, petit frère. Comme beaucoup de ceux qui te fréquentent, j’ai été surpris par le choix du Fondateur. Mais contrairement à nous, pauvres humains, les Puissances ne s’arrêtent pas à l’apparence. Tu feras assurément un beau Leude, un honneur sans précédent pour la maison de Tarrabone, persifla-t-il.
Le vin répondit à ma place :
— Tu ne penses pas un mot de ce que tu dis. Regarde-toi, tu es vert de jalousie !
Darmyd leva sa main droite pour me frapper. Mais il se rendit compte soudain que mes yeux étaient à la hauteur des siens. J’étais désormais aussi grand que lui et je n’allais pas tarder à le dépasser. Cela le mit mal à l’aise.
— Non, je n’en pense pas un mot ! cracha-t-il. Je te voyais plutôt devenir un gredin, un habitué des tavernes et des bouges, un coureur des bois, trousseur de filles et bandit de grands chemins, et finir ta vie en prison parce qu’on ne branche pas quelqu’un de sang royal !
— Dans deux ans je serai Leude !
— Si tu réussis l’Epreuve. Et j’en doute.
— Je te promets, mon frère, que tu seras parmi les premiers à m’admirer dans la tunique brune, lui rétorquai-je en m’approchant de lui à le toucher.
Il haussa les épaules.
— Je demande à voir, petit frère.
Aucune réplique ne me vint à l’esprit. Je le plantai là. Plutôt content de lui, il me laissa aller sans me rappeler le respect dû au Prince héritier. A grandes enjambées furieuses, je rejoignis ma chambre.