Les Ailes du Traître les chapitres 13 & 14

Chapitre treize

 

 

Les quatre Fær Thuás survolèrent le lac aux eaux profondes, d’un bleu presque violet, puis se posèrent l’un après l’autre sur la pelouse rase. Ils entreprirent de s’extraire des harnais de vol cependant que deux serviteurs franchissaient la poterne. Cyril les regarda venir vers eux sans hâte excessive. Plus paysans bourrus que domestiques stylés, ils avaient pourtant obéi à ses ordres et relevé la barbacane qui menaçait ruine. En cette fin de journée d’automne, le maître de Fershield appréciait que le soleil couchant embrasât des moellons aux arêtes nettes et aux flancs dépourvus de mousse et de lichen. Levant les yeux, il s’aperçut avec satisfaction que des merlons neufs sommaient les tours de son château. Il tolérerait le manque d’enthousiasme de ses gens à tenir le rang de valets tant qu’ils entretiendraient les lieux à son gré.

Les deux hommes s’inclinèrent gauchement devant le maître et ses invités. Une barbe épaisse couvrait leurs joues, cachant une bonne part de leurs traits sous la galette de laine informe qui leur servait de couvre-chef. Ils avaient passé un doublet1par-dessus leur tunique en toile grossière. L’automne s’annonçait par les premiers froids, plus vifs ici qu’à Kurvval où les soirées bénéficiaient de la tiédeur accumulée par les pierres au cours des dernières belles journées. À l’horizon, en direction du nord, une averse de neige avait déjà blanchi les crêtes.

— Soyez le bienvenu, Seigneur. Les chambres sont prêtes.

— Pour le moment, ce qui nous comblera, c’est une bonne chope ou même plusieurs devant une flambée généreuse. Car le vent d’altitude est assez glacial, n’est-ce pas, mes amis ? s’exclama Cyril.

Ses compagnons approuvèrent, ravis à l’idée de se réchauffer l’intérieur comme l’extérieur.

— Maîtresse Sardeel a préparé tout comme vous aimez.

— Parfait ! Berchold, Frankel, occupez-vous des machines. Avec précaution, bien sûr. Comme si vous aviez affaire à de timides et délicates pucelles ! Plus encore même.

Elnar de Surgham trouva la comparaison à son goût et renchérit, en pouffant :

— À propos de pucelles, j’aimerais savoir quand arriveront nos charmantes amies ?

Sans mesurer sa force, Philbert de Vashoot lui envoya une bourrade dans le dos. Tandis qu’Elnar effectuait quelques pas titubants pour éviter de s’étaler par terre, le colosse éclata d’un rire rocailleux.

— Tu en as de bonnes, toi ! Ça fait belle lurette qu’elles ne sont plus de blanches colombes, les invitées du Duc de Fershield-Veel. Ce point étant éclairci, tu fais bien de poser la question. Alors, Cyril, réponds à notre ami !

— Demain, en fin de matinée sans doute. Les routes terrestres sont bien moins rapides et agréables que les voies célestes.

— Agréables, c’est un peu vite dit ! grommela Grault Frison, le plus âgé du petit groupe que Cyril avait convié à passer quelques jours en son château. J’ai trouvé qu’il faisait bien froid là-haut. Ne nous as-tu pas proposé une boisson reconstituante ?

— Si fait, mes amis ! Et sans plus tarder, rejoignons la grande salle où nous attend la flambée promise.

Les trois Thuás emboîtèrent le pas à leur Ceannasaith. Cyril les avait distingués parmi les autres officiers pour diverses raisons dont la principale tenait à leurs tempéraments, qui, pour dissemblables qu’ils fussent, s’accordaient avec le sien. Elnar et Philbert, joyeux drilles, dévoraient la vie à belles dents et ne se formalisaient pas de grand-chose. Grault, plus sourcilleux, n’en était pas moins un plaisant compagnon et un Thuás d’expérience. Il avait jadis mené une expédition vers les confins du Grand Nord et Cyril, qui caressait toujours le projet fou de pousser au-delà de ces limites, écoutait volontiers les récits du robuste quadragénaire.

Non content de recevoir ses subordonnés en son hôtel de Kurvval, il les avait conviés dans son domaine provincial pour un séjour en toute décontraction. Sur ses instances, les trois hommes le tutoyaient dans l’intimité. À la Caserne comme lors des vols d’entraînement, cette complicité n’était bien sûr plus de mise. Mais pour l’heure, il s’agissait de passer du bon temps.

Ils pénétrèrent dans l'édifice par une porte dont le linteau bas obligea Philbert à baisser la tête.

— Vains Dieux ! jura le géant, j’ai bien failli m’érafler le crâne. Dis, celui qui a bâti ce château était-il un nabot ?

— Je n’en sais rien, je n’ai pas retrouvé son squelette dans les ruines qu’était ce palais des chauves-souris avant que je ne le fasse retaper pour accueillir dignement mes amis ! Commençons par ôter nos défroques.

Donnant l’exemple, il se débarrassa de ses gants, de son gambison2et des pantalons de cuir pour ne conserver que ses braies de coton et sa chemise de lin ainsi que le doublet en velours de coton. Tandis que les autres se dévêtaient et déposaient leurs habits de vol sur les banquettes, il entra dans la grande salle basse.

De longues bûches, presque des troncs, brûlaient dans l’immense cheminée et répandaient une douce chaleur que les panneaux de bois dont il avait fait habiller les murs contenaient à l’intérieur. Devant l’âtre, maîtresse Sardeel avait disposé des peaux d’animaux afin que les pieds du seigneur des lieux et de ses invités ne souffrissent pas du froid de la roche sur laquelle le premier niveau de l’édifice s’appuyait. Satisfait de son examen, Cyril héla ses bruyants camarades :

— Messieurs, venez et installez-vous sans façons !

Les commensaux du Duc ne se firent pas répéter l’invitation et se bousculèrent tels de grands enfants jusqu’aux chaires à bras jouxtant la cheminée. Ils s’affalèrent sur les coussins qui en garnissaient confortablement l’assise. À l'instant, la gouvernante franchit la porte des cuisines. Cyril la débarrassa du plateau généreusement garni qu’elle apportait aux arrivants.

— Monseigneur, ce n’est pas là votre tâche, protesta-t-elle pour la forme.

— Maîtresse Sardeel, le poids de ces plats alléchants et ces succulentes terrines pourraient endolorir vos épaules.

Elle lui opposa un sourire éclatant.

— Je suis bien plus robuste que j’en ai l’apparence.

— Il est vrai, susurra-t-il, parlant d’expérience.

La jeune femme plissa les yeux comme pour retenir un rire puis lui tourna le dos et regagna l’office dans un balancement de hanches affriolant. Mais Cyril n'avait pas été sans remarquer le coup d’œil intrigué voire inquiet qu'elle avait jeté sur sa récente balafre. Dès qu'il se retrouverait seul avec Cicéna, il aurait droit à un questionnaire en règle. Il chassa ce désagrément de ses pensées et porta les consistantes victuailles à ses compagnons. Eux, au moins, savaient qu'ils ne devaient pas tenter même une allusion à la marque que Ganrael avait gravée au-dessus du sourcil gauche de leur Ceannasaith. Affamés, ils entreprirent aussitôt de faire disparaître pâtés et terrines.

— Ch’est délichieux ! Mais mon gosier est chi chec que je crois bien que je vais m’étouffer ! s’exclama soudain Philbert, la bouche pleine, au moment même où la gouvernante revenait, chargée d’un second plateau.

Elle le posa près du premier sur la table basse placée au milieu de sièges. Leurs occupants accueillirent avec enthousiasme l’accorte demoiselle et les breuvages bienvenus. Les Captaen Vashoot et Surgham auraient volontiers empaumé autant les courbes féminines que les flancs rebondis des chopes débordant de bière mousseuse mais Cyril, d’un regard appuyé, leur fit comprendre qu’ils avaient le loisir d’admirer mais pas celui de toucher.

— Buvons, mes amis, à nos Sciáthann, à la Nextiia et aux Louves !

En harmonie avec l’ordre dans lequel leur hôte proposait les toasts, ou peu enclins à le discuter, les trois Thuás levèrent leurs bocks et en lampèrent le contenu jusqu’à la dernière goutte. Riant de les voir si assoiffés, la gouvernante les resservit largement et la deuxième chope subit le même sort.

— Maîtresse Sardeel, vous pouvez nous laisser entre hommes, intervint Cyril qui ne goûtait que médiocrement les coups d’œil égrillards que ses compagnons lançait à la belle rousse. Nous nous servirons nous-mêmes de ces savoureuses nourritures et de cette bière admirablement brassée. Nous vous souhaitons la bonne nuit.

Bien que manifestement déçus par son départ, les trois visiteurs renchérirent. Arrosant les tranches de pâté en croûte de larges rasades d’ale ambrée, ils oublièrent bien vite leur déconvenue. L’alcool délia les langues et plaisanteries salaces comme jugements péremptoires fusèrent dans un joyeux désordre.

— Hé ! Dis-moi, Ceannasaith, ta gironde gouvernante va-t-elle la passer seulette cette nuit que nous venons de lui souhaiter agréable ? plaisanta Philbert avant de lâcher un rot sonore et de se renverser en arrière.

— En tout cas, ce ne sera pas avec un rustre comme toi, lui jeta Elnar en riant.

— Qu’en sais-tu ? Tu n’es qu’un coquelet sans expérience. Les femmes ont beau jeu de faire les bégueules, une fois au lit, ce n’est pas les délicatesses qui les font brailler, croyez-moi !

Ils échangèrent piques et boutades avec alacrité. Le volume sonore croissait à proportion des chopes englouties. Cyril écoutait sans participer autrement que par un éclat de rire aux saillies les plus brillantes. Ce n’était pas qu’il n’appréciait pas la verdeur des propos, loin de là, mais une sourde mélancolie tarissait à la source les traits d’esprit auxquels il avait habitué ses amis. Assis devant un bon feu dans un vieux château nordique restauré par ses soins, en compagnie de trois joyeux gaillards nextiians, le Lusitaan exilé se retournait sur le parcours hérissé d’obstacles qui avait fait de lui le Duc de Fershield-Veel, propriétaire des lieux par la grâce du Régent Hodin Angon de Lesstrany, et, surtout, un Ceannasaith de l’armée ennemie.

À la suite du choix qu’il avait entériné en se donnant en spectacle face à sa souveraine, chacun des pas effectués l’avait éloigné de ce jeune homme dans la légèreté duquel il ne se reconnaissait plus. Presque malgré lui, il s’était peu à peu dépouillé de son ancienne personnalité, tel un serpent de sa mue. Il l’avait abandonnée comme un vêtement trop étroit et suranné. Celui qui, en ce moment même, avalait de pleins bocks de bière en compagnie de rudes gaillards qu’il eût jugés en d’autres temps rustiques sinon rustres, ne ressemblait guère au favori trop sûr de lui, enjoué, causant de vins millésimés et de poésie lyrique avec une Aminta sous le charme. Préférait-il l’homme qu’il était désormais ? Il n’aurait pu l’affirmer. Regrettait-il ces instants dont le souvenir hésitait entre peine et plaisir ? Ils demeuraient précieux, non parce qu’ils lui rappelaient l'insouciance enfuie mais parce qu’ils témoignaient des cinq années à jamais révolues consacrées à la Dame bien-aimée. Sa relation presque fraternelle avec l’enfant Roi, la solide amitié de Rhys et la faveur du Régent ne comblaient pas le vide qu’il avait lui-même commencé à creuser juste avant sa relégation en forteresse.

— Ceannasaith ! Aurais-tu la boisson triste ?

La question formulée sur un ton moqueur par Grault Frison le tira de l’introspection dans laquelle il avait basculé par mégarde. Il en éprouva une sorte de gratitude car il n’aimait guère s’appesantir sur ses états d’âme. Tout au long de son incarcération à Comarck, il avait cherché les réponses incertaines aux questions que nul ne lui posait. Il avait suffisamment spéculé sur lui-même, jusqu’au vertige, jusqu’à la nausée. Il n’en avait plus ni le temps ni, surtout, le désir. Aussi, répliqua-t-il, en renversant sa chope :

— Triste ? Moi non, mais ma coupe, oui, car elle est désespérément vide !

Grault salua d’un rire rocailleux la répartie de son chef et s’empressa de remplir les chopes sans oublier la sienne. Elnar saisit son bock à deux mains, avala une bonne rasade puis essuya sa bouche ourlée de mousse sur sa manche.

— Vu ta tête, je me suis dis que tu pensais à Ganrael.

— Faux, mon garçon ! s’esbaudit Cyril qui taquinait régulièrement le jeune homme sur son aspect juvénile. (À peine plus jeune que lui, le fils du Duc de Surgham se désolait de son visage d’adolescent au teint vermeil et aux joues rondes.) En fait, je me demandais si vous auriez le cran de venir avec moi dans le Grand Nord.

— Par cette saison ? s’étonna Philbert en se redressant dans son fauteuil. Je serais franc avec toi, mon Ceannasaith préféré, mais il faut avoir l’esprit tordu comme ton fameux cousin pour tenter l’aventure.

— Je devrais te faire arrêter et juger pour offense envers un supérieur. Oser me comparer à Ganrael ! Contrairement à la sienne, ma mère était parfaitement saine d’esprit. Quant à nos géniteurs respectifs... j’aime bien Hodin, mais mon cher père, lui, n’a jamais cherché à s’approprier un royaume.

— Je bois au pragmatisme de Cyril de Fershield-Veel ainsi qu’au mien, clama Elnar.

Le Duc de Surgham faisait partie des proches du Régent et en retirait quelques avantages dont le fils bénéficiait sans pour autant partager totalement l’allégeance paternelle. Le jeune Thuás regarda au fond de sa chope et grimaça comiquement.

— Ouaip ! À condition qu’on remplisse ma coupe. L’écho de mes sages paroles est renvoyé par son fond aussi sec que les mamelles de la Duchesse de Haerliis. Mes amis, venez à mon secours ! se plaignit-il.

— Pourquoi ? T’es-tu donné pour mission d’honorer la Dame ? As-tu besoin du renfort d’un homme véritable ? le chambra Philbert, feignant de croire que l’appel à l’aide d’Elnar concernait l’acariâtre épouse du vieux Duc.

Le jeune homme lança dans sa direction le récipient heureusement vide. Philbert le rattrapa au vol avec une vivacité que n’avaient pas entamée les cinq ou six ales déjà ingurgitées.

— D’accord, d’accord, c’est à cette pauvre demoiselle en détresse que tu faisais allusion, je croyais que tu avais décidé de te sacrifier pour consoler une femme délaissée par son époux, noble mission s’il en est ! se disculpa-t-il, à moitié étouffé de rire.

Il remplit la chope à ras bord avant de la rendre à son propriétaire. Frison commenta :

— La malheureuse femme ne doit pas être à la fête tous les jours avec sa vieille barbe de mari. Ce pisse-vinaigre d’Haerliis est aussi aimable qu’une porte de prison et certainement aussi coincé !

Cyril intervint :

— Détrompe-toi, Grault ! Il n’y a pire vicieux que le vieux Duc ! Il ne peut atteindre son plaisir que par des moyens détournés et répréhensibles. Il se complaît dans des pratiques immondes. Sa femme est plus à congratuler qu’à plaindre s’il ne la soumet pas à ses désirs dépravés.

— Le porc cache bien son jeu, cracha Philbert avec un mépris appuyé.

Amoureux du genre féminin dans son ensemble, le colosse rejoignait Cyril dans son dégoût pour les déviances sexuelles. Ne voulant pas que l’ombre d’Haerliis plombât l’ambiance, l’hôte revint à Ganrael.

— Comme tu le faisais remarquer tout à l'heure, Philbert, mon affectionné cousin Ganrael a tenté l'aventure du Grand Nord. Comme je doute qu'une amicale conversation entre lui et moi soit possible, c'est vous que je sollicite, mes amis, pour en savoir plus sur cette expédition.

— Décidément, qu'est-ce qu'il faut faire pour te convaincre que c'est une mission suicide ? s'exclama Grault en secouant la tête. Ganrael est parti en compagnie de deux autres Thuás, des gars chevronnés mais pas trop malins, faut croire, puisqu'ils ne sont pas revenus. Quant à ton cousin, il s'en est sorti de justesse, avec des engelures et une forte fièvre qui n'a pas dû améliorer sa santé mentale.

— Et pourtant ce ne devait pas être l'hiver, j'imagine !

— Fêlé, mais pas à ce point, le Ganrael ! persifla Elnar avant de hoqueter de rire sans pouvoir s'arrêter.

Grault attendit que l'hilarité de leur ami diminuât et pendant que celui-ci reprenait son souffle, il précisa :

— D'expérience, je peux affirmer que même en plein été, il est risqué de voyager vers le Grand Nord par les airs car les coups de froid ne sont pas rares et alors, le givre alourdit les Sciáthan. Et je n'ai pas dépassé le huitième Grade3. Ton cousin, lui, a négligé le risque soit qu'il l'ignorait, ce qui m'étonnerait, soit qu'il se croyait plus fort que la nature. Ses compagnons en ont fait les frais : ils se sont écrasés. Ganrael a toutefois réussi à s'en sortir vivant et en un seul morceau, mais ce fut un exploit bien inutile, à mon avis : il n'y a pas grand chose là-bas à part d'interminables étendues de glace ! D'ailleurs, si Ganrael a vu quelque chose, il n'en a rien révélé.

Cyril était convaincu que son cousin n'était pas revenu bredouille de sa folle expédition. Il ne doutait pas que le Grand Nord recelait des mystères qui ne se manifestaient qu'à ceux qui tentaient l'impossible. Quant à cette créance, il s'avouait à demi qu'il l'avait puisée dans des rêves récurrents mais abscons. À son tour, il tenterait l'extraordinaire voyage. Son Ardchænnas supérieure à celle de tous les Thuás connus, vivants ou morts, lui conférait un avantage sur Ganrael, aussi doué qu'il fût.

— Eh bien, moi ! intervint Philbert en levant sa coupe, je bois aux pays chauds et aux filles brûlantes ! Dis-moi, Cyril, les Lusitaanes sont-elles aussi délurées qu'on le prétend ?

— Il se pourrait que bientôt tu en juges par toi-même. Mais pour l'heure, qui est tardive, je propose que nous allions cuver notre bière chacun dans sa chambre afin d'être d'attaque demain. Programme chargé, mes amis : chasse à cheval, pêche au harpon, et n'oubliez pas que nous devons accueillir comme il se doit nos belles invitées.

Ils agréèrent bruyamment l'emploi du temps présenté puis se montèrent en titubant vers leurs chambres respectives, guidés par Berchold et Frankel qui veillaient à ce que les hôtes de leur maître ne dévalassent pas les escaliers. Une fois sous les couvertures, ils ne tarderaient pas à ronfler. Peu après, Cyril gagna sa chambre où l'attendait Cicéna Sardeel, la rousse et ardente gouvernante.

 

Le réveil ne se fit pas sans quelques grognements dus à l'excès de boisson mais les quatre hommes se requinquèrent avec un assortiment de victuailles roboratives déposées sur la table de l'office par maîtresse Sardeel. La jeune femme ignora les compliments et les agaceries des convives et ne s'attarda pas en leur compagnie, prétextant qu'elle avait à vaquer avant l'arrivée des invitées de monsieur le Duc. Finaud, Erlan commenta, avec un clin d'œil à l'adresse du maître des lieux :

— Au ton qu'elle a pris pour dire « ces dames » j'ai idée qu'il ne lui plaît guère de les recevoir, et en particulier, l'une d'entre elle. Je subodore, Cyril, que tu ne l'avais pas informée de la venue.

— Erlan, personne ne t'a informé, toi, que tu risques d'avoir le nez tranché à force de le fourrer dans les affaires des autres ?

Le fils du Duc de Surgham plaqua les deux mains sur son visage.

— Par pitié ! Veux-tu terroriser nos charmantes compagnes par une vision de cauchemar ? Mes amis, voulez-vous qu'elles s'enfuient à peine arrivées et nous laissent seuls et affligés en cette province déshéritée ?

— Trêve de plaisanteries ! En attendant nos Louves, que diriez-vous d'aller traquer l'ours ? Fallianha rêve d'une chaude fourrure pour l'hiver prochain.

 

Lorsqu'ils revinrent de la chasse, les femmes avaient déjà pris possession des lieux. Fallianha sauta au coup de Cyril quand il lui apprit qu'ils avaient abattu un ours dont la dépouille lui procurerait, une fois tannée et apprêtée, de quoi se faire confectionner, à son gré, une pelisse ou un dessus-de-lit. Les trois jeunes femmes qu'elle avait engagées pour le séjour à Fershield applaudirent les valeureux chasseurs et les convainquirent de se rendre d'abord aux étuves pour se débarrasser de l'odeur de sauvagine.

Ensuite, ils gagnèrent la grande salle et prirent place comme la veille près de la cheminée. Les Louves s'assirent sans façons sur les genoux des hôtes du Duc. Fallianha s'installa sur l'accoudoir du siège de son amant et lui agaça l'oreille. Afin qu'elle cessât, il lui saisit la main et y déposa un baiser.

— Avez-vous fait bon voyage ? s'enquit-il par pure politesse.

Fine mouche, la jeune femme comprit que la réponse ne l'intéressait guère et elle l'écourta :

— Correct, si ce n'est un peu frais.

— Bien. Mes amis, au su du temps superbe prévu pour demain, je propose que nous nous rendions sur l'îlet qui se trouve au milieu du lac. Quelques ruines bucoliques, un ancien temple il me semble, nous accueilleront pour un repas champêtre. Des serviteurs s'y rendront de bon matin pour nettoyer et préparer les lieux afin que vous ne souffriez, mesdames, d'aucun inconfort. Tapis, coussins, enfin tout le nécessaire pour se restaurer et faire... la sieste.

— Voilà qui est bel et bon ! s'exclama Sonjia. Mais comment nous y rendrons-nous ? À la nage ?

La Louve gloussa tout en caressant la barbe de Grault. Au contraire de ses pareils, le Thuás arborait barbe et moustache mais les conservait ras à cause du port du casque.

Cyril adressa un sourire enjoué à la jeune Louve que Fallianha continuait à fréquenter bien qu'elle eût quitté le métier. Il tolérait cette amitié mais avait demandé à sa maîtresse de ne la recevoir que rarement dans leur hôtel. Les deux amies se retrouvaient donc pour des après-midi de bavardages et autres distractions féminines dans l'ancien logis de Fallianha qu'elle louait pour presque rien à sa protégée. Quant aux deux autres filles, le Duc ne les connaissait pas et s'était fié à sa maîtresse pour choisir celles qui distrairaient agréablement ses hôtes. Ceux-ci semblaient approuver pleinement le choix de Fallianha.

— Et pourquoi non ? J'avoue ne pas y avoir songé mais l'idée est tentante. Vous admirer fendre les eaux claires et froides sans autre vêture que vos longues chevelures, voilà qui parle à mon imagination. Qu'en dites-vous, mes amis ?

Sa proposition déclencha des protestations outrées d'un côté et des approbations enthousiastes de l'autre. Cyril leva les bras pour apaiser le joyeux charivari.

— Une barque aménagée pour la circonstance vous mènera, mesdames, à bon port tandis que nous autres, messieurs, nous ferons la traversée par les airs.

 

Cyril battit le rappel des troupes. Après une copieuse collation, les couples s'étaient égarés parmi les ruines et les bosquets. Mais le soleil déclinait et il était temps de rentrer au château. La fraîcheur montait du lac et un friselis sur les eaux annonçait un renforcement du vent.

Les femmes prirent place dans la barque, aidées par Berchold et Frankel. Les deux hommes à tout faire se mirent à ramer en cadence et l'embarcation s'éloigna doucement en direction du château. À leur tour, les pilotes quittèrent l'île. L'un après l'autre, ils coururent sur la plage étroite pour prendre leur envol. À dessein, Cyril s'élança en dernier. Le séjour à Fershield ne répondait pas seulement à une envie de détente entre amis ou à la visite obligée du propriétaire pour contrôler le rapport de ses domaines. Le Ceannasaith voulait tester le plus discrètement possible son Ardchænnas. Pour cela, il avait choisi le lieu et la cible. Afin de mener à bien son expérience, Cyril avait sélectionné Elnar de Surgham. Le jeune Captaen était l'un des meilleurs Thuás de la Nextiia et il ne paniquerait pas lorsque son Ceannasaith prendrait le contrôle de sa Sciáthann. Car le transfuge lusitaan soupçonnait depuis quelque temps l'existence de cette particularité de son exceptionnelle Fæbhair.

Cyril agit sans tarder parce que, depuis l'îlet jusqu'à la rive, le vol ne prenait guère de temps. Il projeta son esprit dans le Líoran d'Elnar. Il en visualisa la trame complexe, livre ouvert devant sa vision intérieure. Grâce à d'antérieures et fort brèves explorations, il savait que des différences parfois importantes existaient entre les réseaux. Il ne fut donc pas désorienté par les nuances des Srænga que parcouraient les impulsions mises en œuvre par le jeune Captaen. Il les déchiffra et en prit le contrôle. Elnar n'avait pas éventé son intrusion. Sans état d'âme, Cyril court-circuita une partie de la transmission des ordres à la Fráma. L'armature frémit et l'aile gauche refusa soudain de battre. Le pilote perdit de l'altitude et tenta de freiner sa chute en planant. Cyril relâcha aussitôt son emprise. Il savait désormais quels pouvoirs lui octroyait son Ardchænnas et n'avait aucun intérêt à la mort de Surgham. Le jeune pilote reprit en main sa machine et revint à la hauteur de ses camarades, les rassurant d'un sifflement un peu tremblé. Plus tard, il leur avouerait ne pas avoir compris ce qui s'était passé.

 

 

 

1 Gilet, piqué et ouaté protégeant du froid, que l'on met au dessus de la chemise

 

2 Pourpoint en cuir et en coton à manches et rembourré, doté d’une capuche à porter sous le casque

3 Mesure à la fois de distance et de pénibilité.

 

 

Chapitre quatorze

 

Rhys fixa longuement son ami. Le froncement accentué de ses sourcils trahissait sa stupéfaction.

— Tu veux bien répéter ?

Cyril esquissa un sourire comme s’il cherchait à s’excuser. Puis il réitéra la déclaration qui avait abasourdi Rhys :

— J’ai été clair, non ? Je ne veux pas de cette guerre.

Le Comte de Sassy expulsa bruyamment son souffle. Son ami avait vraiment l’air sérieux. Un bref instant pourtant, il avait été persuadé qu’il plaisantait. Mais, en vérité, depuis quelque temps, Cyril ne riait plus que rarement et il semblait que ce fût uniquement en présence de Cosme. Rhys pensait même qu’il se forçait à s’amuser pour le plaisir du petit Roi.

Sassy glissa une main dans ses boucles épaisses et se gratta pensivement le crâne. La déclaration du Duc de Fershield-Veel, proche du Régent et Ceannasaith adulé, le laissait perplexe.

En près d'une année et demi, le demi-sang avait acquis l’oreille et la confiance du Régent au point que le fils de ce dernier avait pris ses distances avec son père. Trop sûr de lui, si arrogant parfois, il n’écoutait aucune des mises en garde de son ami, notamment au sujet de Ganrael. Le duel dont Cyril arborait la marque au-dessus de l’œil gauche n’avait rien résolu entre les deux jeunes coqs. Mais le transfuge lusitaan se désintéressait des possibles conséquences. Il avait toujours eu ses zones d’ombre mais, désormais, il ne laissait plus rien entrevoir. Il arrivait à Rhys de se sentir mal à l’aise en sa présence.

Néanmoins, l’entendre affirmer qu’il rejetait ce conflit auquel il avait donné les mains, cela sonnait comme une sinistre plaisanterie ! N’avait-il pas entraîné les Fær Thuás nextiians, les formant à des techniques qu’ils n’auraient pas maîtrisées aussi rapidement sans lui. En Nextiia comme en Lusitaan, tous étaient persuadés qu’il avait poussé le Régent dans le sens d’une prompte entrée en guerre. Certes, Angon de Lesstrany n’avait nul besoin d’encouragements dans son projet d’annexion du royaume rival. Mais le transfuge lusitaan s’était montré plus acharné à l’invasion de son ancienne nation que n’importe quel natif de la Nextiia.

Rhys secoua la tête, toujours incrédule.

— Les paroles acerbes que tu as jeté la semaine passé à la face de l’envoyé de la Suprême ne laissaient pas supposer un tel revirement.

— Aminta a tout de même réclamé ma tête. Je ne pouvais passer sur ce nouveau camouflet. Pourtant... Rhys, j’ai toujours été franc avec toi. Alors, crois-moi lorsque j’affirme que je ferai tout pour que la guerre n'ait pas lieu. En fait, je ne l’ai jamais voulue. J'ai feint d'y aspirer pour me hausser jusqu'au plus près du Régent. Et je vais tout faire pour l’empêcher.

— Rien que ça ! railla son ami.. Tous les « va-t-en guerre » du royaume fourbissent leurs armes. Il ne reste plus à Angon de Lesstrany qu’à expédier la déclaration de guerre à tes anciens amis. N’est-ce pas un peu tard pour ouvrir une trappe sous ses pieds ?

D’un geste sec, Cyril arracha une feuille à la branche d’un arbre et reprit sa marche. Il avait donné rendez-vous à son ami dans un lieu isolé. Les deux hommes avaient attaché leurs montures à l’orée de la forêt de pins puis s’étaient enfoncés sous les arbres. L’absence de sous-bois et l’espacement des hauts fûts les garantissaient contre d’éventuels espions. Les quelques merisiers épars, comme celui dont le cousin du Régent était en train de déchiqueter nerveusement la feuille, ne risquaient pas de dissimuler un intrus. Rhys lui emboîta le pas.

Cyril jeta les vestiges de la feuille de merisier sur le tapis d’aiguilles craquantes et martela âprement : Crois-moi, je suis loin d’être démuni !

— Étonne-moi ! Tu en as l’habitude.

— Mon plan repose sur Cosme.

Rhys saisit son ami par le bras. Il nageait en plein brouillard. Cyril se dévoilait d’une façon qui l’effrayait. Il l’avait cru affamé de vindicte. À ses yeux, comme à ceux de tous les Nextiians, le transfuge poursuivait un but unique, quasi obsessionnel : tirer vengeance de son ancienne souveraine. Et voilà qu’il reniait le conflit !

— Ce pauvre enfant ! Tu t’imagines qu’il va taper sur la table et dire « Assez, on arrête tout ! » Angon de Lesstrany ne l’a même pas consulté.

Rhys s’en voulut de parler ainsi du jeune Roi. Mais la prise de position inattendue de Cyril le désorientait.

— Justement. Il est temps pour Cosme de prendre le pouvoir. Roi, il ne doit plus l'être seulement de nom.

— Non mais tu te rends compte de ce que tu avances ? Et dans ce contexte, comment...

Cyril l’interrompit sans dissimuler son agacement.

— Il n'y aura pas de moment plus favorable. Hodin est accaparé par les préparatifs. Tu le connais, il veut tout diriger, tout contrôler, tout dominer.

— Mais Cosme... Comment veux-tu ? Il est faible, sans volonté. Tu étais présent, non ? lorsqu’il a demandé à son oncle de conserver la Régence jusqu’à ce que sa santé s’améliore. Tu sais bien que ces paroles lui ont été dictées par le Régent en personne. Plusieurs mois se sont passés depuis ce jour-là et rien n'a changé. Il est toujours sous la coupe de son oncle.

Rhys avait beau servir avec fidélité l’enfant-Roi, il ne l’imaginait pas prenant la tête d’un complot destiné à consolider son trône.

— Ne le sous-estime pas. Il a cédé afin que Hodin continue à le considérer comme inoffensif. De plus, nous l’épaulerons. Moi, et toi aussi, avec tes amis. Ne crois pas que j’ignore vos réunions pas si discrètes que ça. Faites attention, Angon vous fait surveiller. Il se rit de vos mines de conspirateurs. Heureusement, il ne vous a jamais vraiment pris au sérieux. Mais avec les événements, il pourrait lui prendre l’envie de vous éliminer. Pour cette raison aussi, il faut agir vite.

Rhys se racla la gorge. Le jugement sans fard l’avait blessé mais il devait reconnaître que ses compagnons et lui-même n'agissaient pas avec suffisamment de prudence voire de discernement. Ils n’avaient jamais fait mystère de leurs opinions. Tant que cela ne portait pas à conséquence, le Régent tolérait leur faction. Mais, comme venait de l’affirmer le propre cousin de Hodin Angon de Lesstrany, cette indulgence risquait de ne pas durer.

— Je veux bien. Mais que faire ? La santé de Cosme s’est encore dégradée ces derniers temps.

La veille, Rhys s’était rendu auprès du jeune Roi et l’avait trouvé très fatigué, la parole hésitante et le pas traînant. Ce faux jeton de Fafeerley avait écourté la visite et Cosme n’avait même pas regimbé. Le Comte de Sassy avait quitté le Palais fort inquiet pour le garçon et le royaume.

— Rassure-toi, il feint.

— Quoi ?

Il n’était pas au bout des surprises. Cyril sortit un flacon d’une de ses poches et le lui tendit sans mot dire. Rhys prit la fiole et la tourna entre ses doigts en essayant de percer le secret de son contenu.

— Qu’est-ce que c’est ?

— Le médicament que Fafeerley administre chaque jour à Cosme, sur les ordres du Régent.

Le dégoût manifeste avec lequel le Duc avait prononcé le terme « médicament » fit frémir le Comte de Sassy. Il éprouva l’envie de jeter au loin ce flacon qui soudain lui brûlait les doigts.

— Par les Dieux !

Ce fut tout ce qu’il parvint à dire.

— Dans mon domaine de Fershield, vit un ermite versé dans le savoir des plantes. Les bonnes et aussi les mauvaises : celles qui tuent ou rendent malades. Sous le sceau du secret, il a étudié cette mixture. Je serais bien incapable de t’en répéter la composition. Je n’y connais strictement rien. Mais ce que je sais désormais, c’est qu’il s’agit d’une saleté destinée à saper l’énergie physique et mentale de Cosme et à le maintenir dans un état nerveux déplorable.

— C’est... c’est...

Les jambes fauchées par la révélation, Rhys se retint au tronc le plus proche. Il se sentait vidé, comme après une longue course. Sa haine envers le Régent, alimentée par une colère noire, l'étouffait presque. Mais il s’en voulait aussi de n’avoir rien remarqué durant les années qui avaient suivi la déclaration du « mal » du jeune Roi. Il n’avait jamais mis en doute le constat des médecins envoyés par l’oncle de Cosme : l’adolescent était atteint d’une maladie nerveuse consécutive à la mort brutale de ses parents. Et pendant tout ce temps, sous ses yeux, Cosme avait été lentement empoisonné.

Il se laissa glisser à terre, au pied du pin. Cyril s’accroupit à côté de lui. Rhys déchiffra de la compassion sur son visage.

— Comment l’as-tu su ?

— Je n’ai jamais eu la moindre confiance en ce pourceau de Fafeerley... et encore moins en Hodin Angon de Lesstrany. Le fait qu’il m’ait « acheté » ne m’a pas pour autant rendu aveugle. Fafeerley lui aussi s'est vendu au Régent mais je veux croire que c’est là le seul point commun entre nous deux... Tu sais que j’éprouve beaucoup d’affection pour Cosme.

Le ton insistant de Cyril poussa Rhys à confirmer :

— Je n’ai aucun doute là-dessus. Je vous ai vu souvent ensemble. On dirait deux frères.

Cyril sourit franchement. Rhys se détendit un peu.

— Avec sa complicité, reprit le Fær Thuás, j’ai subtilisé un peu de cette drogue. À ce moment-là, tant que je n’avais pas de certitudes, il a pris cela pour un jeu. Puis je l’ai mis dans la confidence.

— Comment a-t-il réagi ?

— Aussi bien que possible. Cosme fera un bon Roi, j’en suis certain. C’est un garçon courageux. Ensemble, nous avons mis au point une stratégie. Heureusement, il existe un antidote à ce venin. Mon ermite m’en a préparé.

Il fouilla dans une autre de ses poches et présenta à Rhys un second flacon. Le Comte l’examina en fronçant les sourcils. Identique au premier, son contenu verdâtre présentait le même aspect huileux. Il en fit la remarque.

— Tout l’intérêt de la chose, lui rétorqua Cyril avec un sourire sarcastique. Le goût seul diffère. Un peu plus amer d’après Cosme mais c’est avec beaucoup plus de plaisir qu’il l’avale. En montrant toutefois le même manque d’enthousiasme pour que ce cher Fafeerley ne se doute de rien. Notre jeune Roi est doué pour la comédie. Il a même simulé une crise très convaincante pour que je puisse faire l’échange des flacons.

Rhys frotta son visage à deux mains. La peau lui en démangeait comme s’il avait été assailli par une nuée d’insectes. Les informations que lui assénait son ami l’emplissaient d’excitation et de crainte. Le moment d’agir approchait à grands pas, bien plus vite qu’il ne l’avait imaginé. Il se demanda brièvement si, en fait, il n’avait pas vécu jusqu’alors dans une sorte de rêve de gloire qui repoussait l’action dans un futur incertain. Il rejeta rapidement cette pensée.

— Donc, Cosme ne se trouve plus sous l’emprise de la drogue du Régent.

Cyril hocha la tête.

— Cependant, il n’est pas encore au mieux de sa forme. Il faudra du temps pour annuler les effets pervers. Mais au bout de trois mois de prise régulière de l’antidote, je suis en mesure de t’affirmer que Cosme peut tout à fait prendre en main sa destinée. J’espérais disposer de plus de temps mais Hodin a décidé qu’il allait envahir le Lusitaan dans les jours qui viennent. Il est possible que Cosme ait un peu trop bien joué son rôle : le Régent veut apparemment que la guerre soit achevée avant qu’il ne meure. La disparition du Roi légitime risquerait de causer des troubles intérieurs. Tandis qu’une fois la conquête finalisée, nos Seigneurs auront d’autres os à ronger.

Le jeune Duc se releva et regarda alentours, sans doute pour s’assurer que nul ne les espionnait. Des oiseaux pépiaient dans les arbres, la résine des pins et la mousse pourpre parfumaient l’air encore frais de ce début de printemps. Rhys respira profondément. La nature paisible qui les environnait lui parut presque irréelle.

— Nous allons devoir agir très vite. Avant que les premiers Thuás et les bateaux de la flotte d’invasion ne franchissent le détroit. Cinq jours, sept tout au plus, c’est tout ce que nous avons. Le prochain Conseil sera sans aucun doute le premier Conseil de guerre. Et toi, tu ne vas pas tarder à recevoir ton affection.

Le Comte de Sassy se leva à son tour. Il se sentait plus ferme sur ses jambes et prêt à l’action. Aucune tergiversation n’était plus de mise.

— Que préconises-tu ?

— La suite de l’affaire repose entre tes mains. C’est toi que tes amis écouteront, pas moi. Ils ne voient en moi qu’un transfuge lusitaan avide de vengeance, un laquais du Régent, un fauteur de guerre. Ils ne m’accorderont jamais leur confiance. Dorénavant, beaucoup de choses dépendent de toi, Comte de Sassy. Pour cela, nous ne devons plus nous rencontrer avant que tout soit terminé. Je dois me rendre sur la côte pour superviser les ultimes préparatifs de l’invasion. Puis je reviendrai à tire-d’ailes rendre compte et recevoir mes instructions de la bouche du Régent. Je ne peux me dérober à mon devoir sans l’alarmer.

Cyril posa ses mains sur les épaules de Rhys. Celui-ci soutint son regard intense. La voix du guerrier trancha comme une dague lorsqu’il lui ordonna :

— Va trouver Cosme. Il sait que je dois te mettre au courant de tout. Convaincs-le toi aussi qu’il n’y a pas deux façons d’agir : il faut frapper le serpent à la tête.

— Pourquoi ? demanda soudain Rhys.

— Angon de Lesstrany aime trop le pouvoir. Il ne voudra jamais le perdre. Il n’a pas voulu prendre le risque d’éliminer Cosme après la mort de ses parents... qui devient éminemment suspecte. De plus, selon les règles de succession, c’est Ganrael qui serait monté sur le trône, pas lui. Alors il n’a pas hésité à faire de son neveu un être débile, incapable d’assumer la royauté. Non, il ne lâchera jamais le pouvoir de plein gré. La clémence est une belle qualité chez un souverain mais en la circonstance, Cosme ne doit pas céder au sentimentalisme.

Rhys savait déjà tout cela. Sa question ne concernait pas le Régent.

— Non, mon ami. Je voulais dire : Quel est ton intérêt là-dedans ?

Le Duc de Fershield-Veel possédait tout ce qu’il pouvait désirer, la faveur du Régent, un domaine que de judicieux achats agrandissaient régulièrement, une superbe maîtresse qu’il avait imposée à la cour, un prestigieux commandement. Rhys ne pouvait que s’interroger sur sa volte-face. Il avait connu Cyril pragmatique et peu enclin à laisser les sentiments se mettre en travers de ses intérêts. L’ancien favori d’Aminta affirmait volontiers que la trahison de la Reine lui avait servi de leçon et qu’il ne s’attacherait plus jamais à quelqu’un au point d’en souffrir. Rhys estimait à bon droit vouloir connaître ses mobiles.

Cyril laissa retomber ses mains. Il fit deux pas en arrière et dévisagea Rhys avec un étrange sourire.

— Peut-être la justice, l’amitié, la fidélité ? L’attrait du danger ? Une sorte de folie ? Ne te pose pas trop de questions, mon cher Rhys. Mais je te jure que je n’ai jamais voulu de cette guerre.

 

La Taverne de l’Ours Écarlate étalait sa large façade ocre à la limite intérieure des faubourgs. Sa relative proximité avec le Palais royal et la fraîcheur de la bière qu’on y servait attiraient une clientèle plus aisée que la plupart de ses pareilles.

Ce soir-là, la longue salle accueillait comme à l’habitude de nombreux consommateurs qui buvaient sec et l’emplissaient du brouhaha de discussions animées. Le principal sujet en était la guerre que tous sentaient proche.

Rhys entendait à peine les remarques qui fusaient des tables alentours. Celle où il buvait en compagnie de Cyril s’appuyait au mur du fond, dans un recoin sombre, propice aux conversations intimes. Mais les deux amis s’étaient tout dit et le silence pesait entre eux. Le Comte de Sassy se resservit largement d’une bière à laquelle il ne trouvait pourtant guère de saveur. Il but sans hâte en pensant qu’il allait bientôt recevoir l’ordre de prendre son commandement. Ni Avian ni Marin, il ne participerait pas au premier assaut lancé sur le Lusitaan. Cependant, il ne rallierait jamais son régiment de cavalerie. Tout allait se jouer dans les heures à venir. Il reposa son gobelet et observa son vis-à-vis, plongé lui aussi dans ses pensées. Dans sa vêture bleu sombre et argent, le cousin du Régent était superbe. La lueur des lampes à huile avivait la couleur profonde de ses yeux et empourprait la cicatrice sur son front.

Lorsque les deux hommes étaient entrés dans la taverne, ils n’étaient pas passés inaperçus. N’était-ce pas d’ailleurs le but de la manœuvre ? La haute taille du Duc de Fershield-Veel, ainsi que ses vêtements insolites, attiraient l’attention sur lui. Dans un pays où les habitants affectionnaient les couleurs vives et contrastées, porter du sombre relevait presque du défi. Cyril rehaussait cependant d’argent le tissu bleu-violet de ses habits. Galons, cols et poignets, revers et biais, poches et boutonnières lustrés tranchaient sur le velours ou le brocard. Rhys se demanda si cette audace vestimentaire transmettait un message. Le gris était en effet la couleur du deuil. À moins que ce choix s’expliquât simplement par la coquetterie vestimentaire de l’ancien favori d’Aminta.

Rhys haussa les sourcils, s’étonnant en lui-même de se laisser aller à des pensées aussi futiles.

— Je te parie que les Lusitaans se rendront avant un mois ! s’écria soudain quelqu’un non loin de lui.

— Je tope pas ! T’es sûr de gagner. Ce sont des chiens fuyants endormis dans leur graisse.

— À nous leurs femmes ! On les dit chaudes comme la braise.

Les cinq gardes attablés non loin d’eux éclatèrent d’un rire gras et l’un d’eux ajouta en s’étranglant à demi dans sa chope de bière :

— Je ferai pas venir ma régulière quand je serai en garnison à Nestoria.

Le Comte de Sassy retint un soupir. Il avait hâte de quitter les lieux et de regagner sa maison de ville... à moins qu’il ne rendît visite à Cosme. Le jeune Roi savait que Cyril avait mis leur ami commun dans la confidence et qu’il lui avait confié la tâche de prendre en main le coup d’état... le coup d’éclat. Autant se mettre à l’ouvrage le plus tôt possible. Qu’attendait donc Cyril ?

Soudain, le duc de Fershield frappa du plat de la main sur la table.

— Retire ce que tu viens de dire, Rhys, ou...

— Ou quoi ? La vérité te blesse-t-elle à ce point ? Va donc geindre aux pieds de ton maître !

De la main, Cyril balaya cruches et gobelets qui se fracassèrent au sol. Leurs plus proches voisins sursautèrent et se turent.

— Personne ne peut se vanter d’être mon maître !

— Il est un peu tard pour manifester de l’amour propre, tu ne crois pas ? persifla Rhys.

Dans la salle, les conversations s’éteignirent rapidement. Tous fixaient d’un regard curieux les deux protagonistes.

— Tu as toujours appartenu à quelqu’un, d’abord à Aminta de Lusitaan et maintenant au Régent. Tu crois te servir d’eux mais ce sont eux qui se servent de toi ! Tu n’es qu’un laquais.

Le transfuge lusitaan se dressa d’un bloc. D’un geste vif, il dégaina le poignard qu’il portait constamment à la ceinture dans un fourreau incrusté d’argent. Une fille d’auberge poussa un cri aigu lorsque, se penchant en avant, le Duc piqua de la pointe de sa lame la gorge de Rhys.

Le Comte rejeta la tête en arrière. Cyril jouait un peu trop admirablement son rôle. Il sentit un filet de sang tiède couler le long de son cou. Ses yeux croisèrent ceux de son ami. Il frissonna, bien qu’il s’agît d’une mise en scène destinée à attester de leur rupture. Cyril l’effrayait, trop calme, trop froid, mais avec une violence au fond du regard qui n’était pas entièrement simulée.

La tension était palpable autour d’eux. Les respirations se suspendaient aux gestes du cousin du Régent. Céderait-il à la fureur et égorgerait-il son compagnon ?

Un sourire méprisant étira lentement les coins de sa bouche.

— On verra bientôt qui est le laquais ! cracha-t-il.

Il planta alors l’arme dans la table avec une telle force qu’elle pénétra le bois des deux tiers. Puis il quitta la taverne sans un regard pour quiconque.

Rhys n’eut pas à se forcer pour paraître troublé. La scène lui laissait un goût amer comme si elle avait été véridique. Il se leva lentement et sortit à son tour, front baissé pour soustraire sa tristesse aux badauds. La rue était vide. Un souffle d’air frais le revigora. Il leva la tête, interrogea le ciel. Le soleil n’allait pas tarder à se coucher. Cosme aussi. Il fallait qu’il le vît avant. Il leur restait si peu de temps.

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

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