Les Ailes du Traître Chapitres 9 & 10
Chapitre neuf
Cyril grogna de plaisir. Étendu sur le ventre, les yeux clos, il s’abandonnait aux soins de Fallianha, installée à califourchon sur lui. Les mains expertes de la Louve chassait la fatigue des muscles endoloris par la tension du vol. Le Thuás s’efforçait de ne penser à rien d’autre qu’aux doigts habiles qui pétrissaient ses épaules et dénouaient les contractures. Cependant, il avait du mal à chasser de son esprit les spécificités de son Ardchænnas. Et il ne parvenait pas non plus à écarter de ses pensées son incorporation dans l’armée nextiiane, ainsi que son nouveau nom.
— Cyril de Fershield-Veel ! s’exclama soudain Fallianha, rejoignant sans le savoir ses préoccupations. Félicitations ! Fershield-Veel... cela te va bien. Et tu n’as pas eu que le nom, j’espère.
— Veel était le nom de ma mère. Quant à Fershield, le domaine et ses revenus étaient emballés dans le même paquet.
— Hodin Angon de Lesstrany t’a acheté à un bon prix, semble-t-il.
Il ne releva le ton railleur avec lequel elle répétait les paroles qu’il lui avait lancées lors de sa première visite.
— Il sait parfaitement quelle est ma valeur.
Qu’elle le jugeât vénal ne l’embarrassait pas. En fait, les richesses ne l’intéressaient pas, peut-être parce qu’il avait toujours possédé largement plus que le nécessaire. Ce qui le motivait, en vérité, c’était le pouvoir... Fallianha interrompit ses réflexions en insistant :
— Un vrai domaine avec ses revenus. Gras ou maigres, les revenus ?
— Plutôt importants, à ce qu’il paraît, concéda-t-il.
La jeune femme ne posait pas le même regard que lui sur l’argent. Sa beauté et son savoir-faire l’avaient sortie de la pauvreté et elle ferait n'importe quoi pour ne pas à y retourner.
Cyril aurait voulu qu’elle se tût un moment. Sous les mains à la fois douces et fortes, son corps se détendait au point qu’il aurait pu s’endormir.
— Oui... là, mmmh ! Entre les omoplates... Tu as vraiment un don, la complimenta-t-il toutefois.
— Tu en avais bien besoin, mon pauvre Cyril. Je ne m’imaginais pas que voler réclamait tant d’efforts. Quand on voit les Avians tout là haut dans le ciel, cela paraît si facile.
— J’avais pas mal de choses à prouver.
— À l’évidence, tu y es parvenu. Alors... Fershield ?
Il soupira d’aise parce que les paumes de Fallianha se faisaient plus légères et descendaient lentement le long de son dos.
— Je n’en sais guère plus que ce que j’ai lu sur les papiers signés hier soir. Fershield est situé au nord ouest de Kurvval, pas tout près, à une trentaine de lanis environ. Un vaste territoire mais plus de landes et de prés à moutons que de champs fertiles. Un manoir qui doit être pratiquement inhabitable. Quelques villages et hameaux repliés sur eux-mêmes. Mais la laine et la viande des troupeaux rapportent un bon prix. Le domaine est tombé dans l’escarcelle royale quand le seigneur est mort sans héritier.
— Et de la bourse royale dans la tienne par la grâce du Régent, railla-t-elle.
Il en rajouta, se moquant de lui-même :
— Ne pense pas qu'Angon de Lesstrany m’a acheté à ce seul prix. Il lui a fallu mettre plus sur la balance. Un titre deCeannasaith dans l’armée nextiiane, pas moins. Je n’ai pas encore demandé le montant de la solde mais elle doit être alléchante.
Sa voix se troubla parce que la Louve avait cessé de le masser et caressait ses cuisses. Bientôt, n’y tenant plus, il se retourna et l’enlaça.
Bien plus tard, tandis qu’ils partageaient une tourte à la volaille arrosée de bière brune, il remarqua :
— Ce cher Rhys m’a dit que tu détenais un certain pouvoir et même un pouvoir certain. Je me demande s’il n’exagérait pas.
Comme il souriait, Fallianha ne se froissa pas ou alors elle le dissimula avec talent. Secouant ses cheveux rouges, elle rétorqua :
— Rhys est franc comme l’or que me donnent tous ces grands Seigneurs et aussi ces riches bourgeois qui viennent chercher dans mon lit ce qu'ils ne trouvent pas auprès de leurs frigides épouses.
Elle considéra Cyril par en dessous.
— Je ne sais si je peux en dire autant de toi. Sous ton sourire enjôleur et hautain, je devine des abîmes.
Il mordit à pleines dents dans une nouvelle part de tourte, mâcha lentement la viande épicée sans quitter la provocatrice du regard.
— Nul n’est plus limpide que moi, ma chère, répliqua-t-il. Pourquoi parles-tu d’abîmes ? Qui ignore que c’est aux cimes que j’aspire ?
— Personne, justement...
Il n’apprécia pas l’insinuation mais dissimula son déplaisir en éclatant de rire.
— Belle et rusée Fallianha, nous parlions de ton ascendant et non du mien, la contrecarra-t-il. As-tu vraiment des relations à la cour ?
La jeune femme emplit leurs deux coupes de cette bière forte que Cyril commençait à apprécier. Après avoir bu, elle se glissa derrière lui et l’enlaça. Elle posa son menton aigu sur l’épaule de son amant. Son souffle tiède, la senteur suave de sa chevelure et le contact de ses seins à peine recouverts d’une fine broderie émurent le jeune homme. Fallianha détenait un grand empire sur les hommes, quels qu’ils fussent. Mais Cyril se concentra sur sa boisson. Il voulait que la Louve répondît à sa question sans l’éluder une nouvelle fois.
— Bien sûr, mon amour ! Ma beauté et mon expérience me permettent de choisir ceux à qui je dispense mes faveurs. Certains sont des Grands Vassaux au plus près du trône, ou plutôt du Régent. Et je connais leurs petits secrets tout autant que leurs désirs. Sache qu’ils écoutent parfois mes suggestions.
Elle lui mordilla langoureusement l’oreille, lui arrachant un soupir de bien-être.
— Chez toi, les courtisanes de haut vol n’ont-elles aucune influence ? s’étonna-t-elle ensuite.
— En fait, ma belle, les filles comme toi ne volent pas assez haut en Lusitaan pour se permettre de dicter leur conduite aux hommes de pouvoir.
Il pouffa puis expliqua :
— Nos épouses sont bien plus libres que les Nextiianes. Vraiment, comment ces pauvres femmes, élevées dans la crainte et l’obéissance aux mâles et recluses dans leurs demeures pourraient-elles vous faire concurrence ? En Lusitaan, les grandes dames n’hésitent pas à avoir des amants et des opinions sur tout. Il en est même qui s’imaginent détenir la fibre politique.
L’amertume évidente de l’exilé retint le geste irrité de Fallianha. Elle se contenta de lui pincer un mamelon. Il poussa un cri de surprise.
— Ce n’est pas parce qu’une Reine t’a fait des misères que tu dois toutes nous juger à sa mesure ! Nous savons réfléchir aussi bien que les hommes.
Cyril sourit en se frottant la poitrine.
— Accepte mes humbles excuses, impitoyable Louve ! Je dois reconnaître, même si mon orgueil viril en souffre, que ma propre épouse s’est montrée bien plus apte que moi à gérer mon domaine.
— Je doute que tu sois vraiment sincère. Je ne connais très peu d’hommes qui sachent parler franc. Et crois-moi, j’en ai fréquenté beaucoup.
— As-tu l’oreille du Régent lui-même ?
Elle souffla avec un dédain qui étonna son amant.
— Aucune femme ne trouve grâce à ses yeux. Et pas une Louve ne peut se vanter d’avoir réchauffé sa chair.
— Il aimerait les garçons ?
Fallianha ricana méchamment.
— Tu crains pour tes jolies fesses ?
Elle lui planta ses dents dans le cou puis s’écarta. Cyril sentait pourtant sa présence derrière lui et un frisson monta le long de sa colonne vertébrale. Il éprouvait à la fois du désir et de l’inquiétude. Cette fille était dangereuse, il ne pouvait le nier, tout comme il ne pouvait désavouer le plaisir nébuleux qu’il retirait de cet étrange commerce.
— Hodin Angon de Lesstrany est froid comme la mort, continua-t-elle après un bref silence. Je crois que seul le pouvoir le fait jouir. Comme celui qu’il a sur toi...
Il refusa de relever ce qui pouvait passer pour une insulte et fit remarqua :
— Il a bien fallu qu’il engendre Ganrael, tout de même.
— Il suffit d’une fois si on choisit la bonne période. Et il a certainement procédé au plus vite.
— On dit qu’il s’est débarrassé tout aussi rapidement de son épouse.
— Il avait ce qu’il voulait : un fils.
Cyril se leva. Il n’aimait pas ne pas la voir. Elle pouvait tout aussi bien lui planter un poignard dans le dos. Il s’interrogea sur les émotions qu’elle provoquait en lui. Il la désirait, et c’était même très évident. Il redoutait sa langue acérée, il devait l’admettre. Mais lui fallait-il se résoudre à appeler amour ce trouble qui serrait sa gorge lorsqu’il la contemplait ?
Il détailla sa nudité à peine voilée par un châle. Les seins pointant entre les mailles du châle attisaient son désir. Les mamelons durcis trahissaient l’envie que la Louve éprouvait, elle aussi, d’une lutte qui n’allait pas tarder à les jeter sur le lit encore tiède de la dernière étreinte.
L’aimable divinité à laquelle il rendait volontiers un culte ne portait pas le même nom dans les deux pays. Et ses caractéristiques différaient aussi. Étrangement, l’Istartis lusitaane se montrait plus docile et soumise aux Dieux mâles que son homologue. Cela venait sans doute qu’en Nextiia, sous le nom de Saliach, elle était avant tout la puissance tutélaire des Louves, sauvage et dominatrice à leur semblance. Ce que Cyril ressentait envers Fallianha, il devait le comprendre à l’aune de ce qu’était Saliach, tout comme l’affection qu’il continuait à éprouver pour Artémisia ressortait de l’aspect plus policé de son pendant lusitaan.
Il revint au regard impérieux de la Louve et reprit assez de contrôle sur lui-même pour lui demander :
— Ce fils, Ganrael, le connais-tu, lui ?
— Ganrael ne tient pas du tout de son père. C’est un Loup, un mâle dominant. Il ne se contente pas d’une seule femelle. Je ne te citerai guère de Louves qu’il n’ait saillies, sinon les vieilles et les filles à soldats.
— Tu n’es ni l’une ni l’autre.
— Eh bien, tu as ta réponse. Que veux-tu savoir, très cher ? S’il est bon au lit ? S’il fait partie de mes habitués ? Si je te préfère à lui ? ironisa-t-elle.
— S’il est vraiment fou, répliqua-t-il d’un ton sec, bien que les questions que Fallianha venait de lui lancer lui parussent soudain plus importantes.
Elle sourit afin de lui montrer qu’il ne l’abusait pas mais consentit à l’éclairer.
— Sans aucun doute. Mais c’est un fou très sensé. Il ne fera jamais rien, je crois, qui aille contre ses intérêts. Et son intention, c’est de régner lorsque le petit Roi aura rendu son souffle entre les mains des Dieux.
— Il te l’a dit ?
— Reconnais-moi assez d’intuition pour l’avoir deviné. Rien que sa manière de faire l’amour démontre sa faim de pouvoir et sa concupiscence envers la couronne que porte si mal son cousin.
Elle laissa glisser le châle le long des ses épaules. La broderie arachnéenne frôla ses hanches qu’elle ondula, à peine, mais de façon si suggestive que la gorge de Certys se dessécha d’un coup.
— Vois-tu, en amour comme ailleurs, il prend sans beaucoup donner. Sa fougue ne m’a pas déplu mais elle m’a lassée. Ton Istartis fait de toi un amant bien plus attentionné. Ai-je répondu à toutes tes interrogations ?
— Oui.
Il n’aurait pu articuler un mot de plus. Se divertissant de son émoi, elle bondit sur la couche et debout, victorieuse, lui tendit les bras.
— Viens, mon bel amoureux ! Je suis Saliach ! Rends-moi hommage.
Cyril sauta sur le lit à la suite de l’ensorcelante Louve. Oubliant jusqu’à Ganrael, il l’adora comme elle le réclamait.
Il quitta Fallianha tard dans la matinée. Elle ne recevait aucun de ses clients avant le repas du milieu de la journée. Elle n’avait laissé partir son amant de cœur qu’une fois reposé des ardeurs de la nuit et lesté d’un solide déjeuner. Un vent glacé le surprit au sortir du nid douillet de sa maîtresse mais lui remit les idées en place. Sa passion pour la Louve ne devait en rien entraver ses plans. Elle le tenait par les sens comme aucune femme avant elle mais il garderait la tête froide.
Le jeune homme marchait sans s’intéresser à ceux qu’il croisait ou dépassait. Il martelait ses résolutions d’un pas vif. Une ou deux fois, il heurta de l’épaule un passant emmitouflé et s’excusa d’un mot bref. Bientôt, il expulsa Fallianha de ses pensées tout comme le froid l’avait chassée de son corps et obliqua vers la demeure de Rhys. Nul ne l’attendait au Palais. Sa réception en tant queCeannasaith n’aurait lieu que dans deux jours. Hodin Angon de Lesstrany en avait fixé la date dès leur retour de la Caserne et lui avait envoyé son propre tailleur. L’homme, un gnome jovial, toujours en mouvement, avait pris ses mesures et promis de lui livrer son uniforme avant la cérémonie. En attendant, autant passer les journées d’agréable façon. Le Comte de Sassy n’avait pas regagné son domaine sur le bord du détroit des Orages. Il avait laissé entendre à Cyril qu’il passerait le printemps et peut-être l’été dans la capitale.
Le nouveau Comte de Fershield-Veel ne s’était pas encore rendu dans la maison de ville de son ami mais celui-ci lui en avait expliqué le chemin. Il longea des maisons à trois ou quatre étages, en moellons grisâtres. À ces devantures hostiles, il préférait les façades étroites des faubourgs et leurs boiseries ocre jaune. De rares fenêtres donnaient sur les avenues parcourues par un souffle frigorifiant. Pourtant, les volets massifs étaient grands ouverts pour profiter du pâle soleil. Cyril n’éprouva pas un seul instant la tentation de jeter un regard dans l’intimité des Kurvvaliens. Ces gens-là ne l’intéressaient pas. Ses pensées tournaient autour des trois hommes les plus haut placés : Hodin et Ganrael de Lesstrany ainsi que le jeune et fragile Cosme. Jusqu’à ce jour, le Régent n’avait montré que de la bienveillance à son égard. L’exilé ne s’embarrassait ni de scrupules ni d’illusions : il connaissait sa propre valeur mais se doutait bien que l’homme fort de la Nextiia ne lui offrait pas une nouvelle vie sans contrepartie. Angon de Lesstrany saurait réclamer le prix de ses faveurs en temps voulu. Le sang-mêlé ne se risquait non plus à négliger l'animosité du fils unique de Hodin. L’aspect positif de l’aversion de Ganrael résidait dans son évidence. Au moins, Cyril connaissait-il son ennemi. Quant au petit Roi, Cyril n’allait pas manquer de cultiver le vif intérêt qu’il lui manifestait. Du pouvoir, Cosme ne disposait que du peu que le Régent voulait bien lui laisser. Mais s’il parvenait à dépasser sa maladie, bien conseillé et bien guidé, il deviendrait un souverain digne de ce nom.
L’ancien favori d’Aminta de Lusitaan pressa inconsciemment le pas. Rhys représentait la porte par laquelle il obtiendrait la confiance de Cosme.
Deux parcs enclos de grilles séparaient la demeure du Comte de Sassy de ses voisines. Au milieu des arbres encore dénudés, quelques conifères aux aiguilles d’un vert acide apportaient une touche de couleur. Cyril poussa la porte d’entrée et pénétra dans un vestibule à peine éclairé par une lampe posée sur une petite table. Un homme se leva précipitamment et fixa sur l’arrivant des yeux de myope. Malgré tout, le vieux portier parut satisfait de son examen puisqu’il s’inclina et bredouilla entre les dents qui lui restaient :
— Monseigneur de Sassy m’a dit de vous faire monter sans attendre si vous vous présentiez ici, Monseigneur de Fershield.
D’un pas alerte, Cyril grimpa l’escalier principal. Les marches de marbre beige menaient directement au deuxième étage. C’était, à Kurvval, l’étage noble. Le rez-de-chaussée servait d’entrepôt et au premier, on trouvait aussi bien les cuisines que les logements des serviteurs.
Sur le palier, attendait un jeune garçon dont le seul travail semblait consister à débarrasser les visiteurs de leurs manteaux. Il posa la lourde pelisse sur un banc coffre puis ouvrit la porte à deux battants. Rhys, qui lisait près d’une fenêtre, se leva d’un bond à l’entrée de son ami. Il jeta le livre sur une table basse et le serra dans ses bras.
— Je craignais que tes nouvelles responsabilités ne t’empêchent de venir me voir.
— N’oublie pas mon récent titre de noble nextiian. Apparemment, tu es au courant.
— Ta bonne fortune alimente les conversations.
— Et qu’en dit-on ?
Rhys l’entraîna vers la cheminée où brûlait un bon feu. Il lui désigna une chaire à bras garnie de coussins et s’installa dans l’autre. Puis il écarta les mains et avec un petit sourire moqueur, l’informa :
— On s’étonne, tu t’en doutes bien, mais on ne se permet pas de critiquer à haute voix les décisions du régent. À part, évidemment, ton cousin Ganrael qui ne se prive pas de rabaisser tes mérites. Il te reconnaît un certain talent en tant qu’Avian mais un bien plus grand comme flagorneur.
— Tu ne m’apprends rien que je ne soupçonne déjà ! Et pour les tiens, qui suis-je ?
Rhys se départit de son sourire mais aucune hostilité ne perçait dans son regard clair.
— Ils te considèrent comme un arriviste dangereux dont il faut se tenir à l’écart.
Cyril haussa les sourcils.
— Que tu devrais donc éviter de fréquenter...
— Cela m’a été fortement suggéré. Mais je tiens à mon libre-arbitre aussi bien vis-à-vis de mes alliés que de mes adversaires... Tu vas partager un vin chaud avec moi ! s’exclama soudain Rhys avec jovialité comme s’il ne venait pas d’exprimer ses préoccupations.
Il frappa aussitôt dans ses mains. La porte s’ouvrit et le jeune serviteur s’inclina. Le maître de maison lui ordonna d’aller chercher en cuisine une cruche de vin chaud épicé et de la lui monter sans lambiner. Cyril mit à profit l’interruption pour détailler la pièce dans laquelle le recevait son ami. Ses dimensions conséquentes expliquaient la taille de la cheminée : on aurait pu y cuire deux moutons sur la même broche. Des tentures richement brodées participaient efficacement à la lutte contre le froid : il faisait presque trop chaud. Peu de meubles mais d’un goût excellent : la table et la desserte gravées de feuillage étaient l’œuvre d’un habile artisan du Siérain. Sur deux étagères jumelles, étaient exposées des verreries styriennes d’une délicatesse émouvante. Le Comte de Sassy disposait d’un revenu plus que confortable.
Le petit valet finit par apporter la cruche avec un luxe de précaution. Rhys attendit d’avoir versé lui-même la boisson aromatique dans deux coupes d’argent pour reprendre la conversation.
— Je leur ai laissé entendre que tu étais aussi une pierre dans le jardin du Régent. Son attitude à l’égard d’un demi Lusitaan ne peut qu’incommoder ses proches.
Le regard perdu dans les volutes de vapeur, Cyril buvait à petites gorgées le délicieux breuvage. Ce que lui apprenait son ami ne l’étonnait pas outre mesure. Son père et sa mère avaient outrepassé les préjugés et s’étaient démontrés leur amour tout au long de leur vie. Mais avaient-ils pensé au fardeau que leurs enfants auraient à supporter du fait du mélange dans leurs veines de deux sangs antagonistes ? Leur fils s’était toujours senti incomplet sous le regard des autres.
Il aspira la dernière gorgée et croqua les graines de carmandal pourpre qui restaient au fond du calice. Leur saveur forte emplit sa bouche.
— Les as-tu dissuadés de m’éliminer ?
Rhys sursauta légèrement. Son air choqué fit sourire Certys.
— Par les Dieux ! Il n’a jamais été question d’en arriver à de telles extrémités ! Juste de te surveiller.
— Et c’est à toi qu’on a confié la tâche de me tenir à l’œil ?
Le Nextiian souffla. Il n’aimait pas le tour que prenait la conversation. Cyril ne souhaitait pas l’indisposer. Il avait besoin d’un ami sincère et, nonobstant ses ambitions, il appréciait vraiment le Comte de Sassy. Il reprit :
— Tu es le mieux placé, évidemment. Et je préfère sans conteste que ce soit toi car je te connais comme droit et loyal.
Le sourire revint sur le visage de Rhys. Il se leva pour consulter la clepsydre qui trônait sur une table triangulaire, dans un angle du vaste salon.
— Déjà la sixième heure ! Veux-tu partager mon repas ? Cela me ferait vraiment plaisir... si tu n’es pas tenu par tes obligations au Palais, bien sûr.
— Je suis encore libre de mes mouvements. Plus pour longtemps : la cérémonie au cours de laquelle Hodin Angon de Lesstrany me remettra les insignes est programmée pour dans deux jours. En attendant, je compte profiter des plaisirs de l’existence : ne vante-t-on pas les talents de ta cuisinière ?
Et au cours du repas, il amènerait à un moment ou un autre la conversation sur le petit Roi.
Chapitre dix
Le Comte de Fershield-Veel prit la plume que lui présentait respectueusement le tabellion, signa d’un geste ample et vif les documents étalés devant lui sur le bureau en bois vénérable puis adressa un sourire satisfait au vieil homme. Celui-ci lui retourna son sourire avec une courbette obligeante et tapota les cinq bourses que son client venait de lui remettre :
— Ces bedonnantes demoiselles ne resteront pas longtemps dans mon coffre, Monseigneur. Dès demain, elles iront assouvir l’appétit des héritiers du défunt marchand de fourrure.
— J’apprécie l’entregent dont vous fîtes preuve, Maître Rosstol. Acceptez donc ma reconnaissance pour l’excellente affaire que je viens de conclure.
Cyril posa un peu à l’écart des premières une escarcelle dont le rebondi témoignait d’une somme conséquente. L’homme réitéra son salut et enfourna dans sa poche la rémunération de ses services diligents.
— Les fils du vieux Mathuus étaient aussi pressés de vendre que de dépenser l’or rapporté par la vente. Le jeu finira par les mettre tous deux sur la paille. S’il n’était déjà passé de vie à trépas, leur pauvre père en mourrait !
Il saupoudra de sable les paraphes de son noble client, souffla sur les deux feuilles et les plia consciencieusement l’une après l’autre. Il en tendit l’une à Cyril et posa l’autre sur une pile de dossiers.
— Monseigneur, vous voici maintenant l’heureux propriétaire d’une vaste et belle demeure sise rue du Puits Vieux, à idéale distance du Palais royal, dotée d’une remise à carrosse et d’une écurie, ainsi que d’un jardin clos. Il s’agit désormais de la rendre digne de votre rang. À cette fin, sachez que je connais de talentueux artisans dont les tarifs sont fort raisonnables.
— Moyennant commission ? L’offre est honnête, Maître Rosstol et me convient. Je veux pouvoir disposer d’une maison en ville au plus tôt.
— Vous pouvez vous en remettre à moi. Je m’en occupe sans retard, Monseigneur. Ah ! J’ai fait porter en la demeure les effets dont vous m’avez confié la commande.
— Excellent !
Le Comte empocha le document ainsi que les clefs et le tabellion le raccompagna jusqu’à la rue où ils se séparèrent, fort contents l’un de l’autre.
Lorsque Cyril s’installa près d’elle dans la berline de louage, Fallianha lui fit remarquer, sur un ton acide, qu’elle commençait à trouver le temps long et que les mystères qu’il entretenait quant à leur destination l’agaçaient tout autant. Il piqua un baiser sur sa moue boudeuse.
— Patience, ma douce ! Je te promets une surprise à la hauteur des désagréments auxquels je t’ai soumise.
— Je te le souhaite ! Dois-je te rappeler que j’ai dû annuler la visite d’un de mes bons amis pour t’accompagner.
Cyril s’assombrit aussitôt. La petite scène que lui jouait sa maîtresse ne l’amusait plus. La référence appuyée au client l’avait exaspéré. Il n’ignorait pas de qui il s’agissait : le Duc de Haerliis. À la cour, le vieillard se posait en parangon des vertus viriles mais ses vices n’en ressortaient que mieux pour qui savait ce qui se passait dans l’alcôve de la Louve. Cyril était l’un de ceux-là. Fallianha, en riant, lui avait narré les turpitudes du Grand Vassal. Il n’avait pas joint son rire au sien. S’il aimait l’amour, il méprisait ceux qui se rendaient esclaves d’appétits déviants. Les façons dont le vieux Duc recherchait son plaisir le rebutaient, il avait enjoint la jeune femme de ne pas en dire plus. Elle avait levé les sourcils avec étonnement et lui avait lancé :
— Par Saliach ! Je ne te savais pas aussi prude !
Mais elle n’avait pas insisté. De ce jour, Cyril s’était juré qu’il ne partagerait plus les faveurs de la Louve avec de tels personnages. Le silence qui s’installa entre les deux occupants de la berline ne dura que le temps de rallier la rue du Puits Vieux. D’un cri prolongé, le cocher arrêta son cheval puis interpella son client :
— Monseigneur, vous voici arrivé.
Cyril sauta lestement à terre et régla le prix de la course avant d’aider Fallianha à descendre de la voiture. Il renvoya l’homme sur ces paroles :
— Reviens nous prendre dans une paire d’heures.
Renonçant à sa bouderie, Fallianha examina avec curiosité la façade sévère de la demeure devant laquelle la berline les avait déposés. Seule la porte bénéficiait d’une enjolivure qui rendait la maison plus accueillante. Le linteau en arc de cercle, taillé dans une pierre plus claire, invitait à pousser le battant en bois terni par les intempéries. Cyril sortit le trousseau de clefs de sa poche et sélectionna la plus imposante. Sous l’œil interrogateur de la Louve, il ouvrit grand la porte puis s’effaça pour la laisser entrer.
Les caleils à trois becs éteints depuis la mort du fourrier, une ombre froide envahissait le vestibule. Toutefois, la montée d’escalier bénéficiait d’un éclairage indirect car les portes donnant sur les principales pièces, ainsi que les fenêtres de ces dernières étaient ouvertes. Le jeune homme saisit la main de sa maîtresse et gravit les marches, la tirant presque à sa suite.
Il aurait pu attendre que les travaux de rénovation fussent achevés pour inviter Fallianha à visiter les lieux mais il voulait qu’elle donnât le plus tôt possible un congé définitif à ses habitués. Bien payés, les ouvriers mettraient rapidement la maison au goût du Comte en y travaillant, si nécessaire, jour et nuit.
Cyril fit entrer la Louve dans une première salle. Trois croisées à petits carreaux éclairaient la pièce la plus spacieuse. En cette mi-journée de fin de printemps, le soleil s’y déversait à flots et révélait la nudité des murs. Meubles et tentures avaient été emmenés par les héritiers et sans doute vendus à l’encan pour payer des dettes de jeu. Cyril n’en était pas mécontent car il n’aurait pas à se débarrasser de ces vieilleries pour les remplacer par le mobilier commandé au meilleur artisan de Kurvval. Plus tard, il ferait venir des commodes et des dressoirs du Trantin, réputé pour ses ébénistes, mais pour l’instant, il s’agissait de parer au plus pressé.
— Imagine-toi, ma belle, entourée de meubles cirés et de tapisseries chatoyantes ! Ici, une grande table pour y donner des dîners arrosés de vins fins ! Là, une desserte où tu disposeras tes précieux bibelots et la vaisselle de porcelaine qui ne devrait pas tarder à arriver de Fortinéo, la capitale du Siérain, en même temps que quelques barriques de bon vin... Et dans ce coin, je vois bien une harpe !
— Mais je ne sais pas en jouer, protesta-t-elle, ne sachant si elle devait céder au rire ou à l’exaspération.
— Quelle importance ! Tu auras tout le temps d’apprendre. J’engagerai un maître de musique et, bientôt, tu nous éblouiras, mes amis et moi, par la caresse de tes doigts... sur les cordes.
Il lui enserra la taille et la fit tournoyer tout autour de la salle en fredonnant. Elle le fit cesser en lui frappant la poitrine du plat des deux mains.
— Tu es fou, Cyril ! Comment paieras-tu tout cela ?
Sans répondre, il l’entraîna à travers les autres pièces, et les lui décrivit telles qu’elles lui apparaîtraient un mois plus tard.
— Le grand salon : représente-toi un divan face à la fenêtre. Puis des chaires à bras en nombre, des tables de jeux, des guéridons, une desserte pour les boissons, au milieu un billard, tout le nécessaire pour passer d’excellentes soirées en bonne compagnie. La couleur dominante sera le bleu ! Viens... Ici, ce sera le petit salon, bien plus intime, seulement nous deux... ton domaine, tu le décoreras à ton goût...
Il l’entraîna dans le couloir, ouvrit une porte donnant sur une pièce plus petite au sol pavé d’ardoises. Deux fenêtres hautes et étroites y distribuaient une clarté diffuse.
— Voici l’une des raisons qui m’ont décidé à acheter cette maison : une vraie salle de bains, chauffée par des conduits sous le sol. Il y a même une évacuation pour les eaux usées. L’ancien propriétaire aimait son confort... ou alors les bains en compagnie. Une grande cuve trônera en plein milieu, assez vaste pour nous deux.
L’air égrillard, Cyril attira la jeune femme contre lui et susurra :
— Qu’en dis-tu ?
— Fi, juste des promesses.
— Tu devrais savoir que je tiens toujours mes engagements.
Il l’embrassa avec passion. Puis, sans lui laisser reprendre son souffle, il lui fit traverser le couloir et pénétrer dans une grande pièce lumineuse.
— Notre chambre !
À même le sol, on avait disposé des fourrures dont l’épaisseur garantissait le moelleux. Cyril y avait pourvu la veille par l’intermédiaire du notaire. Quelques consignes précises et une bourse bien remplie y avaient suffi. La Louve désigna les paniers alignés à portée de main de la couche improvisée :
— Tu as tout prévu, on dirait. Tu étais si sûr que j’accepterais de t’accompagner ?
— À tout le moins, la curiosité fournissait une imparable motivation.
— Parce que je suis une femme ? questionna-t-elle sur un ton acide.
— Parce que je t’intrigue, lui répondit-il avec aplomb. Et surtout, je sais bien, ma douce, quels sentiments tu éprouves à mon égard, même si tu les dissimules.
Les mains sur les hanches, elle le dévisagea en hochant la tête.
— Eh bien, il est évident que la modestie ne fait pas partie de tes qualités, Monsieur le Comte de Fershield.
— Quoi qu’il en soit, Fallianha, tu n’as pas nié, rétorqua-t-il en l’enlaçant étroitement.
Elle parvint toutefois à lui asséner quelques coups de poing. Cyril subit l’avalanche en riant puis la fit cesser par un tendre baiser. Lorsqu’il sentit fondre la Louve dans ses bras, il l’allongea sur les toisons multicolores.
Cyril inventoria le contenu des trois paniers d’osier. L’aubergiste gagé par le tabellion avec l’argent du Comte avait bien fait les choses : sans doute pensait-il acquérir ainsi la pratique d’un courtisan fortuné. Mais Cyril comptait recruter sa propre cuisinière. Il avait prévu de débaucher l’habile femme qui mitonnait les succulents repas du Comte de Vanivred, satellite du Régent et Captaen de talent, qui l’avait convié à un souper peu avant son départ pour Fershield.
— Tes ardeurs m’ont affamé, ma belle. Ces terrines et ces tourtes m’ont l’air presque aussi appétissantes que toi ! Quant à la bière, il nous faudra la goûter pour savoir ce qu’elle vaut vraiment. Vu son prix, elle a intérêt à être plus que buvable ! Je te sers ?
Sans attendre de réponse, il décacheta un flacon et emplit deux gobelets qu’il avait posés à même le parquet. La boisson mousseuse déborda des récipients d’étain. Il en tendit un à Fallianha et vida l’autre.
— Pas mal. L’aubergiste semble avoir mérité son salaire. Tu ne bois pas ?
Le gobelet plein à la main, la jeune femme considérait son amant avec perplexité.
— Je me pose deux questions qui ne souffrent pas de rester sans réponse et ce, depuis que nous avons mis les pieds dans cette maison.
— Notre maison, ma belle.
— « Notre » maison. Ce seul mot signifie beaucoup, trop peut-être.
— Te voilà bien sérieuse, soudainement.
Il se resservit de la bière et regarda sa compagne avec un sourire amusé. Elle secoua la tête et ses boucles rouges semblèrent prendre feu dans le rayon de soleil qui tombait directement sur leur lit d’occasion.
— Et toi, cesse de tout prendre à la légère. Tu agis comme si les autres devaient toujours accéder à tes désirs. Ne doutes-tu donc de rien ? J’ai l’impression que ce qui t’est arrivé dans ton pays ne t’a rien appris. En satisfaisant tes caprices, ton Aminta ne t’a certes pas aidé à mûrir. On dit les Avians d’une arrogance telle qu’il leur semble naturel que le monde soit à leurs pieds.
Sur le moment, la diatribe de Fallianha déconcerta Cyril. Mais il ne resta pas longtemps déconfit. La Louve possédait une langue acérée qu’il ne détestait l’entendre utiliser à l’encontre des autres hommes qu’elle fréquentait. Il fallait bien que son tour arrivât.
— Ce que tu dis à propos de l’arrogance des Fær Thuás n’est pas faux. Je te concède aussi que je trouve tout à fait normal de me servir de certains pour asseoir ma position. Bon, maintenant que ces points sont éclaircis, pose-moi tes questions et ensuite nous mangerons ! déclara-t-il avec désinvolture.
La Louve soupira longuement.
— Que ta Reine t’ait supporté si longtemps est pour moi un mystère, conclut-elle.
Elle se leva avec souplesse, enveloppa sa nudité d’une fourrure aux longs poils roux et se dirigea vers la fenêtre. Cyril l'admira se déplaçant avec nonchalance dans le rai de lumière. Les teintes vives de sa chevelure et de son vêtement improvisé offraient un écrin sensuel à sa carnation pâle et le jeune homme comprit soudain qu’il éprouvait à l’égard de sa maîtresse nextiianne bien plus que du désir. Il ne savait nommer ce trouble. Il ne s’agissait pas d’amour... du moins en aucun cas comparable à celui qui le liait toujours à Aminta. Pas plus qu’il ne ressemblait à l’affection sereine qu’Artémisia avait fait éclore en son cœur. Il voulait la superbe Louve pour lui seul et refusait désormais de partager avec d’autres hommes non seulement son corps, mais aussi son rire, sa vitalité, son esprit et même ses colères.
— Voici ma première question, la moins importante : la maison, les travaux, les meubles, les serviteurs, comment comptes-tu payer tout cela ? Ton nouveau domaine ne t’a pas encore rapporté un confortable revenu, que je sache. Il vient juste de tomber dans ton escarcelle !
— Ma douce, quelle crainte te taraude au sujet de mes finances ? Crains-tu que je ne puisse plus suffire à tes besoins, pécuniaires j’entends, car pour les autres, point de souci.
L’exaspération outrée de Fallianha le fit éclater de rire. Il continua dans la même veine :
— Apprends tout d’abord que j’ai réglé cette demeure rubis sur l’ongle. Je ne m’inquiète pas plus pour les broutilles telle que la remise à neuf, le mobilier, le personnel. Mon excellent parent, le Régent de la Nextiia, dispose d’une fortune colossale et n’éprouve aucun embarras à m’en faire profiter. Je ne voudrais surtout pas l’offenser en refusant ses largesses.
— Ne vois-tu pas...
Il leva la main pour interrompre la mise en garde de la jeune femme.
— Ne me juge pas aussi insouciant que je m’en donne l’air, très chère. Je sais parfaitement que Hodin m’achète et me compromet avec tout cet argent largement dispensé. Je ne pourrai plus lui refuser grand-chose... tant qu’il ne me demande pas de te faire entrer dans son lit ou d’y entrer moi-même !
— Faut-il vraiment que tu plaisantes de tout ?
— Et pourquoi non ? J’ai failli laisser ma raison entre les murs d’une forteresse. Alors, j’ai décidé de ne plus rien prendre au tragique. Je veux goûter chaque jour sans me mettre martel en tête au sujet de l’avenir, tout en faisant le nécessaire pour qu’il m’apporte le meilleur.
Il se leva à son tour et sans se soucier de couvrir sa nudité, il s’approcha de la Louve, son gobelet à la main.
— Et je bois à l’une des meilleures choses qui me soit advenu en ce royaume nordique : notre rencontre !
Elle se laissa enlacer mais ne céda pas à son sourire enjôleur. Un sourcil levé, il attendit qu’elle énonçât sa seconde question. Elle le fixa droit dans les yeux et l’interrogea sèchement :
— Qu’est-ce qui te permet de croire que je vais m’installer ici ? À aucun moment tu ne m’as demandé si j’étais d’accord.
— À aucun moment, je n’ai pensé que tu pourrais refuser une telle opportunité.
— Que les Dieux te foudroie ! Tu es vraiment persuadé qu’il te suffit d’ordonner pour posséder !
Il la serra plus étroitement contre lui et lui bécota le cou et la gorge. Il ne doutait pas qu’elle finirait par rendre les armes. Ses arguments ne pouvaient que la convaincre de quitter sa maison à la façade rouge et son existence hasardeuse.
— Ma tendre amie, je dépose à tes pieds une demeure spacieuse, bientôt décorée avec goût. Dès demain, j’engage à ton service des domestiques en nombre suffisant pour la tenir. Mon escarcelle t’est ouverte, tu pourras puiser sans compter dans l’argent du Régent qui l’alimente ! Tu disposeras d’un carrosse pour te déplacer. Il est commandé, il ne me reste plus qu’à choisir les chevaux et le cocher. Tu n’auras plus à teindre tes cheveux ; je connaîtrai enfin leur couleur naturelle... Si tu le désires, nous irons devant le tabellion signer l’acte qui te garantira de rester en ces murs s’il m’arrive quelque chose.
— Et si tu te lasses de moi ? demanda la jeune femme en pinçant les lèvres.
— Je ne peux pas même imaginer une telle idée ! Où dénicherais-je une femme qui te vaille en ce froid royaume ? À la cour, parmi les très fades et très surveillées épouses ou filles de mes pairs ? À la ville ? Je n’y connais que les tavernes où je me rends avec Rhys ou quelques Thuás. Si cela peut te rassurer sur mes intentions, l’acte notarié comportera un codicille au cas, bien improbable, où tu perdrais tes attraits.
— Et si c’est moi qui me lasse de toi ? le contra-t-elle perfidement.
Cyril émit un petit rire, mi amusé mi étonné.
— À aucun moment, je n’ai pensé qu’une telle chose puisse arriver, plaisanta-t-il.
— Ce que tu peux être agaçant, parfois !
Prenant son amant par surprise, elle lui planta ses dents pointues dans l’épaule. Il retint un cri de douleur : elle y avait mis tout son cœur, ou plutôt toute son irritation. Il jeta le gobelet à demi plein sur le sol où il tinta avant de rouler dans un angle. De sa main désormais libre, il lui empoigna les cheveux et lui tira la tête en arrière. Il plongea son regard dans les yeux fauves agrandis par la stupeur puis embrassa la Louve furieuse avec fougue. Elle répondit à son étreinte avec la même ardeur. Lorsqu’ils se séparèrent, presque à bout de souffle, à voix basse et rauque, il la prévint :
— Fallianha, je n’ai jamais frappé une femme car c’est chose détestable. Je t’en prie, agis en sorte que cela n’arrive pas. Et puis, ma belle, les événements proches pourraient bien faire que tu n’aies plus besoin de te soucier de te fatiguer de moi ou non.
Elle voulut protester, il l’en empêcha d’un nouveau baiser, la souleva dans ses bras et la porta jusqu’au matelas de fourrure.
— Il faut que je tienne vraiment à vous pour supporter votre sale caractère, monsieur le Comte de Fershield-Veel.
Cyril glissa les pans de sa chemise dans ses braies puis dévisagea Fallianha debout près de la porte. Déjà revêtue, elle remettait de l’ordre dans sa chevelure, ses bras levés formant une délicate courbe au-dessus de sa tête. Il jouit un instant du plaisant spectacle qu’elle lui offrait puis avec un sourire en coin, il lui demanda :
— Dois-je entendre dans ces mots une déclaration d’amour ?
D’un geste indolent, la jeune femme acheva de démêler ses boucles cramoisies avant de répliquer par une question :
— Dois-je voir dans l’achat de cette demeure une déclaration d’amour ?
Cyril baissa brièvement les yeux puis darda sur la Louve un regard intense, presque dur, sans pour autant cesser de sourire. Dans sa situation, se montrer honnête pouvait s’avérer dangereux. Mais il choisit de ne pas mentir à Fallianha parce qu’il la jugeait trop fine pour se laisser berner par des paroles fleuries mais insincères.
— Je n’ai jamais aimé qu’une seule femme. Il n’y a dans mon existence pas de place pour d’autres amours. Cependant, Fallianha, ce que j’éprouve pour toi m’étonne moi-même. Je ne suis pas doué pour analyser mes sentiments, aussi me contenterai-je de quelques mots qu’il te faudra bien accepter tels quels. Je tiens beaucoup à toi, et pas seulement pour ce que tu es extérieurement. J’apprécie ton caractère, ton intelligence et même ta langue piquante. Et je déteste te partager.
Elle le regarda longuement puis laissa tomber :
— Je te donnerai ma réponse dans quelques jours.
Hodin Angon de Lesstrany sortait d’une réunion informelle avec les membres du Conseil de Régence. Cyril le croisa en haut du grand escalier et s’inclina devant lui.
— Votre Excellence, belle matinée.
— En vérité, mon petit cousin ! Un temps idéal pour voler, n’est-ce pas ? répondit le Régent en posant sa main sur l’épaule du jeune homme.
Celui-ci avait fini par s’habituer au geste possessif que lui réservait l’homme fort de la Nextiia. S’il en concevait de l’humiliation, il tâchait de faire bonne figure. À Rhys, comme à Fallianha, il affirmait n’éprouver aucune honte à se vendre à bon prix. Lui seul savait à quel point, parfois, le dégoût le prenait. Alors, il se disculpait à ses propres yeux en se persuadant que la fin justifiait les moyens.
— Je pense que je vais vous prendre au mot, Excellence. Car ma Sciathánn n’a pas quitté le sol depuis que je suis revenu de Fershield, voici une bonne semaine.
— Eh bien, votre nouveau domaine est-il à votre convenance ? Nous n’avons pas vraiment eu le temps de converser depuis votre retour. Vous savez combien l’administration du royaume m’accapare. Mais voici que j’ai un peu de temps à vous consacrer. Et puis cela me distraira. Marchons, voulez-vous.
— Volontiers, Excellence.
D’un signe péremptoire, le Régent renvoya les pantins du Conseil puis entraîna Cyril le long de la galerie. Il ne le lâcha que lorsqu’ils aboutirent au seuil d’un escalier secondaire dont l’hélice menait jusqu’au parc implanté derrière le bâtiment.
Parvenu dans les allées quadrillant les parterres d’herbe rase et de buissons bas plantés au cordeau, Angon de Lesstrany ralentit le pas et joignit les mains dans son dos.
— Je ne m'aveugle pas au sujet de la comparaison que vous avez pu établir entre Fershield et Lindia. D’ailleurs, je serais désappointé si vous vous mettiez soudain à jouer au parfait courtisan. Vos manières directes sont, ma foi, plutôt rafraîchissantes.
Cyril régla son pas sur celui de son parent.
— Excellence...
Hodin émit un petit rire sec.
— Cela convient lorsque nous sommes en compagnie, mon petit cousin. Par affection pour votre défunte mère, je désire, qu’en privé, vous m’appeliez « mon oncle ».
Le jeune homme hocha la tête. La faveur que lui témoignait le Régent semblait ne pas connaître de limites. Pour autant, il ne fallait pas cheminer trop hâtivement sur le chemin des honneurs. Des chausse-trappes y guettaient l’imprudent. Ganrael, en particulier, ne goûtait guère les attentions de son père à l’égard du transfuge. Hodin lui-même pouvait lui retirer sa bienveillance sans aucune justification.
— Je prise à juste titre cet honneur, mon oncle.
— Eh bien, devisons en parents qui s’apprécient l’un l’autre. Parlez-moi de Fershield. Je n’ai jamais eu l’occasion de m’y rendre. Le vieux Comte vivait retiré, en vrai sauvage, à peine plus dégrossi que ses paysans. Sans doute le château requiert-il réparations et aménagements ?
— Certes, mon oncle. Mais je ne compte pas y passer plus de quelques jours lorsque je m’y rendrai, or donc, il suffira d’aménager confortablement deux ou trois pièces. Les tapisseries n’auront pas nécessité d’être agréables à l’œil du moment qu’elles protègent des courants d’air, une calamité dans cette antique bâtisse. La partie principale est constituée de trois étages, chacun se composant d’une seule grande salle, presque inchauffable ! Les quatre tours d’angle s’élèvent sur cinq étages et renferment des escaliers raides et sombres, où l’on doit pouvoir se débarrasser d’un indésirable d’une simple poussée dans le dos. On y trouve aussi de petites pièces, parfois aménagées dans l’épaisseur des murs, chambres, celliers, cuisine. Si j’en crois les documents poussiéreux conservés dans la minuscule librairie du lieu, l’un des ancêtres de mon prédécesseur a édifié cette construction massive voilà cinq siècles. J’ai consacré une journée à estimer les dégâts dus à l’impéritie du vieux Comte. Le rempart est troué de brèches qui dégueulent leurs pierres dans l’herbe folle. La barbacane1n’arrêterait pas même un poulet ! Les merlons des tours sont en grande partie effondrés et un certain nombre de croisées n’ont plus de vitres. Mais la situation du château m’a plu : imaginez-vous survolant un lac aux eaux d’un bleu profond : il faisait un temps superbe ce jour-là... évidemment, ça n’a pas duré !... Dans les herbages verdoyants, des troupeaux de moutons à perte de vue, puis des collines plantées d’arbres séculaires, dont les troncs fournissent une excellente matière première pour les navires, à l’horizon une barrière montagneuse encore crêtée de neige... Une langue de terre s’avance jusqu’au milieu du lac. Le vénérable castel y dresse sa masse défensive, gris clair ponctué de blanc. De loin, il fait encore illusion.
— De fait, une longue période de paix civile a convaincu nos Vassaux de l’inutilité d’entretenir leurs fortifications, intervint Lesstrany sur un ton d’une légèreté ironique.
— Je me suis laissé dire que vous aviez aussi débarrassé le royaume de la plaie des bandits de grand chemin.
— Oh, il en reste bien quelques-uns, de quoi occuper les soldats. Leur audace était devenue insupportable ! Certaines bandes osaient s’en prendre aux châteaux ou à des villages entiers. Mon père et mon frère après lui n’ont pas su attaquer le mal à la racine. J’ai envoyé ma propre garde battre les lieux mal famés ainsi que les landes et les forêts. Ils ont débusqué ces gibiers de potence et les ont branchés2sans procès au premier arbre qui se présentait. Tous ces pendus gigotant au gré du vent le long des routes du royaume ont persuadé beaucoup de leurs anciens compagnons de chercher un travail honnête.
— Voilà une action admirable, mon oncle !
— Me flatteriez-vous ? Vous me décevez.
— En aucune façon ! se récria Cyril en riant. Le Lusitaan a son lot de coupe-jarrets à éradiquer. J’ai conseillé à Aminta de vider les cachots de tous les détrousseurs, crocheteurs, chauffeurs3et autres fripouilles et de les pendre aussitôt haut et court. De quoi donner à réfléchir à leurs pareils... mais elle a estimé cette solution un peu trop radicale. La clémence lui a paru une qualité plus digne d’un souverain.
Hodin Angon de Lesstrany ricana.
— Réaction typiquement féminine ! La place des femmes n’est décidément pas sur un trône.
— Sans vouloir vous contredire, je pense que celui du Lusitaan n’est pas si mal occupé. Le problème, c’est plutôt le prince consort : un crétin sans envergure, qui s’imagine capable de grandes idées politiques. Il ferait mieux de se cantonner au rôle pour lequel il a été sélectionné : celui d’étalon décoratif !
Conscient de s’être laissé emporter par sa rancœur, Cyril s’interrompit et adressa un geste d’excuse à son compagnon. Celui-ci hocha la tête avec compréhension :
— Je conçois le mépris que vous éprouvez à son encontre. Pensez que c’est à cause de cet être mesquin et veule que vous vous retrouvez à converser à bâtons rompus avec l’homme le plus craint par les Lusitaans !
Le jeune homme considéra son parent avec surprise avant d’éclater de rire.
— Alors je dois l’en remercier ! Bien qu’il ne fût pas le seul fautif dans cette affaire : Erri n’aurait pas pu grand-chose contre moi si je n’avais réagi sous le coup de la colère... ou plutôt, comme vous me l’avez fait remarquer, sous l’influence de mon ascendance nextiiane. En fin de compte, il semble que j’ai gagné au change. Cette contrée que l'on dit barbare correspond mieux à mon tempérament.
— Vous y prendrez racine et oublierez le peu qui vous rattache encore à votre passé. N’avez-vous pas déjà noué une tendre relation ? Et acquis en ville une demeure pour y loger votre belle ?
Par ces questions en apparence anodines, Hodin Angon de Lesstrany laissait une fois de plus entendre au transfuge lusitaan qu’il gardait un œil sur lui. Cyril ne se sentit pas blessé par la vigilance du Régent. Il prit un ton badin pour répondre :
— Tendre, certes, mais surtout ardente ! Son tempérament de feu est apte à me faire oublier la froideur des nuits.
— Une Louve, cependant, mon cousin, remarqua le Régent dédaigneux. Ne devriez-vous pas plutôt songer à convoler avec la fille d’un de nos Grands Vassaux ?
— Mon oncle, j’ai déjà une épouse, avança-t-il.
Hodin effaça l’objection d’un geste dédaigneux :
— Divorcez, que diantre ! Un échange de courrier et vous serez libre de vous remarier ! Elle aussi d’ailleurs ! La belle Artémisia doit assurément souffrir d’être l’épouse d’un traître aux yeux des Lusitaans, ne croyez-vous pas, Cyril ?
— Laissons les événements décider de la conclusion de ces épousailles. Qui sait ? Artémisia peut devenir du jour au lendemain une veuve dotée d’un important douaire4.
— Vous voilà bien défaitiste, mon petit cousin ! Vous pensez donc votre fin prochaine ?
— Juste réaliste, mon oncle. Le destin des guerriers n’est-il pas de périr à la bataille ?
Hodin Angon de Lesstrany prit le temps de réfléchir à la répartie de son jeune parent. De manière implicite, l’ancien favori d’Aminta venait de se ranger sous sa bannière. Lorsque viendrait l’heure d’assaillir le Lusitaan, le Comte de Fershield-Veel combattrait dans les rangs nextiians.
— Tous n’y perdent pas la vie, fort heureusement et peuvent jouir longtemps des dépouilles de l’ennemi vaincu, répondit-il avec un sourire matois.
Cyril acquiesça d’un hochement de tête et tous deux marchèrent en silence jusqu’au haut mur couvert de lierre. L’allée se partageait en deux et longeait la muraille. Ils prirent à gauche. À cet endroit du parc, des arbres remplaçaient les arbustes nains et masquaient les promeneurs aux yeux de quiconque les observait depuis le bâtiment. Le chemin, plus étroit, menait jusqu’à une pièce d’eau où des formes sombres et sinueuses glissaient entre les tiges des plantes aquatiques. Hodin Angon de Lesstrany s’immobilisa au bord du bassin et suivit du regard les inquiétantes créatures.
— Des nathrachs. Connaissez-vous ces poissons ?
— Non.
— En fait, on ne sait s’il s’agit de serpents ou de poissons. Probablement les deux. Surtout, ne plongez jamais la main dans l’eau. Ces charmantes bestioles vous la dévoreraient, os compris, le temps de claquer trois fois des doigts.
— D’où viennent-ils ? demanda Cyril.
Il éprouvait plus de répulsion que d’intérêt à l’égard des occupants du bassin mais avait remarqué la fascination du Régent pour ces voraces créatures à sang froid, qui ne laissaient aucune chance à leurs proies.
— Ils ont été capturés dans les lacs gelés du Grand Nord. Une source froide alimente cette pièce d’eau, ainsi ils ne sont pas trop dépaysés. Tous les deux jours, on vient les nourrir d’animaux vivants, truites, rats ou lapins. Dans leur habitat d’origine, lorsque le gibier se fait rare, les nathrachs se nourrissent de leurs congénères les plus faibles. Ils n’ont d’autres prédateurs qu’eux-mêmes.
Lesstrany ricana. Cyril croisa le regard sombre qui soupesait le sien par l’entremise du miroir d’eau noire à peine troublé par les évolutions des poissons. Un frisson courut le long de sa colonne vertébrale. À l’évidence, le Régent établissait un parallèle entre l’humanité et les nathrach et se situait tout en haut de la hiérarchie, prêt à dévorer les impuissants, comme l’enfant Roi ou les Lusitaans timorés. Hé bien, il suffisait de ne dévoiler aucune faiblesse. Cyril s’écarta du bassin et conclut :
— Intéressant, mon oncle. Mais je me sens plus attiré par les créatures volantes que par les poissons.
— À ce propos, savez-vous que les aigles écarlates qui vivent dans les Monts de Glace n’hésitent pas à sacrifier certains de leurs petits ? De la sorte, ils assurent la survie du plus costaud en le nourrissant avec la dépouille de ses frères. Bon, mon cher Cyril, fit-il en affichant un grand sourire, laissons de côté l’étude des mœurs animales. Revenons sur nos pas car les affaires du royaume m’appellent.
Ils rebroussèrent chemin. Cyril se demandait si Lesstrany avait souhaité cette promenade uniquement pour le plaisir de la conversation ou s’il attendait de lui une chose en particulier. Il ne tarda pas à être fixé. Crochant d’une main ferme l’avant-bras du jeune homme, le Régent l’immobilisa. Ils se firent face. Le visage dur, Hodin Angon de Lesstrany exprima sa volonté sur un ton égal :
— Comte de Fershield, vous êtes au fait des défenses, forteresses, fortins protégeant la côte nord du Lusitaan et de leur état actuel. Vous connaissez les effectifs, les forces et les faiblesses des squádrons de Fær Thuás, les qualités et les défauts du Ceannasaith mórde Fingval, celui qui vous souffla le commandement. Vous savez quelles stratégies ont la préférence des Lusitaans, et bien d’autres choses qui se sont dites en Conseil Royal. Comptez-vous conserver ces informations par devers vous ?
En nommant le transfuge Lusitaan par le titre qu’il devait à sa générosité, le Régent le confrontait à ses obligations envers lui. Un peu auparavant, Cyril avait laissait entendre qu’il se battrait du côté nextiian mais cette assurance ne suffisait pas. L’ancien favori d’Aminta devait parfaire sa trahison en livrant des renseignements de première importance sur le royaume qu’il avait fui. D’une voix vibrante, il rompit le bref silence :
— Je n’ai guère l’espoir de remettre un jour les pieds en Lusitaan, à moins que ne soit en conquérant. Si mes connaissances peuvent aboutir à ce résultat, pourquoi les garderais-je jalousement ? Mon oncle, ne me considérez plus comme un sang-mêlé. Vous verrez que je vaux largement un Nextiian pur-sang !
— Cela, je n’en doute pas. C’est pour cela que j’ai signé ce matin le décret faisant de vous un Duc de mon Royaume.
— Vois, mon cousin, n’est-ce pas ressemblant ?
Cyril se pencha au-dessus de Cosme pour examiner le dessin qu’il venait de terminer. Sa joue frôla les cheveux soyeux du garçon et, bien qu’il s’en défendît, ce contact l’émut. Il s’était rapproché de Cosme par calcul mais la fragilité et la confiance de l’enfant Roi avaient entamé sa carapace. Rhys lui avait fait remarquer qu’en présence de Cosme, il oubliait d’étaler son cynisme. Sur un ton sarcastique, il avait rétorqué qu’ainsi, il se prouvait à lui-même qu’il n’était pas complètement mauvais.
— Si fait, mon cousin. Tu as un talent fabuleux pour saisir les expressions sur le vif.
Cosme avait tracé en quelques coups de crayon d’une grande sûreté le portrait du Comte de Sassy debout près d’une fenêtre du petit salon. Le jeune artiste avait rendu avec habileté la tension qui habitait le corps nerveux de Rhys, traduisant le conflit entre son agacement à rester plusieurs heures durant sous le regard inquisiteur du séide du Régent, l’antipathique Fafeerley et son affection pour Cosme qui le poussait à venir le visiter souvent.
— Je vais faire ton portrait !
— Dessine plutôt la grosse citrouille aux yeux de crapaud qui fait semblant de roupiller sur son siège pour mieux nous espionner, souffla Cyril à l’oreille du petit Roi.
— Jamais ! Je ne veux pas gâcher du bon papier avec un sujet aussi laid ! Rhys, persuadez mon cher cousin de poser pour moi.
L’interpellé s’inclina puis désigna la place qu’il occupait :
— À ton tour, Cyril. On ne fait pas attendre son souverain.
— Puisque le Comte me rappelle où est mon devoir, j’obéis.
Tout en servant de modèle à son jeune cousin, le nouveau Duc de Fershield parcourut du regard le salon dans lequel le petit Roi passait le plus clair de son temps lorsqu’il ne se rendait pas dans le jardin de sa défunte mère. S’il ne tenait qu’à lui, les tentures lugubres auraient été enlevées et remplacées par des tapisseries aux couleurs vives et les meubles rigides échangés contre des fauteuils confortables, des dessertes surchargées de modèles réduits et de personnages en bois peint ou en plomb, de toutes sortes d’objets appréciés par un adolescent. Cyril réprima un sourire : il n’était pas dit qu’un jour, nonobstant la présence du séide du Régent, il n’arrachât pas les lourds rideaux qui escamotaient une partie de la clarté solaire. Puis, parfaisant sa salutaire entreprise, il jetterait par les fenêtres enfin ouvertes toutes les vieilleries qui encombraient la pièce.
Comme s’il se doutait des pensées iconoclastes qui traversait l’esprit du jeune homme, le Baron de Fafeerley glissa dans sa direction un regard sournois entre ses paupières bouffies.
« Tu me surveilles parce que je te fais peur et que tu as quelque chose à cacher, se dit Cyril. Crains-tu que je prenne ta place ? Non, ce n’est pas pour cela que tu te méfies de moi... mais pas autant que je me méfie de toi et de tes manigances. Mais patience, patience, je découvrirai ton secret, vieille outre pleine de fourberie, ou plutôt le secret que tu partages avec Hodin Angon de Lesstrany. »
Gêné d’avoir été repéré par sa cible, le cerbère détourna les yeux et se tortilla sur son inconfortable siège. Cyril reporta son attention sur un spectacle bien plus agréable à contempler que la large face grêlée du nobliau. Tout à son œuvre, Cosme dessinait avec application, ne s’interrompant que pour jeter de rapides coups d’œil sur son modèle. Un petit bout de langue dépassait de ses lèvres dont le rose bleuté inquiétait ses amis, le plaisir de se livrer sans contrainte à l’une de ses occupations favorites colorait d’un peu de rouge ses joues pâles. Des mèches blondes, un peu trop longues, tombaient par moment devant ses yeux, et, d’un geste nerveux, il les écartait de son front. Bientôt, son visage s’éclaira de cette sorte de sourire qui appelle une identique réponse.
— J’ai terminé. Ne bouge pas, Cyril ! Comte de Sassy, dites-moi sans flagornerie ce que vous en pensez.
Rhys s’approcha et saisit délicatement la feuille que le jeune Roi lui tendait. Il prit le temps d’examiner le dessin puis présenta ses conclusions :
— Remarquable, sire ! Si vous n’étiez pas mon souverain, je vous encouragerais à entreprendre une carrière d’artiste.
Cosme pouffa mais Cyril décela, sous sa joie un peu factice, l’amertume de l’enfant Roi prisonnier d’une santé déficiente et d’un Régent avide de pouvoir.
— Je n’attendrai pas plus avant de voir à quelle sauce tu m’as croqué ! s’exclama-t-il pour chasser les idées noires.
Il bondit en avant et fit mine d’arracher le dessin des mains de Rhys. Celui-ci le mit hors de portée en l’élevant au-dessus de sa tête et en sautillant, ce qui déclencha les rires de Cosme.
— Messeigneurs ! Vous savez bien que toute excitation est néfaste pour notre jeune Roi, les admonesta Fafferley.
La désagréable voix grinçante étouffa la joie du garçon comme l’on mouche une chandelle avec un éteignoir. Cosme ne songeait plus depuis longtemps à se rebeller contre l’autorité oppressive de l’homme que son oncle avait placé auprès de lui pour veiller à sa santé.
Excédé par l’intempestive intervention, Cyril se retourna vers le corpulent personnage qui avait quitté sa chaise et venait vers eux, avec la probable intention d’envoyer Cosme se reposer dans sa chambre. Sous le regard courroucé du Duc, Fafeerley hésita. La tirade furieuse qui suivit finit de le figer à quelques pas du trio.
— Espèce de petit bonhomme sans envergure, pour qui vous prenez-vous ? De quel droit vous permettez-vous d’empêcher votre Roi de se distraire, de rire avec ses amis ? Par les Dieux, mais regardez-vous dans un miroir ! Votre triste figure assombrit ce salon et mon humeur. Votre dégaine et votre haleine offusqueraient même les rats qui hantent les égouts de Kurvval. Nous avons besoin d’air et le temps se prête admirablement à une promenade dans le parc. Je vous préviens, Baron, pour votre propre bien : n’essayez pas de vous mettre en travers de mon chemin. Et si vous voulez aller vous plaindre auprès du Régent, je ne vous retiens pas.
— Son Excellence ne laissera pas passer cette... votre... bafouilla Fafeerley, démuni devant l’attaque en règle.
— Cette quoi ? Ma quoi ? Si vous n’êtes même pas capable de vous exprimer correctement, il vaut mieux que vous débarrassiez le plancher, mon pauvre vieux. Quant à mon oncle, il ne pourra que se féliciter du soin que je prends de la santé de mon cousin, votre bien-aimé Roi. Du vent, maintenant, la baderne ! Zou !
Joignant le geste à la parole, le Duc de Fershield-Veel agita les mains devant la face congestionnée du Baron qui ne demanda pas son reste et s’enfuit presque sous les rires de Cosme et de Rhys.
— Oh ! Oh ! Cyril, je ne me suis jamais autant amusé ! gloussa le garçon, une main devant la bouche, comme pour contenir un éclat de rire trop bruyant.
— Une bonne pinte de joie, voilà qui est bon pour la santé ! renchérit le Comte de Sassy avant d’ajouter en levant les sourcils à l’adresse de son ami : De toi, il faut s’attendre à tout ! Je ne serais pas étonné si tu invectivais le Régent lui-même.
Cyril haussa les épaules. Un sourire énigmatique précéda sa réponse :
— Je te promets que je suis apte à te surprendre encore. Baste ! Quand j’ai dit que nous allions nous promener, il ne s’agissait pas de paroles en l’air ! Cosme, enfile un gambison, nous sortons.
L’adolescent ne se le fit pas dire deux fois. Manifestement, il adorait la façon dont son cousin le traitait. Cyril ne s’entourait pas d’un luxe de précautions lorsqu’il se trouvait en sa compagnie. Il ne considérait pas que la santé délicate de jeune Roi lui interdisait toute activité un peu fatigante, il ne le regardait pas comme un bibelot fragile. Et il ne lui faisait pas sentir que ses jours étaient comptés. Il regarda le garçon fouiller dans sa garde-robe pour en tirer un surcot en lainage rayé vert et bleu. Le rouge qui avivait ses pommettes de Cosme n’avait rien de malsain et devait tout au plaisir anticipé de fouler les allées du parc en agréable escorte.
— Depuis que tu es de retour de ton froid Comté de Fershield, oh, excuse-moi : Duché, Cosme se porte mieux. L’effet que tu as sur lui vaut bien des remèdes.
— Je viens lui rendre visite autant que je le peux. Entre mes obligations militaires et curiales, j’arrive toujours à trouver du temps pour lui, au moins tous les deux ou trois jours.
Les deux hommes devisaient en déambulant dans les allées du parc. Quelques pas devant eux, l’enfant Roi folâtrait avec un jeune chien dont Cyril lui avait fait la surprise. Haut sur pattes, le chiot à la robe fauve hirsute bondissait en jappant de joie autour du garçon qui riait de bonne grâce. Sous le prétexte de sa maladie, on l’avait privé de la compagnie lénifiante des animaux. Une fois de plus, Cyril passait outre aux fallacieuses recommandations des médecins de la cour. Hodin Angon de Lesstrany le disputerait à ce sujet, tout comme il ne manquerait pas de lui demander des comptes à propos de l’altercation avec Fafeerley. Néanmoins, le Régent savait fort bien que celui qu’il appelait son petit cousin se targuait de son indépendance d’esprit et il l’acceptait dans une certaine mesure. Pour autant, Cyril devait prendre garde à ne pas franchir certaines limites.
Il examina le portrait que Cosme lui avait donné avant qu’ils ne quittassent le salon. Comme pour Rhys, l’adolescent avait saisi, avec un talent indéniable, la personnalité de son modèle. Celui-ci éprouva une sorte de malaise à croiser son propre regard reproduit sur le papier. Le trait sûr et la sensibilité du jeune artiste laissaient entrevoir la vérité derrière le beau visage et les yeux indigo si bien restitués. Sous le sourire amical, affleurait la duplicité du transfuge lusitaan. Cyril résista à l’envie de froisser le dessin puis le plia en quatre et le glissa dans sa poche.
L’adolescent lança au loin une branche qu’il venait de casser sur un buisson et l’animal se précipita à sa poursuite. Le visage illuminé par le plaisir, Cosme se tourna vers les deux hommes pour leur faire partager sa joie :
— J’adore Caird. Vous voyez, il ne me rend pas malade, bien au contraire !
— Caird signifie Ami dans le très ancien langage qu’utilisent les Fær Thuás.
— C’est un nom bien choisi, mon cousin, car c’est un véritable ami qui m’a offert cet animal.
Le chiot ramena le bout de bois et se jeta dans les jambes de son jeune maître qui le lui disputa en riant aux éclats. L’accès de joie s’acheva sur une quinte de toux caverneuse. Cyril échangea un regard avec Rhys. La sagesse voulait que cette première sortie ne s’achevât pas sur une fausse note. Fafeerley aurait beau jeu d’incriminer la conduite irresponsable du Duc de Fershield et Hodin Angon de Lesstrany interdirait toute promenade. Il ne fallait surtout pas que Cyril se vît fermer la porte de l’enfant Roi. Aussi dit-il :
— Il est temps de regagner tes appartements, Cosme.
Une nouvelle quinte secoua le garçon. Il plaqua une main devant sa bouche et acquiesça d’un hochement de tête.
— Nous reviendrons, dis ? supplia-t-il à mi-voix une fois sa toux apaisée.
Cyril promit et siffla le chiot qui gambadait sur la pelouse. En tortillant de l’arrière-train, l’animal accourut aux pieds de son nouveau maître et quémanda ses caresses. Cosme lui frotta gentiment les oreilles et fit part de son inquiétude à son cousin :
— Le Baron de Fafeerley ne voudra pas que je garde Caird. Qu’est-ce que je vais en faire ?
Cyril posa une main fraternelle sur l’épaule de l’adolescent.
— Ne t’angoisse pas à ce sujet. Ton chien logera dans ma nouvelle maison et je l’amènerai avec moi chaque fois que je viendrai te voir.
« Et je ne tarderai pas à découvrir ce que dissimule ce serpent de Fafeerley. » se promit-il en raccompagnant le garçon.
1 Ouvrage de fortification avancé, de forme circulaire ou semi-circulaire, qui protége un passage, une porte ou poterne.
2 Les ont pendus
3 Criminels qui s'introduisent la nuit chez les gens et leur brûlent les pieds dans la cheminée ou sur les braises pour leur faire avouer où ils cachent leurs économies.