Les Ailes du Traître chapitre 5

 

 

 

Les routes empruntées par le coche de voyage ne manquèrent pas d’étonner le Comte lusitaan. Il s’était attendu à des chemins creusés d’ornières et défoncés par les intempéries. En fait, ils roulaient sur des pistes correctement entretenues. Des silhouettes enveloppées de guenilles superposées s’affairaient à relever les talus mis à bas par la neige. Les cantonniers ne levèrent pas les yeux au passage du véhicule aux portières ornées d’un écu nobiliaire.

Cyril apprécia le confort des voies. Allié à celui du carrosse, il rendait le voyage presque plaisant. Les sièges rembourrés et les suspensions atténuaient les cahots. Une chaufferette repoussait le froid plus piquant puisque Kurvval se situait à trois journées de voyage vers le nord par temps clément, cinq voire plus quand la neige encombrait les routes. La saison se parait du nom de printemps mais ne se différenciait guère de l’hiver.

— Avec mes Ailes, je parcourrais cette distance en une journée, commenta Cyril après avoir consulté la carte qu’avait dépliée Rhys sur leurs genoux.

Assis côte à côte, ils occupaient leur inactivité forcée à discuter de géographie et d’histoire.

— Avec ce froid ? Les oiseaux gèlent en plein vol ! S’il en reste... j’ai l’impression qu’ils ont tous migré vers des climats plus bénins. Cette année, l’hiver a été sévère.

— Ah bon ? Moi qui croyais que c’était un temps tout à fait habituel en Nextiia. Un pays tout aussi sauvage et rude que ses habitants !

Rhys le bouscula d’un coup d’épaule.

— Si c’est ainsi que tu nous juges, tu risques de finir le chemin à pieds dans la bise et la glace !

— Et voilà ! N’est-ce pas exactement ce que je disais ! s’écria Cyril en levant les yeux au ciel.

Tous deux éclatèrent de rire puis reportèrent leur attention sur la représentation du royaume nordique. Au bas, un vague tracé bleu délimitait la côte nord du Lusitaan. Ni Comarck ni Qoublawin n’étaient indiquées mais Cyril les situait à peu près, sur la rive droite de la Flenn, une fine ligne noire. Le détroit des Orages était parcouru de vaguelettes d’encre verte et de pointes bleues qui devaient être les crêtes des monstres marins qui lui avaient donné son nom. Un trait oblique allait du domaine de Sassy jusqu’à celui de Rheda plus au sud. Le cartographe ne s’était pas donné la peine de représenter les criques et les fjords qui interrompaient les falaises noires. Par contre, il avait reproduit par des dentelures baroques les côtes rocheuses qui délimitaient l’est et l’ouest du royaume. Tout en haut, un espace uniformément blanc symbolisait le règne d’un hiver presque éternel.

— Très peu d’aventuriers se sont rendus dans ces contrées toujours gelées. Encore moins en sont revenus. Il faut être fou pour aller là-bas. Il n’y a rien que de la neige à perte de vue. Certains affirment qu’ils ont rencontré des hommes entièrement recouverts de peaux de bête et vivant dans des maisons de glace, expliqua Rhys.

— Personne n’a essayé de survoler ce territoire ?

— Aucun Avian nextiian n’est assez insensé pour s’y risquer à part Ganrael de Cheelsey Lesstrany. Pas un seul d’ailleurs ne se serait amusé à traverser le détroit des Orages par un temps pareil !

— Ganrael ? Il s’est rendu dans le grand nord ?

— Disons plutôt qu’il a essayé. À la suite d’un pari insensé, il a franchi les Cimes Blanches et volé plein nord. Une tempête de glace lui a coupé la route et il est tout juste parvenu à faire demi-tour, pour rentrer à moitié gelé. Il a perdu son pari à défaut de perdre ses doigts.

— Ces étendues pratiquement inexplorées n’attendent donc que moi ! s’exclama le Lusitaan en plaisantant à demi.

Le Comte de Sassy haussa les épaules.

— Tu es plus nextiian que nature, railla-t-il. Pas étonnant que tu plaises au Duc Hodin.

Son ami pointa un carré rouge presque au centre du parchemin.

— C’est donc là qu’il m’attend : Kurvval.

— Comme une araignée au mitan de sa toile...

Le Lusitaan ne releva pas la mise en garde et désigna des marques disséminées entre Kurvval et l’endroit où ils se trouvaient approximativement.

— Ces flocons verdâtres, là, c’est de la moisissure ou des arbres ?

— Une forêt de bouleaux et de hêtres, voyons ! Cette carte est récente.

— Bon ! Donc, je présume que ces taches de boue n’en sont pas mais sont censées évoquer des montagnes ?

— Mon cartographe n’est pas un artiste. Si tu veux une œuvre d’art, ça s’appelle un tableau et il faut y mettre le prix, rétorqua le Nextiian, légèrement agacé. Puis il indiqua : Nous allons traverser la forêt et nous logerons dans une excellente auberge au pied des monts Tabour. Demain, nous les franchirons puis il nous restera à rouler deux jours dans la plaine avant d’atteindre Kurvval. Le passage le plus délicat est la forêt car on peut y rencontrer des loups. Mais le cocher et son aide sont de très bons archers. Quant aux montagnes, leur altitude n’est pas assez élevée pour que la neige les bloque à cette époque de l’année. La boue est un souci plus de saison. Souhaitons qu’il n’y ait pas de glissements de terrain.

— Pas de loups humains ? demanda Cyril sans déguiser son intérêt.

Rhys ébaucha une grimace.

— Guère beaucoup. Si l’on peut reconnaître une qualité au Régent, c’est l’efficacité avec laquelle il a réglé ce problème. Il a envoyé l’armée nettoyer les bois et a fait pendre jusqu’aux putains des brigands.

— Un homme de décisions !

— Un despote, cracha le jeune Nextiian.

— N’a-t-il pas le droit pour lui ? remarqua Cyril, volontiers provocant.

Rhys, qui commençait à le connaître, n’y vit pas autre chose. Il ne s’irrita pas d’une défense qui n’était qu’apparente.

— Il est le parent le plus proche de Cosme et assure la régence jusqu’à la majorité du garçon, précisa-t-il. Mais il ne tient compte des autres membres du Conseil de régence que pour remplir leurs bourses.

— Ainsi gratifiés, ces derniers se retrouvent soudain sourds et muets.

— Absolument. Il y a pire : l’Assemblée Coutumière ne détient plus guère de pouvoir. Nous nous réunissons régulièrement, nous discutons longuement et nous nous disputons en braillant, mais il n’en sort que du vent, seulement du vent.

— Votre Assemblée est pourtant censée limiter les pouvoirs régaliens.

— C’est exact. Elle a été créée voilà plusieurs centaines d’années pour éviter qu’un tyran ne nous gouverne.

— Après une mauvaise expérience, si je me souviens bien. Un autocrate qui a fait couler beaucoup de sang avant que les Grands Vassaux ne se soulèvent et ne le remplacent par son frère plus sage ou probablement plus malléable.

Rhys hocha la tête.

— Oui. Mais les leçons du passé sont rarement écoutées. Angon de Lesstrany chatouille les oreilles des seigneurs. Il leur tient des propos qui s’adressent plus à leurs tripes qu’à leurs cerveaux.

L’ancien favori de la Reine lusitaane ricana en désignant sur la carte quatre îles environnées d’îlots, situées à l’ouest du détroit des Orages, à mi-chemin entre la province nextiianne de Rheda et celle du Haut-Pyr en Lusitaan.

— L’archipel des Mau... un excellent hameçon pour ces gros poissons ! Tous ces seigneurs nordiques au sang chaud doivent regretter le temps des batailles.

— Pas tous, crois-moi !

— Je suppose que c’est une des raisons qui poussent le Régent à ne pas te porter dans son cœur.

Le Comte de Sassy se mordilla les lèvres en dévisageant son hôte. Celui-ci perçut son inquiétude et le rassura :

— Tu te demandes si tu ne t’es pas trop dévoilé devant le petit cousin de Hodin Angon de Lesstrany ? Prends-moi comme je suis et nous resterons amis. Je professe bien plus d’ambition que de conviction. Je compte avancer mon pion dans le jeu du Régent. Je ne te le cache pas, j’aime les hauteurs. Pour autant, je t'apprécie et je tiens à conserver ton amitié.

Rhys serra vigoureusement la main tendue. Avec un grand sourire, il s’exclama :

— Tu es vraiment quelqu’un de singulier ! Sans doute le mélange des sangs antagonistes...

Ils poursuivirent leur conversation avec des thèmes moins brûlants, comme les attraits architecturaux de Kurvval ou ses charmes plus intimes.

 

La capitale de la Nextiia impressionna le Lusitaan mais il ne l’aima pas. Elle s’étalait sur une plaine rase battue par les vents. Ceux-ci rendaient glaciales les ruelles des faubourgs, bordées par d’étranges maisons de bois jaune et de briques presque noires. Les façades étroites, frileusement serrées les unes contre les autres, ne devaient guère abriter plus d’une pièce par étage. Les habitants s’écartaient avec nonchalance sur le passage du carrosse et continuaient de vaquer à leurs occupations sans montrer de curiosité envers les arrivants. Le véhicule traversa une place où se tenait un marché. Entre les étals protégés par des toiles claquant au vent, les chalands circulaient et examinaient les marchandises proposées par des paysans engoncés dans de lourds manteaux bariolés. Cyril remarqua que la plupart des acheteurs étaient des hommes ou des femmes d’un certain âge. Les Nextiians veillaient jalousement sur la vertu de leurs filles.

Les seules représentantes du beau sexe que l’on pouvait apercevoir dans les rues, hormis les aïeules ou les servantes, vendaient une marchandise dont les hommes se montraient friands : elles-mêmes. Elles arboraient des chevelures teintes en différentes nuances de rouge. Les épouses et les filles à marier restaient cloîtrées dans la maison de leur mari ou de leur père. Il était hors de question qu’elles s’exposassent aux regards libidineux d’hommes étrangers à leur famille. Ainsi, l’absence de rivales rendait les filles publiques arrogantes et sûres de leur pouvoir sur les mâles nextiians. Le jeune Lusitaan retint un commentaire désobligeant lorsqu’une créature à la flamboyante crinière rouge orangé toqua à la vitre du véhicule immobilisé par un embarras de circulation et lui adressa une invite fort directe. L’amour tarifé ne l’avait jamais tenté. Mais, sans doute, lui faudrait-il s’adapter aux coutumes de son nouveau monde...

Ils quittèrent enfin les faubourgs pour gagner la ville proprement dite. Des avenues remplacèrent les rues encombrées. Des édifices aux façades sombres à peine percées de fenêtres les longeaient, espacés à intervalles réguliers par des jardins privés ou des places publiques. De hautes statues aux membres épais et au front buté se dressaient sur les pelouses encore enneigées. Les édifices officiels que Rhys désignait à son invité, au fur et à mesure qu’ils les côtoyaient, ajoutaient par leur architecture pesante à l’impression de froideur et d’écrasement que ressentait le Lusitaan.

À Nestoria, on privilégiait plutôt les constructions à dimensions humaines où le confort se conjuguait à l’élégance pour offrir un cadre de vie des plus plaisants. Dans les parcs et les jardins, les arbres et les buissons fleuris s’épanouissaient en un désordre savant, les bassins et les fontaines offraient leurs jeux d’eau et de lumière. Son propre hôtel particulier, moins ostentatoire que ceux de la noblesse ancienne, y gagnait en sûreté de goût. Une fine colonnade en marbre crème soutenait le balcon ajouré du premier étage. Peu de temps avant sa disgrâce, le jeune Comte avait fait remplacer les petits carreaux de chacune des seize fenêtres de la façade par une seule grande vitre afin d’inonder de clarté les vastes pièces aux lambris blanc et or. Il soupira en se demandant si Artémisia y séjournait parfois. Elle aimait ce logis. La Suprême ne l’en avait pas privée, pas plus qu’elle n’avait confisqué, malgré les pressions, les terres du favori déchu.

Cyril repoussa les regrets inutiles et s’attacha à détailler son nouveau cadre de vie. L’aspect rébarbatif de la grande cité du nord correspondait au caractère et aux ambitions de ses habitants... tout particulièrement de Hodin Angon de Lesstrany, son parent, l’homme dont il devait se méfier plus que tout autre, malgré ses apparentes bonnes dispositions.

— Le Palais ! s’exclama soudain Rhys.

Le carrosse passa sous un arc de triomphe colossal et s’engagea sur une place aux proportions appropriées. Tout au bout d’une voie pavée de dalles gris sombre, les volumes massifs du monument firent presque grincer les dents du Lusitaan. Son sang nextiian ne bouillonnait pas en lui au point de lui faire admirer cette bâtisse aux lignes abruptes.

« N’y a-t-il dans ce royaume aucune carrière de pierre blanches ? Ni aucun architecte épris de beauté ? »

Il ne pouvait nier toutefois l’implication de cet édifice dans son existence. En ces lieux, son père avait rencontré Guenièvre de Veel et en était tombé éperdument amoureux. Dans le Palais démesuré où se mourait alors le grand-père de l’enfant Roi, elle avait accepté d’épouser cet étranger qui avait l’âge d’être son père et, qui plus était, n’arborait pas le moindre titre de noblesse... Et vingt-cinq années plus tard, leur fils fugitif venait y chercher asile.

Le carrosse déposa les arrivants à quelque distance de la double volée d’escaliers donnant accès à l’entrée principale. Ils remontèrent l’allée ponctuée d’épaisses colonnes qui semblaient supporter le ciel bas et sombre. Puis ils gravirent les marches entre deux rangs de soldats que les houppelandes rouges rayées de bleu désignaient comme appartenant à la garde personnelle du Régent. Sur la terrasse, ils marquèrent un temps d’arrêt, saisis sans doute par une appréhension jumelle. Cyril Certys jouait son avenir sinon sa vie. Quant à Rhys de Sassy, pénétrer dans l’antre de son adversaire politique ne lui agréait pas vraiment. Un officier surgit et, sur un ton à peine respectueux, leur demanda de décliner leurs identités. Manifestement, il avait reçu l’ordre de leur accorder l’entrant car il inclina sèchement la tête, ouvrit l’un des battants et s’effaça pour les laisser passer.

— Son Excellence reçoit dans son cabinet de travail, se contenta-t-il de préciser.

 

Cyril n’apprécia pas plus l’intérieur du Palais que son extérieur. Guidés par un laquais taciturne, les deux jeunes hommes arpentèrent des corridors aux plafonds si élevés que s’y perdait la lumière des torches. Sur les murs livides, des portraits officiels alternaient avec des trophées de chasse et des armes vieilles parfois de plusieurs siècles. Des boucliers peints d’emblèmes menaçants étaient suspendus au-dessus des portes. Aux stigmates qu’ils arboraient, on voyait bien qu’il ne s’agissait pas de simples objets de décoration. Un relent de violence sourdait des lieux et remuait quelque chose aux tréfonds du jeune Lusitaan.

Le serviteur les conduisit au bout d’un couloir du premier étage et s’arrêta devant une porte fermée mais non gardée. Une conversation animée se tenait à l’intérieur et s’interrompit lorsqu’il toqua. Puis, après une brève courbette, il s’éloigna. Les visiteurs n’eurent pas à attendre longtemps. Un homme de taille moyenne mais aux épaules impressionnantes moulées dans une cotte aux raies jaunes, rouges et vertes, ouvrit la porte et les dévisagea. Il s’apprêtait à leur demander ce qu’ils pouvaient bien vouloir lorsqu’une voix reconnaissable s’exclama :

— Mon cousin ! Vous me semblez en excellente forme. Entrez donc... avec votre ami. Je suis fort aise de constater que les routes ont été enfin suffisamment dégagées pour vous permettre de venir jusqu’à moi.

D’assez mauvaise grâce, le seigneur nextiian recula pour les laisser entrer. Certys ne doutait pas d’avoir alimenté les conversations au cours des semaines passées. Il s’avança d’un pas assuré et s’inclina devant le Régent assis sur un siège aux allures de trône.

— Excellence, une invitation de votre part ne saurait se décliner.

Comme il se devait, Rhys de Sassy salua l’oncle du jeune Roi. Il gratifia ensuite d’un infime signe de tête les courtisans présents. Mais il demeura près de la porte qu’avait refermée le seigneur haut en couleur. Lesstrany lui rendit brièvement la politesse et, sans plus se préoccuper de lui, s’adressa à Cyril avec alacrité.

— Venez donc plus près de moi, que je vous présente vos nouveaux compatriotes. Le contraire me paraît superflu puisque vous défrayez les chroniques de la cour comme bien vous vous en doutez.

Tout en obéissant à l’injonction du Duc, Cyril Certys se confronta sans incertitude aux regards des seigneurs nextiians. Ils lui rendirent son examen avec usure. Sans surprise, il y déchiffra méfiance et déplaisir : l’intérêt que lui manifestait Hodin Angon de Lesstrany ne manquait pas de lui aliéner les Grands Vassaux nextiians, tout comme la faveur d’Aminta lui avait valu l’inimitié des nobles lusitaans.

Issu de deux peuples souvent ennemis, son destin était de n’être accepté réellement ni par l’un ni par l’autre. L’imminence d’un conflit aggravait ce rejet... sans parler de sa propension à vouloir voler au plus près du pouvoir. Sur ce point, il ne pouvait s'en prendre qu'à lui-même.

Cyril se força à sourire tandis que son parent nommait rapidement les seigneurs qui gratifiaient l’intrus d’un salut aussi bref que leur considération à son égard. Le jeune homme ne se départit pas d’une élégante courtoisie qui, sans tomber dans la parodie, faisait ressortir l’aspect plutôt frustre des autochtones. Leurs bliauds1aux couleurs tapageuses ne flattaient pas leurs silhouettes trapues. Il fallait leur reconnaître toutefois qu'ils étaient bâtis en force et que bien peu de graisse enveloppait leurs corps. La barbe fournie que les plus âgés arboraient fièrement ajoutait à leur rusticité. Cyril, quant à lui, avait passé sur une chainse écrue une cotte2aux coloris relativement discrets que le tailleur de Rhys avait cousue suivant ses consignes. À mi-chemin de l’élégance lusitaane et de l’exubérance nextiiane, sa vêture symbolisait la place qu’il comptait tenir dans cette cour.

 

Le Comte leva son verre en hommage à son hôte. Sa civilité se teintait d’une ironie légère. La coupe, ancienne, contenait un vin du Siérain mais elle avait été soufflée dans les verreries réputées de Sigal-Variamne, en Lusitaan. La lumière des lustres accrocha le rubis sombre du vin. L’attention se concentra aussitôt sur l’invité d’honneur du banquet improvisé. De fait, tout au long du repas, on l’avait rarement quitté des yeux. Les hommes osaient des regards directs, suspicieux ou franchement hostiles. Les quelques femmes présentes lui avaient jeté des coups d’œil sournois, souvent en cachette de leurs époux.

Il n’avait pas cherché à accrocher le regard de ces dames silencieuses qui se contentaient de manger du bout des lèvres tandis que leurs maris dévoraient comme s’ils devaient jeûner le lendemain. Elles lui étaient apparues fades et distantes, et il avait eu un soupir de regret en pensant à Artémisia. De toute façon, il n’était pas parvenu jusqu’au but fixé pour perdre son temps à faire le joli cœur.

— Très puissant Seigneur Régent, en votre honneur, je bois ce vin qui égale presque les crus des vignobles lusitaans. Et nul ne s’offusquera que je me recommande à votre bénévolence3par la grâce de notre proche parenté. Puisque celle-ci ne m’a valu que des déboires en Lusitaan, j’espère qu’en ce bon royaume de Nextiia, elle ne m’apportera que des avantages.

La dérision dont il pimenta son sourire tempérait l’impudence de ses propos et Lesstrany l’entendit bien ainsi. Mais les autres convives, sans doute peu rompus aux jeux courtisans de l’esprit, affichèrent leur réprobation. L’un d’eux redressa la tête comme un coq prêt au combat, mais la réponse du Régent l’empêcha provisoirement de relever le défi.

— Dois-je comprendre, mon petit cousin, que vous sollicitez des privilèges ?

Cyril vida son verre avant de répliquer, un rire dans la voix :

— Excellence, le seul engagement que je réclame de votre part, c’est de ne pas m’enfermer dans une forteresse. Je garde un assez mauvais souvenir de mon évasion.

— Si une telle chose devait arriver, soyez assuré que vous ne pourriez même pas tenter de vous évader, commenta le Régent avec un sourire sinueux.

— Et si, par extraordinaire, vous parveniez à franchir murs et remparts, nos archers vous transformeraient en hérisson. Eux, ils ne ratent jamais leur cible, mon cousin !

Le jeune coq avait sauté sur l’occasion pour braver l’hôte de son père. Si Ganrael Angon de Lesstrany, Duc de Cheelsey, s’était peu exprimé au cours du repas, il n’avait pratiquement pas cessé de fixer le transfuge lusitaan d’un regard bleu glacier, parfois traversé d’éclairs inquiétants. Sa vêture noire détonnait parmi les habits colorés, tout comme ses cheveux châtain clair coupés court au milieu des tignasses épaisses. Cyril avait feint de ne pas remarquer l’hostilité du jeune Nextiian mais il n’ignorait rien de sa réputation. Rhys l’avait mis en garde. Et à la cour de Nestoria, on disait volontiers que le fils unique du Régent de la Nextiia était un garçon étrange, gouverné par ses passions, intelligent mais dangereusement instable. Hodin les avait présentés l’un à l’autre en insistant sur leur cousinage. Il avait été vite évident que Ganrael ne comptait pas accueillir l’intrus à bras ouverts.

— Je n’en doute point, rétorqua Cyril avec un grand sourire. Vous-même êtes habile en cet art, me suis-je laissé dire. Quant à moi, je préfère m’adonner au tire-feu de poing.

Ganrael tiqua. Son vis-à-vis soulignait, mine de rien, l’avance technologique dont bénéficiaient les Lusitaans. C’était à Nestoria qu’un artisan industrieux venait de concevoir des armes de petite taille bien plus maniables que les longs tire-feu.

— Des armes nouvelles ne transforment pas les pleutres en guerriers, persifla le Nextiian.

— Je vous le concède, admit Cyril avec désinvolture. Les Lusitaans que vous décriez se sont endormis dans la sécurité. Pour garantir la paix, ne doit-on pas se préparer à la guerre comme si elle devait éclater le lendemain ?

Ganrael se pencha en avant et posa son menton carré sur ses mains croisées. Cyril réprima un frisson. Sous le regard scrutateur, il se sentait comme mis à nu. Une sourde colère commença à échauffer ses reins.

— On dit pourtant que vous êtes un bon Fær Thuás, tout Lusitaan que vous soyez.

Le fiel dans sa voix soulignait le fallacieux compliment. Cyril secoua la tête en feignant l’étonnement.

— Bon ? Ceux qui affirment que je suis « bon » ne sont que des envieux. Je suis l’un des meilleurs.

Son aplomb proclamait sa certitude d’être plus encore : tout simplement le meilleur.

— Le meilleur parmi les Lusitaans. Je n’en doute pas. Vous ne deviez pas avoir beaucoup de compétiteurs. Mais je crains que vous ne déchantiez si vous devez vous mesurer à nos pilotes... Nous ne dorlotons pas les nôtres. Et votre réputation n’est pas pour...

Le Duc de Cheelsey laissa son insinuation en suspens, non formulée mais pourtant pleine de venin.

Cyril ne quittait pas le provocateur des yeux, conscient cependant que le père de Ganrael guettait l’issue de la joute. Déplorait-il l’animosité qui croissait entre eux ? Ou bien plutôt en jouissait-il ? Autour des deux jeunes hommes affrontés, les murmures s’élevaient, avec plus ou moins de discrétion. Le Lusitaan enregistrait ces réactions à la frange de ses perceptions mais restait concentré sur son vis-à-vis. Ses mains fourmillaient. Malgré tout, il questionna, benoîtement, comme s’il n’avait pas saisi la portée de l’assertion :

— Ma... réputation ?

Sous le calme apparent, le ton de sa voix recelait les prémices d’une colère qui pouvait éclater à tout moment. Le but affiché de Ganrael était de déconsidérer l'importun aux yeux de son père. Il attaqua par une botte vicieuse :

— Voyons... n’étiez-vous pas le mignon de la Reine Aminta ? Il suffit de vous regarder pour comprendre la raison de sa faveur. Votre remarquable beauté, n’est-ce pas ?

Il cherchait à ravaler le Comte Certys au rang d’une prostituée entretenue. Rhys, assis à la droite de son ami, fit mine de se lever. Cyril le retint d’une main ferme avant qu’il ne commît l’irréparable. Le Comte de Sassy n’avait été convié à la table du Régent que parce qu’il était l’hôte du Lusitaan. Il demeurait l’adversaire politique de Hodin Angon de Lesstrany.

— Laisse, chuchota Cyril, cela m’amuse.

Il dévisageait l’insulteur sans ciller. Une ombre de sourire jouait sur ses lèvres. L’excitation oblitérait le courroux. L’autre continua sans se démonter :

— Quels combats avez-vous menés sinon contre le Prince qui vous disputait le cœur... et la couche de votre royale maîtresse ? L’héritier qu’elle vient de mettre au monde, savez-vous s’il est du consort ou de vous-même ? Peut-être faut-il voir dans cette regrettable incertitude la cause de votre exil ?

Cyril apprit ainsi la naissance du fils d’Aminta. Bien que son cœur s’emballât soudain, il ne se laissa pas déstabiliser par la nouvelle. Pourtant, il n’aurait pas dû s’en étonner. Plus de neuf mois s’étaient écoulés depuis le jour où elle lui avait annoncé qu’elle attendait un enfant, depuis ces quelques mots fatidiques qui avaient changé la donne. Il chassa l’image d’Aminta berçant le nourrisson et attendit la suite de l’attaque verbale. Son sourire persistant, tout comme son flegme irritèrent Ganrael qui développa avec une hargne grandissante :

— On raconte que vous lui avez fait une scène parce qu’elle ne voulait pas céder à vos caprices... comme un enfant gâté ou une...

— Détrompez-vous, le coupa Cyril. Aminta m’a exaspéré en insistant sur mon ascendance et en traitant les Nextiians de rustres mal embouchés. A mon grand dam, je m’aperçois qu’elle n’avait pas tort, du moins en ce qui vous concerne, mon cousin.

Ganrael pâlit brusquement et se redressa comme s’il allait se jeter sur lui. Le Régent tapa du poing sur le lourd plateau de chêne de la table. Son regard incisif allant de l’un à l’autre, il intima :

— Ganrael, cesse d’importuner le Comte qui se trouve être à la fois notre parent et mon invité. Comte Certys, veuillez excuser mon fils. Son sang est vif, il n’est pas Nextiian pour rien.

Cyril inclina la tête avec un sourire retenu. Certes, son hôte lui exprimait ses regrets pour l’attitude de son fils mais il lui faisait sentir par des paroles insinuantes qu’il n’était à Kurvval pas plus que ce qu’il avait été à Nestoria : un demi-sang.

Ganrael hésita brièvement entre quitter les lieux et se taire. Il choisit la seconde alternative avec une évidente mauvaise grâce et se laissa retomber sur sa chaise. Renfrogné, il se mit à dépecer du bout de son couteau les restes de nourriture dans son assiette.

 

— Vais-je rencontrer bientôt le jeune Roi, Excellence ? Ne suis-je pas aussi son cousin ?

Cyril masquait son impatience sous un sourire las qui n’était pas tout à fait feint. Mais Hodin Angon de Lesstrany tenait à lui faire découvrir les corridors interminables et les salles sombres et glacées du vieux Palais. Pour un méridional, cet édifice, tout royal qu’il fût, s’apparentait presque à une prison. Il y décelait un rappel oppressant des mois passés à Comarck. Le jeune homme frissonna et reporta son regard sur le portrait qui l’avait amené à poser sa question. L’homme du cadre dardait sur lui ses yeux clairs comme s’il avait cherché des raisons cachées à la présence du transfuge lusitaan entre ces murs. Ses cheveux blond pâle se dégarnissaient au dessus d’un front haut. Sa bouche arborait un pli qui proclamait, tout à la fois, l’assurance de sa supériorité et une secrète dérision envers lui-même. Hodin l’avait présenté à Cyril en peu de mots : « Mon frère aîné Luthien. Il a malheureusement péri dans un accident voilà trois années. »

Le Régent parut étonné par la demande. Il haussa les sourcils puis soupira :

— Assurément, votre désir est légitime. Mais, vous le savez sans doute, la santé délicate de mon neveu nous inquiète. En cette heure, il se repose. Je ne sais s’il pourra rapidement vous recevoir.

Le Lusitaan haussa négligemment une épaule. Pour l’heure, il s’agissait surtout de consolider sa position auprès de l’oncle de l’enfant Roi. Autant s’essayer au cynisme :

— Bien évidemment, ça peut attendre. Ne suis-je pas autant votre parent que le sien ?

Le Régent releva le sous-entendu avec un sourire narquois. Cyril se doutait bien quel tour prenaient les pensées de Hodin Angon de Lesstrany. Durant cinq années, le favori de la souveraine lusitaane avait habilement avancé ses pions. D’abord simple compagnon de chasse d’Aminta, il était parvenu à obtenir un titre de noblesse et à siéger au Conseil. Un sang trop bouillant ainsi que des circonstances défavorables l’avaient fait dégringoler de son piédestal mais il était prêt à entreprendre une nouvelle ascension vers les sommets.

Prétendre suivre une autre voie que celle de ses intérêts n’aiderait pas le transfuge lusitaan, bien au contraire. Une certaine franchise ne pouvait qu’agréer au Régent. Un tel homme admettait sans peine les ambitions tant qu’elles ne concurrençaient pas les siennes ou, mieux encore, les servaient. Cyril lança à nouveau ses dés :

— Mais rassurez-vous, mon oncle. Je ne me présente pas devant vous en parent nécessiteux. Si je n’ai plus de fortune, j’ai au moins un talent appréciable.

Lesstrany ricana :

— Est-ce à votre savoir-faire amoureux que vous pensez ? Comme vous avez pu le constater, les dames sont chez nous bien gardées. Je ne crois pas non plus que vous fassiez allusion à votre voix que l’on dit pourtant si mélodieuse. Nos chansons nextiianes se contentent des voix rugueuses des hommes du nord.

Cyril avait l’impression de livrer un duel à pointes mouchetées. Son hôte restait courtois mais lui faisait comprendre qu’il ignorait peu de choses à son sujet. Il se crispa légèrement puis partit d’un rire insouciant.

— J’ai décidé de rompre avec l’art du chant pour me consacrer à une activité plus martiale. Mes capacités dépassent celles des Fær sa Spéir lusitaans et j’ose l’affirmer, de leurs homologues Nextiians.

L’arrogance du jeune homme arracha un nouveau rire à Hodin.

— En ce qui concerne les Lusitaans, je veux bien vous l’accorder. Leur sang manque d’épaisseur. Mais ici, nous disposons d’excellents pilotes. Ne soyez pas présomptueux, Ganrael pourrait vous en remontrer.

— Je ne demande qu’à voir.

— Tout viendra en son temps, conclut Lesstrany en jetant un regard dans la direction d’une étroite fenêtre située à deux hauteurs d’homme. Le jour touche à sa fin, mon cousin. Les devoirs de ma charge m’appellent. Un serviteur va vous mener à vos appartements. Une garde-robe adaptée à votre nouvelle vie vous y attend. Je vous retrouverai au repas du soir, à moins que vous ne vouliez manger dans votre chambre. Sinon vêtez-vous simplement... pas de cérémonie.

 

Cyril fit le tour du logement mis à sa disposition. Dans la libéralité du Régent, il voyait un honneur mais aussi une manière de le garder sous surveillance. Hodin Angon de Lesstrany ne lui accordait pas pleinement confiance mais comment lui en tenir rigueur ? À lui de démontrer que le Régent n’avait pas fait un mauvais choix en l’accueillant comme un parent longtemps perdu de vue.

Ses doigts frôlèrent les pierres brutes des murs. Les peintures à fresque étaient réservées pour les salles d’apparat. Frises géométriques ainsi qu’animaux et oiseaux stylisés en ornaient les murs de leurs couleurs vives. Les pièces à vivre se contentaient de tapisseries rayées ou tout simplement unies. Si l’esthétique s’en ressentait, le confort y gagnait.

L’exilé soupira. Les moellons épais arrêtaient le froid encore vif mais n’en rendaient pas pour autant la chambre chaleureuse. Le serviteur lui avait précisé que les tapissiers royaux viendraient sous peu lui proposer un choix de tentures pour cacher les murs et museler les courants d’air. Mais, plus que jamais, il éprouvait la nostalgie de son aimable Lindia natal.

Il s’immobilisa au centre de la chambre et la parcourut du regard. Ses belles dimensions ainsi que sa vaste cheminée témoignaient de l’attention que le Régent lui prodiguait. Une antichambre et une garde-robe la précédaient. Le valet, efficace bien que peu disert, avait ouvert, l’un après l’autre, les coffres qui encombraient la plus petite des trois pièces. Des vêtements neufs et de bonne coupe y étaient soigneusement rangés. Cyril en avait jugé les couleurs relativement discrètes. Hodin Angon de Lesstrany les avait fait confectionner spécialement pour lui. Il lui apparut soudain que le Nextiian avait déjà pris en main les rênes de sa vie. Cette constatation provoqua un frisson désagréable. Il se rapprocha de l’âtre. Un bon feu y brûlait. Le serviteur l’avait ranimé avant de sortir discrètement.

Cyril étendit ses mains au-dessus des flammes et laissa son regard se perdre dans leur danse hypnotique. Il aurait aimé que Rhys fût là afin de se sentir moins seul. Le jeune Comte nextiian lui offrait une amitié sans calcul, d’autant plus sincère qu’il n’espérait rien du Régent. C’était pour cette raison, d’ailleurs, qu’il ne s’était pas attardé après le banquet. Mais tous deux s’étaient donné rendez-vous pour le lendemain, Rhys ayant proposé à son ami de lui faire découvrir les plaisirs de la capitale.

Un nouveau soupir franchit ses lèvres. La fatigue s’appesantissait sur ses épaules. Il s’allongea sur le lit après avoir retiré ses bottes. Peu après, il tira sur lui la courtepointe en laine colorée et ferma les yeux. Mais le sommeil resta à la lisière, proche et pourtant insaisissable. Les souvenirs affluèrent. Il ne fit rien pour les chasser.

 

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Guenièvre était morte. Sa mère, si tendre et si lucide, avait fermé pour toujours ses beaux yeux clairs. Une maladie soudaine l’avait clouée sur son lit. Elle avait réclamé son fils à son chevet. Il avait commis la faute de ne pas partir aussitôt et s’était attardé quelques heures auprès d’Aminta. Il savait qu’avec sa Schiatánn, il ne mettrait qu’un peu plus d’une journée pour parcourir une distance qu’un cavalier couvrait en trois jours. Et surtout, il s’était persuadé que sa mère n’était pas aussi malade qu’elle-même le pensait. Lorsqu’il arriva enfin à Causse Domergue, Guenièvre Certys vivait encore mais plus pour longtemps. En proie au désespoir et au remord, Cyril la veilla durant ses dernières heures. Mais la paralysie avait accompli son œuvre terrible.

— Elle voulait te parler. J’ignore de quoi mais ça avait l’air très important, lui chuchota Lavinia en lui jetant un regard courroucé.

Les larmes qui noyaient les yeux sombres de sa sœur ne lavaient pas sa colère. Elle ne comprenait pas pourquoi son frère ne s’était pas précipité pour recueillir les dernières volontés de la mourante. Il ne chercha pas à se justifier. L’aurait-il fait qu’il se serait senti encore plus pitoyable. Il n’avait pas quitté Aminta aussitôt le message reçu parce qu’il venait d’apprendre une autre nouvelle qui, sur l’instant, lui avait paru primer sur tout : Aminta attendait un enfant. Elle allait donner un Prince à son peuple et à son époux, ravi à l’idée d’être père d’un futur souverain. Cyril avait souri et prononcé, sans forcer sur l’enthousiasme, les félicitations d’usage. « Je voulais que tu sois le premier au courant », lui avait dit Aminta Puis elle avait ajouté : « Je commençais à m’inquiéter de ne pas concevoir. Enfin, voilà un héritier en route. N’est-ce pas pour cela que tu m’as poussé à me marier ? »

C’était vrai. Mais le favori avait eu le temps de regretter cette décision et surtout le choix de l’époux. Il avait grappillé quelques heures pour convaincre la Suprême qu’il partageait son bonheur et s’assurer qu’il régnait toujours sur son cœur. Quelques heures qui l’avaient privé des ultimes paroles de sa mère...

 

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Et voilà que l’enfant était né. La venue au monde du fils d’Aminta et d’Erri qui devait parader tel un paon brillant et stupide, justifiait ces détestables épousailles. Durant sa détention à Comarck et son séjour à Sassy, Cyril n’avait pas accordé une seule pensée à cet enfant encore hypothétique. Pourtant, n’était-ce pas cette minuscule créature aléatoire, enkystée dans les entrailles de sa bien-aimée, qui avait déclenché les événements aboutissant à sa présence dans ce Palais où il allait devoir, une fois encore, s’imposer ?

Cyril rouvrit les yeux. La nuit était tombée. Le feu seul éclairait la chambre. Les ombres mouvantes que les flammes créaient sur les murs encore nus se peuplaient de fantômes issus d’une vie qu’il avait choisi de renier. Il tira la couverture sur son visage et se replongea dans ses souvenirs avec une délectation morbide. Cherchait-il la souffrance ou la punition ? Il l’ignorait et ne voulait pas le savoir. Il se livrait rarement à l’introspection : il n’aimait pas vraiment ce qu’il découvrait lorsqu’il plongeait trop profondément en lui-même.

 

 

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La Suprême convoqua ses Grands Vassaux à un Conseil extraordinaire. Les seigneurs qui s’étaient présentés à l’heure dite dans la Chambre Rouge durent pourtant l'attendre pendant près d’un tour de cadran. Enfin la souveraine arriva et, avec naturel et civilité, présenta des excuses pour son retard. Le Comte Certys la suivait, pâle et les cheveux en bataille. Il gagna sa place sans un regard pour quiconque. Une fois assis, il se mit à mordiller nerveusement l’ongle de son pouce droit.

Aminta en était à son quatrième mois de grossesse et son embonpoint restait discret. Elle avait renoncé, pourtant, à porter son habituel uniforme blanc. Elle s’installa dans son siège à haut dossier et arrangea avec un certain agacement les plis volumineux de sa robe. Puis elle déclara :

— Je suis au regret de vous apprendre que la menace que représente depuis longtemps notre turbulent voisin nordique semble se concrétiser. Notre représentant, le Comte de Conteran, rentré ce jour même à Nestoria, m’a confirmé ce que nous appréhendions, précisément depuis la fin brutale du Roi Luthien et l’accession au pouvoir de son frère Hodin. Le souverain en titre n’est qu’un enfant, malade de surcroît. Il ne survivra pas longtemps à ses parents. Il paraîtrait même que son état se soit aggravé. Hodin Angon de Lesstrany, proclamé Régent, n’a de cesse d’enflammer la noblesse nordique par de tortueux discours dans lequel il proclame leur supériorité et leur suprématie sur nous, mes Vassaux ! Luthien aimait la paix. Quelque temps, son frère a feint de suivre sa voie afin de nous aveugler au sujet de ses véritables intentions. La situation de la Nextiia est différente de la nôtre. C’était encore, il y a peu de siècles, une mosaïque de cités états guerrières et antagonistes. L’actuelle dynastie s’est imposée par la force et a établi un gouvernement centralisé. Celui-ci maintient l’unité entre les provinces mais la violence native des indigènes reste un ferment qui menace cet équilibre. L’archipel des Mau leur a échappé mais demeure une épine dans leur pied. Le Régent nextiian pense avoir trouvé un exutoire à la brutalité de ses nobles en leur faisant miroiter la vengeance et la conquête. Il a besoin de leur soutien pour rester au pouvoir lorsque l’enfant Roi sera mort.

La Suprême se tut un instant, laissant les Vassaux digérer son introduction. Ils n’ignoraient pas la tension qui régnait entre les deux royaumes mais, à l’évidence, n’imaginaient pas qu’on fût si près du point de rupture. Pour eux, la guerre demeurait une abstraction en vue de laquelle on entretenait une armée, sait-on jamais ? Rapidement, ils allaient devoir se confronter à sa terrible réalité. Des siècles d’une politique plus volontiers diplomate qu’agressive avaient étouffé chez eux le fond de sauvagerie primitive qui faisait bouillir le sang de leurs voisins nordiques. Le dernier conflit en date, celui qui avait eu pour prétexte les poissonneuses îles Mau, les avait confortés dans leur désir de paix. Il n’en allait malheureusement pas ainsi pour les Nextiians.

Cyril se sentit observé dans le silence qui commençait à devenir pesant. Il leva les yeux qu’il avait gardé baissés durant le préambule d’Aminta. Le Duc du Sang Sydartas d’Ornaan reçut le choc de son regard brûlé par une colère bridée à grand peine. Le cousin d’Aminta détourna les yeux et le favori haussa les épaules avant de fixer son attention sur la souveraine qui reprenait la parole.

— L'ambassadeur Conteran, m’a dit s’être senti comme sur le bord d’un volcan au sein duquel gronde une agitation souterraine qui va en s’amplifiant. Il n’a jamais pu rencontrer le jeune Roi, un adolescent de fort chétive apparence. A peine l’a-t-il aperçu de loin. Ce dernier est totalement sous la coupe de son oncle. Sans doute est-il faible d’esprit. Lorsque Cosme mourra, Hodin Angon de Lesstrany réclamera la couronne. À moins que son fils, Ganrael, ne succède à son cousin, ce qui serait pire encore. Une échéance qui ne saurait guère tarder, nous devons voir la réalité en face. Angon de Lesstrany encourage l’hostilité des Nextiians à notre égard. Leur froide contrée est loin de valoir notre riche Lusitaan. De nombreux cadets rêvent de se tailler un domaine dans nos dépouilles. Le Régent chante à leurs oreilles une bien plaisante chanson ! Croyez-moi, nos voisins ne se contenteront pas de songes creux. Il est fort probable qu’ils sont en train de s’armer et de s’entraîner. Ils préparent l’invasion en construisant des vaisseaux de guerre et des Sciathánn de combat. Ils ne lanceront pas leur attaque cette année ni sans doute l'année prochaine. Mais le jour viendra où Angon de Lesstrany se sentira assez fort pour nous déclarer la guerre, soyez-en assurés, mes seigneurs. Nous ne pouvons pas, nous ne devons pas rester inactifs face à cette menace !

Aminta se tut. Cette fois, elle attendait les réactions des membres de son Conseil. Le Duc de Clergire prit la parole en premier comme l’y autorisait sa délégation aux armées. Du regard, il consulta brièvement ses pairs avant d’assurer :

— Votre Majesté, nous sommes loin d’être démunis, fort heureusement. Nos armements sont conséquents et, si nos soldats ne se sont jamais battus que contre quelques bandes armées, des barbares styriens ou des pirates, ils sont eux aussi bien formés. Les officiers sont compétents. Et nos Avians ne sont-ils pas parmi les meilleurs ?

Un bref ricanement lui fit tourner vivement la tête. Il dévisagea avec réprobation celui qui venait ainsi de l’interrompre. Le Comte Certys lui rendit son regard en l’agrémentant d’un demi sourire railleur.

— Cyril ! le réprimanda à mi-voix Aminta.

Il écarta les mains en un geste d’apaisement à peine moins moqueur. La Suprême esquissa un grimace qui trahissait son inquiétude puis répondit à Clergire pâle encore de l’affront subi :

— Certes. Mais nous nous sommes montré bien trop insouciants. Nous ne nous sommes pas suffisamment méfiés. Dès l’accession d’Hodin Angon de Lesstrany au pouvoir, nous aurions dû réagir... Nous manquons d’hommes d’expérience. Il nous faut sans tarder enrôler et former.

— De même que mobiliser nos ressources tant humaines que matérielles, compléta le Comte De Resuicce à qui incombaient les questions d’intendance.

Il régissait plutôt bien l’approvisionnement du Palais et de la cour. Mais saurait-il faire face à la gestion des efforts de guerre ? La Reine lui accordait sa confiance.

— Nous devons nous y appliquer mais dans la plus grande discrétion, intervint Gast de Padvail, vieil homme peu enclin à la bravoure. Les Nextiians doivent ignorer nos dispositions. Ils pourraient les prendre comme une provocation.

Cyril se permit un autre rire railleur. Cette fois, Aminta n’eut pas le temps de le faire taire.

— Comte de Padvail, ignorez-vous que Lesstrany a ses espions sur notre territoire bien plus que nous n’en avons chez lui ? Nous connaissons ses projets, pourquoi lui dissimuler les nôtres ?

Sydartas d’Ornaan abonda dans le sens du favori :

— Nous ne pourrions cacher longtemps des préparatifs de guerre. Il me paraît sensé de décréter dès à présent un état d’urgence pour donner les pleins pouvoirs au Conseil restreint. L’Assemblée réunie au plus tôt devra aller dans ce sens.

Aminta acquiesça à la remarque de son cousin.

— L’Assemblée sera convoquée pour le début de la semaine prochaine.

Le Prince consort, présent de droit au Conseil, tenta alors une suggestion qui suscita un nouveau ricanement de l’insolent Certys.

— Ne pourrions-nous envoyer une ambassade extraordinaire auprès des Nextiians ? La guerre n’est pas une fatalité, n’est-ce pas ? L’archipel des Mau pourrait être un excellent gage de paix.

Aminta pinça brièvement les lèvres. Elle ne voulait pas polémiquer avec Erri. L’affection qu’elle éprouvait pour son époux ne lui cachait pas son manque de discernement et de finesse. Cyril lui adressa un sourire compréhensif saupoudré d’ironie.

— Nous y réfléchirons le moment venu, se contenta de répondre la Suprême tandis qu’Erri lançait un regard venimeux au favori.

La Reine demanda ensuite à Desdamon de Troëlle qu’elle avait chargé quelques mois auparavant de recenser la population du Lusitaan :

— A combien estimez-vous les possibilités de recrutement ?

— Votre Majesté, il me semble raisonnable de compter avec cinq à six milliers de jeunes hommes bons pour la conscription et de tabler sur autant d’ici une à deux années.

— Parmi les marins-marchands et les gardes-forestiers, nous pourrons trouver des hommes aptes à assumer la fonction d’officiers. Il faudra aguerrir rapidement les recrues, ajouta le Comte d’Iscertine qui assumait la supervision royale du commerce. Quant aux Avians...

— Vous pourrez recruter des fantassins et des marins en nombre. Mais ne rêvez pas trop, Balihan d’Iscertine, des Fær Thuás, vous n’en trouverez pas beaucoup et encore moins de vraiment valables. Même ceux qui composent les Squádron...

Le Comte Certys ne termina pas sa phrase mais, à son ton blasé, les autres conseillers comprirent en quel mépris il tenait ses pairs. Iscertine crispait les lèvres, furieux d’avoir été interrompu. Mais il n’osait manifester plus ouvertement sa colère tant il craignait de s’aliéner la souveraine en sermonnant le favori. Le Duc Abdias de Clergire qui n’avait pas pardonné l’écart précédent du jeune homme ne se gêna pas, lui, pour le reprendre vertement :

— Vos talents certes indéniables ne vous autorisent pas à insulter vos égaux. Les Avians lusitaans sont d’excellents pilotes et beaucoup vous en remontreraient, ne serait-ce qu’en courage et discipline !

Le plus jeune fils du Duc venait de sortir de l’Académie avec des notes qui étaient loin d’égaler celles du Ceannasaith Certys. Celui-ci ne répliqua pas mais son sourire sarcastique laissa entendre qu’il ne l’ignorait pas. Aminta annonça alors sa décision sur un ton qui n’admettait pas de contradiction :

— Nous devons détecter parmi la population tous ceux qui développent la Fæbhair, quelle que soit leur naissance. Nous ne pouvons nous permettre de faire la fine bouche dans la conjoncture actuelle. Prions les Dieux qu’il ne soit pas trop tard !

La souveraine passa au point suivant. Non sans impatience, Cyril attendait que celui-ci fût abordé. Mais il ne pouvait empêcher l’anxiété de raidir son dos. Aminta s’apprêtait à distribuer les rôles à tenir dans la guerre proche. Le jeune Ceannasaith s’y était préparé. Pourtant il se sentait oppressé. Ce moment crucial allait-il se dérouler comme il l’avait prévu ?

— Duc de Clergire, je vous confirme dans le gouvernement de nos armées. Vous avez toute ma fiance. Mon cousin Sydartas vous secondera avec efficacité pour ce qui concerne notre marine. Quant aux Fær Thuás, Comte de Fingval, vous me semblez tout indiqué pour en prendre le commandement. L’actuel Ceannasaith Mor, le brave Fantz-Gorgel, a depuis longtemps atteint l’âge d’un repos bien mérité et...

— C’est à moi que vous l’aviez promis !

Cyril avait presque crié. Debout, ses poings aux jointures blanchies appuyés devant lui sur la table, il dardait sur la Reine un regard furieux. Aminta secoua la tête d’un air chagriné puis, comme on gronde un enfant capricieux, le morigéna :

— Je ne t’ai rien promis. J’y ai longtemps réfléchi, crois-moi. Tu es trop jeune, trop impulsif, pour que je te confie une charge aussi lourde.

Humilié par la remontrance royale, hérissé par les regards hostiles de ses pairs, il insista :

— Dans mon cas, la jeunesse n’entre pas en ligne de compte : je suis le meilleur Fær Sa Spéir de Lusitaan !

— Nul ne l’ignore mais...

— Et je suis le seul véritable guerrier de ce royaume où tout le monde se conchie à l’idée de voir débarquer les Barbares ! cracha le favori.

Son arrogance déclencha des exclamations de colère. La morgue des Avians était connue de tous mais il avait dépassé la mesure. La voix la plus hargneuse appartenait au Prince consort qui peinait à ne pas laisser éclater sa joie devant la faute commise par son rival. Aminta ramena le calme d’un geste sec de la main.

— Tu en as assez dit, Cyril, le prévint-elle. Tu n’as pas la maturité nécessaire pour assumer un commandement. Nous n’allons pas revenir là-dessus.

Pourtant, sous les yeux des Grands Vassaux médusés, le favori persista dans sa révolte. Durcissant le ton, il accusa :

— Oh si ! Parlons-en au contraire. Vous savez, comme tous ces gens-là, que pas un autre Thuás ne m’arrive à la cheville. Vous savez que je suis le plus qualifié pour mener nos Sciathánn au combat. Et à la victoire ! Mais vous m’écartez parce que des mauvaises langues vous ont empoisonné l’esprit. Vous n’avez plus confiance en moi, vous me reprochez le sang qui coule dans mes veines, ce sang qui fait de moi un demi-Nextiian et, qui plus est, un parent de Hodin Angon de Lesstrany. Cela me rend suspect à vos yeux ! Vous entre tous, Aminta, vous ! Pour qui j’aurais donné ma vie... Admettez-le au lieu de me traiter comme un gamin !

Excédée par la mise en demeure, la Suprême frappa de la paume le bois sonore de la table.

— Taisez-vous, Comte Certys ! Vous venez de nous administrer la preuve de votre immaturité. Maintenant asseyez-vous.

Meurtri par le soudain vouvoiement, Cyril ne put que se soumettre. Il se rassit, le front buté, la bouche durcie sur son amertume. Il s’enferma dans un silence maussade durant la suite de la réunion, regardant ostensiblement ailleurs. Heureusement, la séance fut rapidement

levée, l’essentiel ayant déjà été dit. Le favori requit du bout des lèvres son congé auprès d’Aminta et, l’ayant obtenu, quitta aussitôt les lieux.

— Bouderie d’enfant gâté. Ça lui passera vite ! entendit-il Aminta confier à son cousin Sydartas.

 

 

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Dans sa chambre encore froide, Cyril grogna sous le plaid qui lui grattait la joue. La laine chaude mais rustique manquait du lustrage qui adoucissait les lainages lusitaans. Il émit un petit bruit de gorge qui exprima son irritation, bien que plusieurs mois se fussent écoulés depuis le Conseil fatidique. Aminta n’avait pas tort. Elle n’aurait jamais pu le nommer Ceannasaith Mor. Non parce qu’il ne possédait pas les qualités requises... mais parce que les orgueilleux Fær Thuás lusitaans auraient refusé d’être commandés par un demi-sang nextiian.

 

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Malgré les mauvaises nouvelles en provenance du nord, la Suprême avait maintenu les festivités qui célébraient la fin des moissons et des vendanges. On se rassurait en disant que les Barbares n'en étaient qu'aux préliminaires et n'attaqueraient pas avant la belle saison voire d'ici une à deux années. Même si les Nextiians avaient une longueur d'avance sur les Lusitaans, ceux-ci refusaient de s'inquiéter outre mesure ou du moins, voulaient en avoir l'air. Hodin Angon de Lesstrany, de son côté, paraissait tellement certain de la supériorité de sa nation de brutes obtuses qu'il ne s'émouvrait pas des gesticulations de ses voisins.

Les gens du peuple avaient besoin d’être confortés dans la continuité de leur manière de vivre et dans la pérennité du royaume qui la leur garantissait. Sur les places pavoisées et dans les salles de réception du Palais, le vin coulait à flots. Les Nestoriens dégustaient les traditionnels gâteaux au miel et dansaient gaillardies et caroles jusqu’à épuisement. Dans chaque cité et village du Lusitaan, les hommes et les femmes remerciaient les divinités et se livraient à une joie qu’ils supposaient éternelle. Bien peu voyaient se profiler les nuages noirs qui la menaçaient. Le Nextiian était l’ennemi héréditaire, mais, après tant d’années de tranquillité, il avait fini par devenir l’équivalent du Loup Croquant dont on menaçait les enfants désobéissants.

Dans l’immense salle de bal, tendue de soieries et fleurie de roses odorantes, les Grands Vassaux, mettaient de côté leurs préoccupations et profitaient du moment présent. Leurs épouses et leurs filles rivalisaient d’élégance et d’insouciance. Une pavane jouée par l’orchestre dissimulé derrière une draperie guidait les couples de danseurs sur le parquet de chêne blond. La souveraine avait ouvert le bal avec le Prince consort sous la clarté que dispensaient les lustres dont les pendeloques de cristal diffractaient les flammes des chandelles. Dans sa somptueuse robe aux reflets changeant de l’émeraude à l’argent, elle éclipsait toutes les autres femmes. Ses cheveux relevés en une coiffure compliquée semblaient attirer la lumière. La poudre d’or habilement dispersée dans ses boucles y contribuait largement.

Cyril Certys ne quittait pas des yeux le couple royal. Erri veillait ostensiblement sur la future mère. Le favori eut un sourire mauvais. Qu’avait fait de plus cet homme que de remplir le rôle d’étalon pour lequel il avait été sélectionné ? De quel mérite pouvait-il bien se glorifier ? Cyril se retourna à peine pour faire signe à un serviteur de remplir à nouveau son verre. Il le vida d’un trait. Ce devait être le quatrième depuis le début de la soirée. Ou le cinquième... Il était arrivé bien après que la fête eût commencée et depuis, n’avait pas bougé d’au-près de la longue table surchargée de mets et de boissons. Il n’avait aucune envie de danser et évitait avec maussaderie de croiser les nombreux regards féminins qui tentaient de le convaincre de se joindre aux réjouissances. Seul l’attirait l’alcool présent sous diverses appellations dans les carafes en verre taillé. Y cherchait-il l’anesthésie ou la détermination ? Le dernier tête à tête avec sa Reine s’était révélé pénible, douloureux... il se crispa soudain. Aminta, au bras de son époux, se dirigeait vers lui. Cyril regarda fixement le Prince consort, son ennemi. Un sourire effleurait les lèvres minces d’Erri de Notthon. Il se réjouissait ostensiblement du faux pas commis par le favori au cours du Conseil et se voyait à peu de remporter la victoire sur l’intrigant. La Reine n’était plus qu’à quelques pas de Cyril lorsque celui-ci tourna enfin la tête vers elle. Leurs regards se lièrent, comme fascinés l’un par l’autre.

— Mo Uachtáracha, salua le jeune homme en inclinant à peine le front.

— Cyril, tu devrais profiter de cette soirée. Ta morosité fait beaucoup de malheureuses, tenta de plaisanter la Suprême, visiblement attristée par l’attitude de son ami.

Il ne répondit pas et tendit sa coupe pour qu’elle fût une fois de plus remplie. Il la porta à ses lèvres mais, à cet instant, Aminta lâcha le bras de son époux, s’avança vivement et l’empêcha d’y boire d’une main ferme sur son poignet.

— Tu as déjà trop bu.

Elle parlait à mi-voix mais un cercle de silence s’était déjà créé autour d’eux. La réponse du favori y claqua comme un défi :

— Suis-je encore un enfant pour ne pouvoir en toute chose me passer de votre permission ?

— Cyril, je t’en prie, contrôle-toi, l’admonesta-t-elle en jetant aux alentours des regards significatifs.

Il ne tint aucun compte de son avertissement, pas plus qu’il ne se souciait des courtisans à l’affût, aristocrate imbus de leur sang qui ne l’avaient jamais accepté et n’attendaient que sa chute.

— Parler franc est donc aussi marque de félonie ?

Aminta laissa tomber sa main, recula de deux pas et dit sèchement :

— Tu es ivre. Il vaut mieux terminer là cette discussion. Regagne tes appartements. Demain...

— Non !

Jeté d’une main rageuse, le verre vide se fracassa sur le parquet. Un silence annonciateur de drame succéda au cri hargneux du favori. L’orchestre, avec un temps de retard oppressant, cessa de jouer.

— Non, répéta Cyril. Je ne suis pas ivre. Je suis seulement déçu et amer. Vous me repoussez. Vous reniez notre amitié. Vous écoutez les calomniateurs. Ils vous ont susurré que mon sang nextiian faisait de moi un traître, tout ça parce que Hodin Angon de Lesstrany mûrit des projets de guerre et qu’ils se conchient à cette seule idée !

Il reprenait les reproches qu’il avait adressés à Aminta au cours du Conseil mais, jetés à la face de la souveraine devant la cour rassemblée, ils acquéraient le statut d'affront irréversible.

— Tais-toi, Cyril. Ne t’expose pas plus, murmura la Suprême comme une prière bien plus qu’un ordre.

Mais livré pleinement à sa peine et à sa colère, le jeune Comte était devenu sourd à la raison. Il attaqua tel un duelliste qui n’a plus rien à perdre :

— Ne suis-je donc qu’un bibelot précieux qu’on expose en vitrine ? Vous refusez de me laisser prouver ma valeur. Je possède les qualités requises pour commander. Et vous, vous m’ordonnez : « Chante pour moi. ». Je suis un Fær sa Spéir, pas un baladin !

— Cyril...

Il rugit soudain d’un rire féroce qui en fit sursauter plus d’un.

— Je vais chanter pour vous, ce soir, Mo Uachtáracha, ô ma bien-aimée souveraine ! Oui, je vais chanter. Une dernière fois. Un chant venu d’un très lointain passé où les Lusitaans ne tremblaient pas devant les hommes du Nord !

Son regard d’une dureté de glace fiché dans celui, défait, d’Aminta, il lança d’abord une note haute, soutenue, vibrante comme une lame en action. Les paroles qui suivirent furent chantées de façon admirable mais n'en représentaient pas moins une déclaration de guerre. Il chanta un air exalté, célébrant la fougue et la bravoure et appelant au carnage, un péan oublié depuis longtemps où la voix du jeune sang-mêlé se complaisait, ardente et sensuelle, provocatrice et cruelle. Lorsque sur un dernier accent, cette voix se brisa en un sanglot vite étouffé, les spectateurs de sa folie se secouèrent péniblement de l’envoûtement dans lequel elle les avait plongés.

Le Comte Certys porta les mains à ses tempes et jura dans un souffle :

— Je ne chanterai plus ni pour vous ni pour personne.

Puis il acheva de se perdre :

— Qu’ai-je à faire encore ici ? Je trouverai sans nul doute un meilleur accueil auprès de celui dont vous me reprochez d’être le proche parent. Lui me traitera comme je le mérite !

Des murmures agitèrent alors les courtisans et se muèrent rapidement en exclamations et en cris courroucés. Malgré ses sentiments pour Cyril, Aminta ne pouvait plus rien pour le sauver.

— Malheureux ! gémit-elle.

Elle durcit sa voix et son cœur et ordonna à l’officier des Gardes qui ne se tenait jamais loin d’elle lorsqu’elle était en public :

— Capitaine Draugaert. Assurez-vous du Comte Certys. Menez-le en son appartement. Qu’il y soit enfermé sous bonne garde jusqu’à ce que je décide de son sort.

— A vos ordres, votre Majesté ! répondit le soldat avec un salut roide.

Efficace et rapide, il désigna quatre hommes qui encadrèrent le favori déchu de façon à l’empêcher de tenter quoi que ce fût. Ce dernier, pâle, n’était soutenu que par sa fierté. Brièvement, son regard croisa celui d’Aminta. La Reine sembla sur le point de parler mais elle détourna la tête. Le Prince ne prenait pas la peine de cacher le plaisir qu’il prenait au drame consommant la chute de son rival. Le regard que lui lança Cyril Certys alors qu’il passait à sa hauteur le fit pourtant frissonner.

 

 

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Cette nuit-là, aussi, il s’était enfoui sous les couvertures. Ce n’était pourtant que le tout début de l’automne, à Nestoria, et par les fenêtres entrouvertes, un air tiède insinuait des parfums miellés dans la chambre silencieuse. Mais le froid de son cœur avait contaminé son corps entier.

 

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Quelques mois après cette longue et harassante nuit, au cours de laquelle il n’avait pas fermé l’œil, il se pelotonnait sous la courtepointe dans une chambre encore étrangère à plus de deux cents lanis de Nestoria. Et il avait froid. En fait, il n’avait pas cessé d’avoir froid depuis son incarcération à Comarck. Il ignorait quelle partie de lui en souffrait le plus. Son corps ou son cœur ? Il finit pourtant par céder au sommeil.

 


1 Robe ou tunique en laine ou en soie à large encolure dotée de manches mi-longues et larges.

2 Robe ou tunique un peu plus courte à manches étroites.

 

3 Disposition à la bienveillance.

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