Les Ailes du Traître Chapitres 7 & 8

 

 

 

 

Chapitre sept

 

 

 

 

D’un œil critique, Cyril s’examina dans le miroir accroché au mur de la garde-robe. Il ne s’y voyait pas en entier, mais en reculant jusqu’à la porte, il put juger de l’ensemble de son accoutrement. Décidément, il n’appréciait guère la mode locale et particulièrement les coloris tape-à-l’œil et contrastés. Il avait pourtant choisi l’un des assortiments les moins voyants mais l’association des couleurs le faisait presque grincer des dents. Lorsque Hodin lui aurait consenti une avance, il demanderait à Rhys l’adresse de son tailleur en ville. Il donnerait au bonhomme des indications précises et fermes pour lui confectionner des vêtements plus à son goût. Néanmoins, il devrait consentir à des concessions. Il regrettait les tissus lusitaans, souples et brillants, mais peu adaptés au climat nordique. Il s’imagina parcourir les corridors glacés du Palais royal ou longer les ruelles venteuses, couvert seulement du mantelet à la mode à Nestoria. Peu avant l'esclandre qui avait mis fin à sa carrière de favori, Aminta lui avait offert trois de ces délicates choses doublées de soie. Mais il n’avait pas eu l’occasion de s’en parer. Il soupira et secoua la tête. Ce serait stupide de s’embarrasser de cette sorte de regret. À Kurvval, mieux valait une bonne grosse pelisse de loup ou une de ces informes houppelandes de laine.

Il rajusta sa veste flottante où du jaune soulignait le violet et le bleu des rayures. Pas trop de jaune et pas trop vif heureusement sinon il se serait fait l’effet d’un comédien des rues. Il se surprit à envier Ganrael. Le fils du Régent arborait une tenue noire d’une sobriété exemplaire. Mais Cyril ne voulait en aucun cas paraître imiter son arrogant cousin. Il lui faudrait trouver son style, à mi-chemin entre les perroquets et le corbeau. D’avoir comparé Ganrael au lugubre volatile le fit ricaner. Il ne l’avait pas revu depuis le repas au cours duquel ils s’étaient affrontés. Il ne pensait pas que son cousin cherchait à l’éviter mais plutôt qu’il montrait de la sorte son peu de considération envers l’intrus. Ganrael s’avérait une grosse pierre sur son chemin. Cyril pinça les lèvres avec agacement. Il devait compter avec un élément imprévu : l’hostilité déclarée de l’unique rejeton du Régent. Sa grimace se changea rapidement en sourire. Par contre, et c’était bien plus important, Hodin Angon de Lesstrany l’avait quasiment adopté. L’homme fort de la Nextiia l’avait reçu plusieurs fois et ne cachait pas qu’il l’appréciait. De plus, Cyril avait enfin réussi à le convaincre de l’emmener rendre visite au petit Roi.

Son sourire s’accentua tandis qu’il passait lentement les doigts dans ses boucles pour les discipliner. Il n’imiterait pas non plus la coiffure courte de Ganrael. Il laisserait pousser ses cheveux à la mode nordique. Et il les tresserait peut-être comme quelques-uns de ces seigneurs barbares qu’il devait désormais côtoyer, sans aller toutefois jusqu’à se laisser pousser la barbe. Le résultat ne le satisfit pas. Il s’empara alors un peigne posé près de la cuvette de toilette sur une table basse et entreprit de démêler ses cheveux sans cesser de sourire à son reflet.

 

Le jeune Comte devait rejoindre le Régent dans le jardin d’hiver. Il s’était fait expliquer le chemin car il ne voulait pas avoir à le demander à un serviteur goguenard ou à l’un de ces nobles dédaigneux qu’il lui arrivait de croiser lors de ses déambulations dans le labyrinthique Palais.

Au détour d’un couloir à peine plus éclairé qu’une cave, il se trouva nez à nez avec l’homme aux larges épaules qui lui avait ouvert la porte du salon privé du Régent, le jour de son arrivée. Avec un temps de retard, ils se saluèrent mutuellement mais sans chaleur. Cyril se força pourtant à échanger quelques mots avec le Grand Vassal :

— Duc de Surgham, j’ai appris que votre fils est un des meilleurs Fær Thuás nextiian. J’espère avoir le plaisir de voler bientôt en sa compagnie.

Huriel de Surgham sembla vouloir d’abord le prendre de haut, ce qui lui était difficile car le Lusitaan mesurait une bonne tête de plus que lui. Puis il dut estimer qu’il valait mieux montrer agréable figure au sang-mêlé que le Régent avait accueilli à bras ouverts.

— En effet, Elnar est particulièrement doué. D’ailleurs, il est pressenti pour le grade de Captaen. Je lui transmettrai votre proposition.

— Je vous remercie de votre amabilité, répondit Cyril avec un petit salut de la tête.

N’ayant plus rien à se dire, ils se séparèrent. L’exilé se félicita de l’ouverture que lui offrait l’attitude circonspecte du Duc nextiian. Frayer avec des fils de Grands Vassaux lui apporterait une légitimité supplémentaire. Il avait noué une amitié sincère avec le Comte de Sassy mais celui-ci n’était pas le bienvenu à la cour même s’il visitait régulièrement l’enfant Roi. Sans renier Rhys, Cyril avait tout intérêt à se rapprocher de garçons comme Elnar de Surgham.

La tête pleine de projets, Cyril Certys poussa la porte du jardin d’hiver. L’épouse du défunt Roi, la Reine Mahenrée, avait jadis souhaité disposer d’un jardin à l’intérieur du Palais. Elle aimait flâner parmi les plantes vertes et les fleurs en pleine saison froide. Luthien avait cédé à son caprice. La chaleur du lieu surprit le visiteur. Pour entretenir la verdoyante profusion qui bordait l’allée dans laquelle il avançait, il fallait sans doute chauffer à outrance. Il s’y connaissait peu en espèces végétales mais les larges feuilles qui le frôlaient, les hampes florales qui se courbaient vers lui, les tons de verts soutenus provenaient à l’évidence d’un pays bien plus clément que la Nextiia. Ces plantes avaient été amenées ici et préservées à grand frais pour le seul plaisir d’une Reine. Il pencha la tête pour tester la fragrance d’une étrange fleur aux pétales verts froissés entourant un cœur orangé et la compara au miel de thym. Ce parfum lui évoqua les collines de son Lindia. Les abeilles y métamorphosaient le nectar des petites fleurs mauves en un délice dont les fermiers emplissaient des pots de terre vernissée. Le transfuge lusitaan n’eut pas le temps de s’appesantir sur ce souvenir empreint de nostalgie. La voix sarcastique de Hodin Angon de Lesstrany lui fit relever brusquement la tête. Le léger vertige qu’il en ressentit provoqua en lui embarras et colère. Il n’aimait pas être surpris dans une situation peu conforme à son image. Et il n’appréciait pas non plus s’être laissé envahir par des regrets qu’il voulait tenir loin de son actuelle existence.

— Une senteur mièvre et décadente, n’est-ce pas ? Tout comme ce jardin dont l’entretien coûte fort cher.

Le Régent désigna le toit dont les ardoises avaient été remplacées par un nombre impressionnant de carreaux de verre.

— Imaginez le prix de tout ce verre et les heures de travail nécessaires pour arriver à ce résultat. Pensez à tout le bois qu’il faut brûler pour chauffer cette vaste pièce. Une cheminée dans chaque angle et des conduits pour répartir l’air chaud ! Mais ma belle-sœur savait être fort persuasive.

— Elle n’est plus là. Pourquoi alors préserver ce jardin ?

— Pour mon pauvre neveu. Il y passe des heures entières. Tout ici lui rappelle sa mère. On peut lui reprocher ses extravagances mais pas d’avoir été une mauvaise mère. Elle adorait son fils.

Il cueillit une inflorescence blanche ressemblant à un papillon. Il fit rouler plusieurs fois la tige délicate entre ses doigts.

— J’ai entendu dire que c’est la perte de ses parents qui a fortement perturbé le jeune Cosme, avança Cyril.

Le Régent jeta négligemment la fleur au sol.

— Il semblerait, répondit-il avec une moue circonspecte. Les médecins ne s’accordent pas tous à ce sujet mais c’est l’opinion la plus répandue. Mon frère était assez distant, il trouvait Cosme trop sensible et s’inquiétait de sa santé qui n’a jamais été excellente. Il enrageait de ne pas avoir d’autres enfants. Mahenrée, elle, se consacrait à son fils. Ce qui n’était pas forcément une bonne chose non plus. Elle l’empêchait de grandir, de s’assumer. Sa mort a été un coup très dur pour le garçon. Je crains qu’il ne s’en relève pas.

Cyril jugea l’affliction de Hodin Angon de Lesstrany plutôt hypocrite. Celui-ci n’espérait-il pas plutôt que la détresse du petit Roi le menât à une mort prématurée ? Il retint un sourire en se mordant l’intérieur de la joue puis questionna son parent :

— Comment votre frère et son épouse ont-ils péri ?

— Ah ! Un effroyable accident... Les chevaux du carrosse royal se sont emballés pour on ne sait quelle raison et ont précipité le véhicule dans le lac qu’ils longeaient. Le temps que les cavaliers de l’escorte plongent pour tenter de sauver Luthien et ma belle-sœur, il était trop tard. Tous deux ont péri noyés. Par les Dieux de miséricorde, mon neveu était heureusement resté au Palais, retenu par un refroidissement.

Cyril se façonna un visage de circonstance pour masquer les pensées qui agitaient son esprit. Les événements qui avaient provoqué la mort tragique du couple royal évoquaient un peu trop l’accident par lequel Erri de Notthon avait tenté de se débarrasser de lui. De là à se demander qui, parmi les Dieux ou les hommes, avait donné la main à la préparation du drame, il n’y avait qu’un pas qu’il se retenait encore de franchir. Sa propre mésaventure ne pouvait qu’influencer son jugement. Cependant, il ne doutait pas que l’oncle de Cosme regrettât que l’enfant n’eût pas accompagné ses parents ce jour-là.

Lesstrany le prit par le bras et l’entraîna :

— Venez. Il nous attend. Il est ravi à l’idée de faire votre connaissance.

Les deux hommes traversèrent le vaste jardin. Luthien avait ordonné qu’on abattît plusieurs murs pour obtenir cet impressionnant espace au cœur même de son Palais. Cyril avait entendu parler du parc intérieur de la Reine Mahenrée mais le parcourir donnait vraiment sa dimension à un lieu à la fois enchanteur et oppressant. Il n’aurait pas aimé demeurer trop longtemps au sein de cette nature captive.

Le jeune Roi se trouvait dans la partie opposée à celle par laquelle Cyril avait pénétré. Il se leva du banc de pierre sur lequel il était assis lorsque le Lusitaan et son guide débouchèrent de l’allée centrale.

— Comte Certys, soyez le bienvenu à Kurvval. J’avais hâte de vous rencontrer enfin. Vous savez qu’on ne parle ici que de vous !

Cyril s’inclina sur la main pâle et maigre que lui tendait le garçon.

— Sire, j’attendais moi aussi ce moment avec impatience.

— Pas de « sire » entre nous ! Ne sommes-nous pas parents ? Vous êtes le petit-fils du demi-frère de mon grand-père, je vous appellerai désormais mon cousin et Cyril. J'attends que vous fassiez de même avec moi !

Le frêle adolescent jeta un regard interrogateur en direction de son oncle, comme s’il lui demandait la permission d’outrepasser le protocole. Cyril pensa déchiffrer de la crainte dans ses yeux. Mais l’impression passa rapidement. Lorsque les yeux gris s’attachèrent aux siens, l'espoir qui les animait l’émut et l’effraya. Il se vit comme un grand frère dont le petit Roi espérait beaucoup, trop assurément.

Cosme passa son bras sous le sien et l’éloigna du Régent. Angon de Lesstrany se contenta d’un sourire qui n’exprimait rien et se retourna pour échanger quelques mots avec les deux hommes qui accompagnaient le jeune Roi. Celui-ci s’arrêta devant la cheminée d’angle où brûlait un bon feu.

— J’ai froid. Même ici. J’ai toujours froid.

Cyril réprima un frisson. La confidence faite à mi-voix lui remettait en mémoire le froid pénétrant de la forteresse de Comarck. L’enfant malade n’était-il pas lui aussi une sorte de prisonnier ? L’ambition de son oncle et sa propre faiblesse le liaient aussi sûrement que des chaînes. Le transfuge ne sut que répondre. Mais le petit Roi le questionnait déjà comme s’il avait oublié qu’il venait de se plaindre du froid.

— Parlez-moi du Lusitaan. J’en sais si peu de choses. Est-ce vrai qu’il s’agit d’un pays fertile où les fleurs et les fruits poussent à foison et où les fleuves charrient des paillettes d’or ? Dites-moi, mon cousin, si l’on y trouve les mêmes plantes que celles-ci que mon père a fait venir de loin pour ma mère. J’aimerais tant voyager... voler comme vous !

L’excitation colorait les joues de l’adolescent. Bien qu’il n’eût pas vraiment envie de ressusciter les images de sa terre natale, l’exilé accéda à son désir.

— Ces plantes viennent de plus loin encore. Dans la province où je suis né et où j’ai grandi, la végétation n’est pas aussi luxuriante. Il y fait chaud certes mais pas assez humide pour ces grandes feuilles et ces fleurs somptueuses. A l’automne, les vignes deviennent rouge sang et or. Les collines se parent d’une multitude de fleurs jaunes, les dernières de l’année. Dans les bois, on ramasse des mûres à foison. L’hiver y est doux et paisible.

— Il n’y neige pas ?

— Si peu que les enfants y voient un présent des Dieux.

— Et Nestoria ? Est-ce que la cité ressemble à Kurvval ? Et le Palais du Castellar ? Est-il aussi beau qu’on le dit ?

Le visiteur sourit, touché par l’enthousiasme et la naïveté du garçon. Mais il ne voulait pas s’attacher trop au petit Roi. L’affection qu’il sentait poindre en son cœur pouvait se mettre en travers de ses desseins.

— Nestoria, dit-il, est une ville immense qui s’étend de part et d’autre d’un fleuve aux eaux paisibles, la Flenn. C’est une cité de parcs et de jardins. Partout, des fontaines coulent avec un joli bruit et l’eau des bassins joue avec la lumière. Le ciel n’y est pas aussi bleu que dans mon Lindia mais, le soir, il se pare de nuances mauves qui réjouissent les yeux. Les maisons des Seigneurs et des riches marchands sont construites en marbre, avec beaucoup de vitres et beaucoup de serviteurs pour nettoyer toutes ces vitres. L’été, les Nestoriens passent une bonne partie de la nuit sur les places, à boire, à rire et à danser. Les étrangers qui viennent à Nestoria pour y commercer ou la visiter finissent par s’y installer tant ils aiment ses belles demeures et l’humeur joviale de ses habitants.

— J’aimerais la voir moi aussi. Croyez-vous, mon cousin, que je pourrai un jour rendre visite à la Suprême ?

Cyril haussa les sourcils. Cosme ignorait-il que les relations entre la Nextiia et le Lusitaan étaient loin d’être cordiales ? La candeur de l’enfant Roi se confirmait. Le Régent ne devait pas y être pour peu. Il le maintenait dans un isolement propice à son propre goût du pouvoir. L’exilé lusitaan nota toutefois que Cosme n’envisageait pas de guerre avec le Lusitaan. Bien au contraire.

— Pourquoi pas, Sire... oh ! Cosme, corrigea-t-il parce que le garçon avait pincé les lèvres. Puis il ajouta : Mais les Rois quittent rarement leur royaume. Un voyage serait trop hasardeux. Ils envoient des ambassadeurs à leur place.

L’adolescent haussa ses frêles épaules.

— Vous m’emporteriez avec vos Ailes, Comte Certys. N’êtes-vous pas le meilleur de tous les Avians ? Je ne risquerais rien avec vous.

Une douleur sourde au creux des épaules meurtrit le jeune homme. Cette intime souffrance, il la connaissait trop bien. Combien de fois l’avait-il éprouvée dans sa prison de Comarck ? Elle survenait lorsqu’une chanson effleurait ses lèvres et qu’il refusait de la chanter... lorsqu’il se consumait du désir de voler... lorsqu’il se demandait pourquoi il avait ainsi changé le cours de sa vie... lorsqu’il essayait d’imaginer Aminta existant sans lui.

Cette sensation éprouvante l’avait assailli plus d’une fois, bien avant la soirée fatidique où tout avait été consommé. Aux instants même où tout semblait parfait, où tout était possible, elle le frappait subitement comme pour le prévenir que le bonheur se payait très cher. Enfant, il en pleurait car elle lui rendait presque terrifiant le ravissement qu’il tirait d’une randonnée à cheval à travers les collines odorantes, d’un câlin maternel ou d’une veillée en famille. Adolescent, ses premières amours lui avaient apporté ce même tourment. Peut-être fallait-il y trouver la raison de son inconstance ? Aminta, sans jamais le savoir, avait souvent provoqué de telles crises. Combien de fois avait-il retenu sa respiration le temps que s’estompât ce supplice aussi délicieux que détestable ? Pourquoi ressentait-il la même chose face à l’attente de l’enfant Roi ?

— Je n’ai plus d’Ailes, murmura-t-il. Elles se sont brisées.

Cosme entendit-il le double sens ? Il pencha délicatement la tête et sourit à l’Avian dépossédé.

— Mon cousin, je prierai Hodin de vous en donner. Promettez-moi de m’emmener un jour dans les airs.

Ce n’était pas une condition. Juste une prière. Cyril répondit au sourire confiant et s’engagea :

— Cosme, je suis votre serviteur.

— Des serviteurs, j’en ai à suffisance ! rétorqua sèchement le blond adolescent.

D’un mouvement du menton, il désigna les hommes qui conversaient servilement avec le Régent sans les quitter des yeux. Le mépris et la colère qui incendiaient son regard s’effacèrent lorsqu’il le porta sur les nobliaux obséquieux. Cyril révisa son jugement. L’ingénuité de Cosme lui apparaissait désormais plus feinte que réelle. L’adolescent dissimulait ses véritables sentiments. Le Lusitaan saurait en tenir compte.

Cosme semblait avoir oublié les deux fourbes lorsqu’il demanda ensuite, d’une voix peu assurée :

— Ce dont j’ai besoin, c’est un ami. Voulez-vous être celui-ci ?

À nouveau, cette douleur poignardant ses épaules... Un autre souverain, une Reine, ailleurs, jadis, avait réclamé de lui le même engagement. Il s’entendit répondre :

— J’essaierai, Cosme. Mais ma position n’est pas facile. Ne me demandez pas de choisir... pas encore.

À cet instant, l’un des hommes se détacha du groupe et vint vers eux. Sa démarche insolente ne gommait pas sa médiocrité.

— Sire, veuillez me pardonner de vous interrompre. Mais vous devez maintenant prendre du repos. Vous avez été trop longtemps debout et en proie à une excitation inhabituelle pour vous.

Il se tourna à demi vers Cyril qui détesta sur le champ ce pédant presque chauve dont les yeux globuleux le mettaient au défi de le contredire. De plus, l’homme était affligé d’une haleine fétide qui lui fit involontairement froncer le nez.

— Vous n’ignorez pas, Comte Certys, que la santé fragile de notre jeune souverain nécessite des soins constants.

Sur un ton boudeur, Cosme se récria :

— Non ! Oh non ! Baron de Fafeerley ! Je ne veux pas aller boire vos immondes mixtures. La compagnie de mon cousin m’est bien plus bénéfique que toutes vos potions.

— Voyons ! Montrez-vous raisonnable, le gourmanda le Baron sans prendre la peine de dissimuler sa contrariété.

Cyril, hérissé par son attitude irrévérencieuse, songeait à l’envoyer promener. Mais il remarqua combien Cosme avait l’air épuisé. Une fine transpiration couvrait sa peau d’albâtre. Il essayait maladroitement de masquer le tremblement de ses mains en les cachant derrière son dos.

— Cosme, il faut vous reposer. Je viendrai vous rendre visite bientôt.

— Demain, alors ! intima le garçon.

Ses yeux rougis fixaient Cyril avec une sorte d’avidité. Celui-ci promit et, en traînant les pieds, le petit Roi suivit le peu aimable Fafeerley. Le nobliau jeta un regard dédaigneux au transfuge lusitaan. Le jeune Comte se raidit, prêt à lui sauter à la gorge. La voix de Hodin Angon de Lesstrany résonnant non loin de son oreille le ramena à une conduite plus sage.

— Mon neveu ne va bientôt plus jurer que par vous.

Il se retourna. Le Régent le considérait avec un demi-sourire énigmatique. Provocateur, le jeune homme écarta les bras et répliqua :

— Hé ! Il paraît que je fais cet effet sur les souverains.

Lesstrany ricana. Il avait pris la répartie de son jeune parent pour ce qu’elle était : de l’auto-dérision. Passant un bras autour des épaules de Cyril, il prit le chemin de la sortie. Sur le ton d’un conspirateur, il confia :

— Comme vous avez pu vous en rendre compte par vous-même, le pauvre enfant est faible de corps et d’esprit. Une émotion un peu violente et il ne se contrôle plus. C’est pour cette raison que Fafeerley, un bon serviteur, a écourté l’entrevue. Nous pouvons juste soulager ses crises, parfois les prévenir mais sa santé en souffre et se dégrade lentement.

— C’est donc vous qui avez la lourde tâche de diriger ce pays dont le Roi est un enfant malade.

— Mon pauvre frère m’avait désigné comme Régent s’il venait à décéder avant la majorité de son fils.

Hodin s’arrêta brusquement. Il fit face au jeune homme et posa ses mains puissantes sur ses épaules. Ses yeux sombres fouillèrent ceux de Cyril à la recherche d’un soupçon ou peut-être d’un sarcasme. Le Lusitaan lui opposa un regard limpide, à peine étonné. Le Régent hocha alors la tête.

— Je mentirais en disant que c’est pour moi une corvée que d’assumer le pouvoir, déclara-t-il. J’y ai goût et je prétends m’y entendre. Pour l’heure, je suis le seul qui puisse conserver la Nextiia à notre dynastie, les Lesstrany. Beaucoup parmi les Grands Vassaux guettent la moindre faiblesse pour s’emparer du trône. Par votre mère, vous êtes un Lesstrany. Et j’ai besoin d’hommes qui sachent parfaitement où se trouvent leurs intérêts.

L’ancien favori de la Suprême du Lusitaan plissa légèrement les yeux puis s’autorisa un grand sourire.

— Incontestablement, en mes veines coule le sang des Lesstrany. Aminta elle-même en est convaincue. Et je sais bien en quoi mes intérêts rejoignent les vôtres.

La pression des mains de Hodin s’accentua jusqu’à en devenir douloureuse. Cyril ne cilla pas et soutint le regard scrutateur. Un frisson parcourut son échine. La partie venait de s’engager. Une partie qui pouvait fort bien s’avérer mortelle.

— Attendez-vous à de rapides témoignages de mon estime, ajouta le Régent.

— Comme une Sciathánn ? suggéra son jeune parent, tout sourire.

 

Chapitre huit

 

 

Hodin Angon de Lesstrany avait fait savoir à Cyril qu’il l’amènerait prendre possession d'une Sciathánn après le repas de la mi-journée. Pour tromper son impatience, le jeune homme se rendit en salle d’armes.

Il avait déjà mis deux fois les pieds dans cette vaste pièce au magnifique plancher de chêne. Le premier jour, il avait observé les bretteurs de tous âges disputant des combats qui, bien que simulés, n’en étaient pas moins féroces. Leurs ombres s’agitaient avec frénésie sur les murs blancs et nus. Les Seigneurs nordiques ne faisaient pas les choses à moitié. Ils récoltaient souvent une écorchure ou un horion mais ils en riaient et repartaient à l’assaut. Une joyeuse sauvagerie présidait aux exercices qui se livraient sous l’œil sévère du Maître d’armes. Rien à voir avec les duels courtois et maniérés auxquels s’adonnaient les Lusitaans... les lieux résonnant du fracas du métal et des ahans des duellistes nextiians fleuraient plus la sueur virile que les parfums destinés à masquer les effets de l’effort.

Le surlendemain, le Comte Certys s’était présenté au Maître Borinboew. L’homme n’était pas noble mais sa science des armes l’avait porté à la direction de l’Académie Royale des Épées. Il avait paru apprécier l’affabilité du transfuge lusitaan. Lorsque Cyril lui avait demandé s’il pouvait se joindre aux élèves qui prenaient leur leçon, le maître avait hoché la tête en frisant entre deux doigts quelques poils de sa barbe grisonnante. Puis il avait désigné un bâti de bois auquel étaient suspendues une bonne cinquantaine d’épées d’entraînement.

— Bien, bien ! Prenez une lame au râtelier, Comte Certys. Nous allons enfin voir comment on manie l’épée en Lusitaan.

Cyril avait rejeté plusieurs lames avant de s’estimer satisfait. Puis il s'était placé face à Borinboew. Les étudiants, rassemblés en cercle autour des deux escrimeurs, avaient vite vu comment le Lusitaan maniait le fer. Son style avait surpris le Maître d’armes. Son imprévisibilité déconcertait souvent ses adversaires : le jeune sang-mêlé alliait élégance et brusquerie. Aminta disait qu’il dansait avec la lame. Et les courtisans nestoriens lui reprochaient de ne pas respecter le cérémonial et les règles qui régissent les rencontres civilisées.

Borinboew n’était cependant pas homme à se laisser longtemps prendre au dépourvu. Il avait contré et poussé son adversaire dans ses retranchements. En réponse, celui-ci avait déployé une escrime brillante, tissée de technique et d’intuition. Puis il s’était désengagé avant de s’incliner. Le Maître d'armes lui avait rendu son salut. Quelques applaudissements avaient retenti. Deux jeunes seigneurs avaient proposé un assaut à Cyril. Avec civilité, il avait décliné l’invitation.

 

Les ordres secs de Borinboew résonnaient dans la haute pièce, presque vide. En cette heure, le Conseil de Régence retenait les Grands Vassaux qui venaient s’y entraîner de temps à autre. Les Seigneurs de moindre importance avaient, eux, coutume d’y venir en fin de journée. Quelques étudiants haletaient sous la houlette rigoureuse du Maître d’armes. Il adressa à l’arrivant un bref signe de tête suivi d’un geste signifiant qu’il allait se libérer bientôt. Cyril se dirigea vers le râtelier. Il prit son temps pour sélectionner une arme adaptée à sa taille et à son allonge parmi les épées à la lame et à la pointe émoussées.

— Mon cousin ! Je suis stupéfait de vous trouver ici de si bon matin. Vrai ! Je croyais tous les Lusitaans trop ramollis par leur vie décadente pour se lever avant le milieu de la journée.

L’ancien favori d’Aminta se retourna lentement, le temps de se composer un air serein. L'interpellation de Ganrael l’avait pris par surprise. Cyril ne voulait pas qu’il pût s’en targuer.

Le fils du Régent le toisait depuis l’entrée de la salle. Une petite cour d’une dizaine de jeunes hommes l’entourait. Des rires serviles et des sourires flagorneurs soulignèrent le commentaire railleur.

Cyril rendit son regard à son agressif parent. Non sans un dépit qu’il jugea aussitôt enfantin, il nota le physique avantageux du Nextiian. Sa vêture noire mettait en valeur de larges épaules et une taille étroite. Il savait n’avoir rien à lui envier mais n’appréciait guère de le retrouver sur ce terrain. Pourtant, lors de leur première confrontation, les traits réguliers de Ganrael et ses beaux yeux en amande ne l’avaient pas particulièrement frappé.

— Je vous souhaite le bonjour, mon cousin, rétorqua-t-il avec une politesse acide. C’est pour le plaisir de vous rencontrer enfin que j’ai délaissé ma couche moelleuse. Il m’a semblé jusqu’à maintenant que vous m’évitiez. Vous me voyez ravi de constater qu’il n’en est rien.

Le fils du Régent accentua son rictus sarcastique.

— Vous éviter, grands dieux ! Mais pour quelle raison ?

— Il est vrai que je n’en vois guère, répondit le Lusitaan d’une façon qui laissait entendre qu’il en soupçonnait plusieurs.

Ganrael tourna dédaigneusement les talons mais interrompit presque aussitôt son mouvement, comme sur le coup d’une inspiration soudaine. La main posée sur la garde de son épée, il questionna d’un ton léger :

— Accepteriez-vous de croiser le fer avec moi ?

— Mais volontiers.

Les compagnons de Ganrael s’ébaudirent. Le Lusitaan les ignora. Son attention restait fixée sur le sourire subtilement dépréciateur de son rival. Celui-ci venait de commettre sa première erreur avant même d’avoir l’épée en main : il sous-estimait son adversaire. Lui ne s’y hasarderait pas. Il valait mieux s’attendre à la difficulté plutôt que de se laisser surprendre par elle.

Le Maître d’armes écarta les étudiants et s’avança. Son seul souci était qu’un exercice ne dégénérât pas en véritable duel. Le sang pouvait couler mais pas en abondance. Le Régent ne tolérerait pas que l’un ou l’autre des deux jeunes coqs fût sérieusement blessé.

— Mes Seigneurs, je vous crois de force égale. Le spectacle que vous donnerez à mes élèves sera apprécié comme une joute dans les règles de l’art et le respect de l’adversaire. Duc de Cheelsey, veuillez vous défaire de votre épée et en prendre une à votre convenance dans le râtelier.

Ganrael obéit d’un air peu amène et revint prendre position face à Cyril. Le Lusitaan évalua à la garde adoptée l’aisance avec laquelle son parent maniait la lame. Il sélectionna une garde similaire mais qui favorisait la protection du côté gauche.

Au signal aboyé par Borinboew, le fils du Régent porta sans tergiverser la première attaque. Cyril para et retourna sans peine. Ganrael tâtait le terrain afin de le jauger. Aussi ne donna-t-il pas sa pleine mesure. Son adversaire, déjà enclin à le dénigrer, édifierait sur sa retenue une confiance qui le desservirait.

— Par ma vie, cousin ! s’écria Ganrael après quelques passes peu spectaculaires, si vous étiez le meilleur en Lusitaan, que valent les autres ? Ne savez-vous que vous défendre ? Sans doute n’avez-vous pas dormi tout votre soûl ?

Il exécuta vivement un moulinet du bas vers le haut. Cyril sauta en arrière, s’attirant un ricanement de la part du jeune Duc. Manifestement, celui-ci avait visé son visage. Mouchetée, la pointe ne l’aurait probablement pas entaillé mais lui aurait laissé une marque humiliante.

— A moins que vous ne craigniez quelque égratignure sur votre belle face ? Croyez m’en, cousin, retournez à vos chansons, vous y excellez plus qu’à l’arme noble.

Cyril résista à l’envie de répliquer. Il se cuirassa contre les rires moqueurs. Bientôt, les ricanements allaient se retrouver coincés dans les gorges des spectateurs partiaux. Ganrael s’avérait un escrimeur de premier rang mais, sans forfanterie, Cyril se savait supérieur à lui. La souplesse infaillible de son poignet et la désinvolture apparente de ses gestes déroutaient ceux qui tiraient l’épée contre lui pour la première fois. Ses adversaires apprenaient vite à se méfier mais son inventivité leur réservait des surprises. Aminta lui avait demandé une fois s’il ne possédait pas une Ardchænnas qui le reliait à sa lame. Il avait rétorqué: « Pas besoin d’Ardchænnas, juste d’amusement ! »

Il laissa Ganrael croire à son avantage, le temps de quelques attaques, parades et contre parades. Le Nextiian lui donna pourtant quelques sueurs froides car il mettait dans ses assauts une cruauté enjolivée de finesse. Ses yeux étrécis filtraient d’alarmantes lueurs. « Un violent et un pervers » lui avait dit Rhys à son sujet. Si le Lusitaan céda quelques pas, ce ne fut pas toujours de plein gré.

Soudain, il renversa les rôles et passa sans avertissement de la défense à l’attaque. Ce fut au tour de Ganrael de rendre du terrain. Mais le fils du Régent se ressaisit vite. Il opposa au Lusitaan quelques gardes efficaces, plaça un ou deux taillants périlleux. Cependant, dans la main du Comte Certys, l’épée vivait, dangereuse et foudroyante tel un serpent.

Cyril se déplaçait de façon fort peu académique. Il sembla aux spectateurs médusés qu’il allait se mettre à danser. Mais loin de paraître ridicule, il imprégnait ses mouvements d’une grâce audacieuse. Il acheva de dérouter son adversaire en changeant son épée de main. Borinboew lui-même laissa échapper un cri d’admiration contrainte. Cyril déployait une dextérité égale des deux mains. Il avait consacré un nombre incalculable d’heures à acquérir une ambidextrie parfaite mais n’en usait que rarement. Il n’aimait pas galvauder ses talents. Le fait d’utiliser cette tactique face à Ganrael montrait qu’il le considérait comme un adversaire de choix.

Enfin, il enroula sa lame autour de celle de son cousin et la lui arracha d’un mouvement sec du poignet. Le fils du Régent exhala sa rage dans un juron des plus grossiers. Cyril voulant parler, il l’en empêcha d’un bras tendu vers lui, main paume en avant, doigts écartés, puis quitta la salle sans un mot, suivi par ses fidèles rendus muets par sa défaite.

Le jeune Comte souffla puis inspira lentement à plusieurs reprises. La rencontre avait exigé de lui beaucoup d’énergie. Un tiraillement douloureux dans son côté s’ajoutait à la fatigue. Il passa le dos de sa main droite sur son front pour en essuyer la sueur.

— Vous vous êtes fait un ennemi, dit à mi-voix le Maître d’armes en le débarrassant de son épée.

— Il l’était déjà.

— Le Duc de Cheelsey ignore le pardon.

— Eh bien, nous avons au moins un point commun, répliqua Cyril qui fixait toujours le rectangle sombre par lequel Ganrael avait disparu.

Il secoua la tête et reporta son attention sur le Nextiian.

— Son geste ?

— Il vous a maudit. Le Duc croit beaucoup au pouvoir des sorts. Toutefois l’efficacité d’une malédiction dépend surtout de la foi qu’y accorde son destinataire.

Cyril se mit à rire. Il appréciait de plus en plus cet homme simple et direct.

— Par les Dieux ! J’ai surtout foi en moi. Et dans l’estime que m’accorde son père.

Borinboew porta la conversation sur un terrain moins glissant. Plusieurs oreilles traînaient aux alentours, à l’affût de quelques détails à rajouter à l’histoire que leurs propriétaires n’allaient pas tarder à colporter.

— Joli coup que ce changement de main ? Bien, bien ! Inné ou acquis ?

— Beaucoup de travail.

 

Hodin Angon de Lesstrany haussa les sourcils.

— Comte, on dit partout que vous avez humilié mon fils en salle d’armes, fit-il d’une voix doucereuse.

— Excellence, vous a-t-on aussi rapporté que j’ai seulement relevé son défi ?

L’emploi de son titre en place de son prénom agaça Cyril. Le Régent lui avait-il retiré sa confiance ? Aurait-il dû refuser le duel, quitte à passer pour un couard ? La répartie suivante le rassura.

— Que je sois son père ne le tient pas quitte de ses devoirs vis-à-vis d’un hôte et d’un parent. Ganrael n’a récolté que ce qu’il méritait. Il était temps que quelqu’un lui donnât une leçon de modestie.

Néanmoins, le Régent ne mit pas Cyril en garde contre de possibles voire probables représailles de la part du vaincu. À l’évidence, il jouissait en observateur de la rivalité qui, dès le premier jour, avait dressé les deux garçons l’un contre l’autre.

— Vous ne m’en tenez donc pas rigueur ?

— Point du tout, Cyril. Je trouve le mélange des sangs remarquable : la vigueur tempérée par la réflexion sans que cela n’entrave l’action. Si tous mes nobles étaient à votre image, je n’hésiterais plus à me lancer dans la conquête du Lusitaan. Pour commencer.

Cyril ne releva pas l’allusion et plaisanta :

— Excellence, gardez-vous de renforcer la bonne opinion que j’ai de moi-même. Je pourrais devenir insupportable.

Lesstrany posa sa main droite ornée d’une lourde chevalière sur l’avant-bras du jeune homme. Un demi sourire relevait un coin de sa bouche mince.

— Je suis certain que vous ne commettrez pas deux fois la même faute.

Cyril ne cilla pas sous le regard pénétrant, non exempt de menace. Il prit la remarque pour ce qu’elle était : un avertissement. Le Régent acceptait le fils de Guenièvre de Veel au plus près de son fauteuil quasi royal mais, en contrepartie, il exigeait de lui loyauté et mesure. L’ancien favori d’Aminta de Lusitaan opta pour le cynisme.

— Je n’en éprouverai pas même la tentation. Car je sais désormais où résident mes intérêts, croyez-le bien.

Les doigts puissants s’incrustèrent dans sa chair. Hodin Angon de Lesstrany semblait coutumier de ce genre de pression tant mentale que physique. Il sous-entendait qu’il pouvait aussi bien broyer que caresser.

— Et que vous dictent vos intérêts, Cyril ?

Le jeune homme ferma brièvement les yeux. Lorsqu’il les rouvrit, ce fut avec l’air de se moquer de lui-même.

— De ne rien tenter qui pourrait me coûter la faveur que vous avez la bonté de me manifester.

— Voilà de bien sages paroles, commenta Lesstrany, non sans ironie. Mais seriez-vous prêt à aller au-delà ?

Le sourire du jeune Lusitaan s’effaça et il détourna les yeux.

— L’aimez-vous au point que vous tenez à lui demeurer fidèle malgré sa trahison ?

Le maître de la Nextiia ne citait pas de nom. C’était superflu. L’image d’Aminta sembla flotter entre les deux hommes. Le Régent manœuvrait avec habilité : Cyril Certys changeant d’allégeance ne faisait pas figure de renégat puisqu’il avait été trahi.

— Je vivais pour elle, uniquement pour elle, confia l’ancien favori dans un murmure.

Lesstrany ne manqua pas de noter :

— Vous employez le passé, mon cousin.

— Je lui ai donné cinq ans de ma vie et pourtant, elle m’a rejeté. Elle a écouté les médisants et muselé son cœur. J’ai essayé de comprendre pour lui pardonner. À quoi croyez-vous que j’employais ces journées interminables à Comarck ? Mais je n’y suis pas parvenu.

— Peut-être attendait-elle que les passions se calment pour ordonner votre élargissement ? supposa le Régent sans se donner la peine de paraître convaincu par son propre argument.

— Non ! s’enflamma soudain l’exilé. Elle savait qu’elle ne pourrait jamais revenir en arrière. En toute connaissance de cause, Aminta m’a condamné à passer le reste de mon existence dans cette horrible forteresse.

Hodin Angon de Lesstrany le lâcha enfin et recula d’un pas comme pour mieux savourer la colère du Lusitaan. Au bout d’un moment, tandis que dans l’esprit tourmenté de son interlocuteur passaient des visions d’enfermement, il lui demanda :

— Seriez-vous capable de la combattre ?

Cyril reprit bruyamment son souffle. Il ficha son regard dans celui de son parent mais demeura silencieux. Lesstrany sembla se contenter du non-dit. Il ajouta cependant :

— Vous êtes un Fær Thuás et un guerrier de première force. Votre évasion témoigne de votre sens tactique. De plus, vous m’êtes apparenté de près. Autant d'avantages pour vous comme pour moi. Réfléchissez-y sérieusement.

Cyril hocha lentement la tête. Dans une ombre de sourire, le Régent affichait ses certitudes : le transfuge saurait choisir le parti le plus conforme à ses intérêts. Qu’il fût motivé par l’esprit de vengeance, par l’appétit de pouvoir ou par le lucre lui importait peu.

— Et si nous allions voir cette fameuse Sciathánn ? proposa-t-il soudain.

Ils sortirent du Palais par la grande porte. Les dalles du parvis luisaient de la pluie tombée durant la nuit. Des cavaliers armés entouraient le carrosse. Le maître de la Nextiia ne se déplaçait jamais sans une forte escorte. Dans leur carapace de cuir teinté de rouge et de jaune, les guerriers apparaissaient aussi dissuasifs qu’ostentatoires. Hodin monta dans le véhicule. Cyril l’y suivit et prit place face à son parent, dans le sens opposé à la marche. Dès qu’il fut installé, le Régent donna le signal du départ. Le lourd véhicule s’ébranla dans le fracas des roues ferrées. Ils passèrent sous l’arc de triomphe que le jeune Lusitaan avait eu la curiosité d’aller examiner quelques jours auparavant. Le désœuvrement, surtout, l’avait poussé à s’intéresser à cette construction qu'il jugeait prétentieuse. Ses concepteurs avaient cherché avant tout à en imposer. Ils avaient relégué la beauté architecturale au second plan. Aucune courbe ne venait adoucir l’impression de rigueur et de force brutale qui émanait de l’édifice. Les personnages des bas-reliefs adoptaient pour l’éternité des postures rigides sous lesquelles Cyril avait discerné une violence latente, comme prête à surgir de la pierre sombre. En frissonnant, il avait posé ses mains sur les muscles noueux des guerriers demi-nus mais n’avait éprouvé que le froid encore hivernal incrusté dans le basalte.

L’arc franchi, le carrosse roula vivement dans les rues où la relative tiédeur de la mi-journée attirait promeneurs et chalands. Des couples emmitouflés ou des hommes seuls fréquentaient les échoppes donnant sur les trottoirs étroits. En Lusitaan, la plupart des boutiques ouvraient sur la rue, seul un comptoir séparait le marchand de ses clients. Ici, la rigueur du climat poussait les acheteurs à pénétrer dans la pièce qui occupait le rez-de-chaussée des maisons. Dans les commerces qui avoisinaient le Palais, il se vendait principalement des armes, des fourrures, des vêtements de laine colorée et de la joaillerie.

Il fallut ensuite traverser les faubourgs où une foule bruyante encombrait les rues. Les gens s’écartaient prestement sur le passage du carrosse et si certains ne réagissaient pas assez vite, ils se faisaient houspiller par les cavaliers de l’escorte. Des vivats s’élevaient sur le passage du Régent dont les couleurs ornaient les portières. Toutefois, Cyril discerna que les cris manquaient d’allant. Hodin Angon de Lesstrany ne semblait pas excessivement populaire parmi le peuple.

Le jeune homme reporta son attention sur son parent. Le visage inscrutable, le Régent lisait une note. Cyril attendit qu’il levât les yeux pour lui demander :

— Où me menez-vous, Excellence ?

— À la Caserne principale où sont formés et entraînés vos pairs. Nous y fabriquons nos Ailes. Vous choisirez la vôtre. Bien sûr, nous n’en avons pas à vos exactes mesures. Cela pourra se faire par la suite.

Le Comte hocha la tête d’un air entendu.

— Si je vous conviens...

— Si vous me convenez, mon cousin. Le même sang a beau couler dans nos veines, vous devez me donner des preuves de votre loyauté.

— Je ne le comprends pas autrement, Excellence, rétorqua Cyril non sans âpreté.

Bien que le régent eût laissé entendre le contraire quelques instants plus tôt, il ne tenait pas le transfuge quitte du soupçon de duplicité. Celui qui avait été infidèle une fois pouvait l’être une seconde fois.

— Ne vous cabrez pas de la sorte ! Dois-je vous octroyer ma protection sans rien attendre en retour ? Soyez réaliste.

Cyril se cala contre le dossier rembourré et glissa les mains dans les poches de son manteau de laine doublé. Il fixa Lesstrany avec impertinence.

— Mais je suis réaliste ! Lorsque j’ai choisi de venir en Nextiia, j’étais parfaitement conscient du prix à payer.

— Vous avez été le favori d’Aminta du Lusitaan, vous l’avez jalousement aimée. L’aimez-vous toujours ?

— L’amour et la haine ne forment-ils pas les versants d’une même montagne ? Une fois gravi l’un jusqu’au sommet, le second est très facile à descendre, surtout si l’on vous donne un grand coup dans le dos !

— Vous voilà poète, maintenant, releva Angon de Lesstrany avec une pointe de sarcasme. Vous possédez presque tous les talents. Mais avez-vous celui d’être constant ?

Cyril fit entendre un bruit de gorge courroucé. Il avait beau courtiser celui qui pouvait tout en Nextiia, il n’irait pas jusqu’à se laisser humilier par lui.

— Vous me faites un faux procès, Excellence. Dans l’affaire, l’inconstance est à chercher du côté d’Aminta, non du mien.

Le Régent se mit à rire silencieusement :

— Certes, mon petit cousin. Mais vous vous êtes enflammé bien vite. Il suffisait de peu pour la ramener à vous... comme de donner un peu plus de votre personne. Selon mes espions, et vous les savez fiables, vous n'avez jamais partagé la couche de votre souveraine. Non par incapacité physique, puisque, dit-on, le nombre de vos maîtresses rendrait jaloux le légendaire Paladino, mais plutôt par une sorte de dévotion, de respect mal avisé, à mon sens. Vous auriez dû lui prouver votre adoration de façon plus concrète. Son consort pâlichon aurait fait bien piètre figure auprès de votre fougue amoureuse. Je sais une Louve qui n'a pas à se plaindre de vos ardeurs. Aminta n’est qu’une femme, n’ayons pas peur des mots... Par les Dieux, je n'aprouve pas cette tradition lusitaane qui admet des femelles sur le trône. Ce n’est pas en Nextiian que le royaume tomberait en quenouille !

Cyril ne répondit pas à cette attaque en règle mais il n'avait pas manqué de relever l'allusion à ses relations avec Fallianha. Le Régent le faisait surveiller de près et ne s'en cachait pas.

— Aucun mot pour défendre votre souveraine ?

— Ancienne souveraine, Excellence. Mon avenir est ici. Mais sachez toutefois que je ne regrette en aucune façon les cinq années écoulées.

— Écoulées, effectivement. L’eau d’un fleuve ne remonte jamais à sa source.

Cyril éclata franchement de rire.

— Excellence ! Allons-nous faire assaut de poésie ?

Angon de Lesstrany joignit son rire au sien puis frotta ses mains l’une contre l’autre.

— Malgré le capitonnage, le froid pénètre. Réchauffons-nous !

Un panier avait été déposé sur la banquette à sa droite. Il souleva le couvercle d’osier et sortit une bouteille en terre vernissée jaune. Il l’exhiba avec un air gourmand.

— Une eau-de-vie de vingt ans d’âge ! Un distillat de vin de pommes et de plantes de montagne. Un secret jalousement gardé par les distillateurs royaux ! Buvez, Cyril, le froid vous passera.

Il tendit à son invité une tasse en terre cuite généreusement remplie. Non sans appréhension, Cyril but à petites gorgées le liquide inconnu. Il dut prendre sur lui pour ne pas tousser sous le regard pétillant de malice de son hôte. L’alcool coulait dans sa gorge comme un feu liquide mais laissait dans sa bouche une saveur inédite et agréable. Lesstrany, lui, avala le breuvage d’un trait.

— Une autre tasse ?

Cyril secoua la tête en souriant. Il espérait essayer la Sciathánn promise et il n’était guère recommandé de trop boire avant de voler

— C’est fort sage, mon cousin, approuva le Duc avec une ombre d’ironie.

Puis il se plongea dans la lecture d’un épais dossier. Cyril ne s’en sentit pas plus mal. Il ne se départait pas d’une certaine gêne en présence de cet homme ambigu. L’attention que lui portait Lesstrany favorisait ses desseins mais elle était loin d’être désintéressée. Sous le regard inquisiteur du Régent, le Lusitaan se sentait comme un insecte sous les instruments d’un de ces savants qui observaient la nature pour en tirer des exemples.

Cyril tourna son attention vers l’extérieur. Il ne trouva cependant rien de remarquable au paysage. Des bouquets d’arbres, pour la plupart des résineux aux aiguilles presque noires, ponctuaient une steppe où subsistaient des plaques de neige. Des herbes, peut-être des joncs, pointaient vers le ciel blafard leurs hautes hampes acérées d’un inattendu vert acide. Le regard se perdait dans une immensité plutôt déprimante. Le jeune homme cacha un bâillement derrière sa main. Il commençait à s’ennuyer. Soudain, la chape de nuages qui couvrait le ciel depuis son arrivée à Kurvval livra passage à un rayon de soleil. Bien que pâle, il para le bosquet sur lequel il se posait d’un camaïeu de verts où le givre brillait comme une parure de diamants. Au même instant, Cyril découvrit le bâtiment vers lequel le carrosse se dirigeait. Seul édifice à des lanis à la ronde, il présentait des murs bas, uniformément gris, sur une étendue considérable. Le véhicule ralentit son allure, quitta la route principale et s’engagea dans une allée bordée de murets. Tandis que se rapprochait le but du voyage, Cyril chercha à étancher sa curiosité mais la clôture aveugle ne lui dévoila rien.

Ils pénétrèrent dans la Caserne par une haute et large porte qui avait dû être ouverte pour la circonstance car elle fut refermée derrière eux. Une fois le carrosse immobilisé au centre d’une vaste cour, Hodin Angon de Lesstrany leva le nez de ses papiers et remarqua :

— Mon cher Cyril, les Dieux sont avec vous. Vous allez avoir beau temps pour voler.

Plusieurs officiers les attendaient. Quelques Captaens obséquieux se pressaient autour du commandant de la Caserne. Une dizaine de Leifteanants, alignés à distance respectueuse, lorgnaient du côté de l’étranger. Ils jaugeaient sans aménité celui qui ne comptait que deux ou trois années de plus qu’eux mais avait atteint le grade de Ceannasaith. Cyril pouvait presque entendre leurs pensées.

« Rien de plus facile de devenirCeannasaith lorsqu’on est le favori d’une Reine ! On verra bientôt ce qu’il vaut vraiment avec une Sciathánn au dos, ce si fameux Thuás lusitaan ! »

À la suite de Hodin Angon de Lesstrany, le Comte salua le maître des lieux, un homme massif à la cinquantaine bien entamée. Il ne volait plus depuis un certain temps ou alors les Nextiians avaient conçu des Sciathánn capables de transporter des taureaux. Cyril releva dans ses yeux une lueur de doute accommodée de dédain. Encore un à qui il allait devoir en mettre plein la vue. Cela entrait de toutes façons dans ses intentions.

— Ceannasaith Vanshett, mon jeune parent est fort impatient de tester la machine que je vous ai demandé de mettre à sa disposition. Est-elle prête ?

— Excellence, j’y ai veillé personnellement. Mais il faut d’abord régler la machine à...

— Tss ! Tss ! le reprit Hodin Angon de Lesstrany avec un demi-sourire. Ignorez-vous que l’Ardchænnas du Comte Certys peut s’accorder à n’importe quel matériel ? Tout comme celle de mon fils d’ailleurs.

Le sourire équivoque du Régent s’adressait autant à Cyril qu’à l’officier renfrogné. Le jeune homme repensa au duel qui l’avait opposé le matin même à Ganrael. En arriverait-il un jour à affronter ce dernier en plein ciel ?

— Eh bien, allons-y, Excellence, Ceannasaith Certys, se rattrapa Vanshett en désignant un immense hangar sur leur droite.

Cyril répondit à la civilité du Nextiian par un signe de tête et un sourire sincère. L'homme ne pouvait ignorer que son grade lui avait été retiré lorsqu'il avait été relégué à Comarck. Qu'il le dût à un ordre du Régent ou à l'obligeance entre pairs, le « Ceannasaith » précédant à nouveau son nom lui était agréable. Il aperçut à l’intérieur de nombreuses Sciathánn qui reposaient sur des cadres de bois. Dans les allées qui les séparaient, des hommes vaquaient à diverses tâches. Ils s’immobilisèrent dans une attitude respectueuse lorsque leurs officiers entrèrent, accompagnés des illustres visiteurs. Cible privilégiée

des regards, le Lusitaan ne s’en formalisa pas. Pour sa part, il n’avait d’yeux que pour les prodigieuses machines volantes. Ses mains fourmillaient du désir de toucher leurs Sciathán1grège, leurs Fráma2trompeusement délicates. Ses poumons s’emplissaient instinctivement d’un air qui préfigurait celui de l’altitude. Son regard croisa celui de Vanshett et il fut surpris d’y lire une certaine compréhension. Il lui demanda d’une voix que l’impatience rendait rauque :

— Où est la Sciathánn que vous m’avez réservée, Ceannasaith ?

— Suivez-moi.

Dans un angle du vaste entrepôt, un peu à l’écart des autres, l’attendait une machine, sa machine. Au cousin du tout puissant Régent, Vanshett ne pouvait que proposer un des plus récents modèles. Cyril laissa échapper un sifflement d'admiration. Puis il mit un genou au sol et examina l’appareil au repos. La Framá des ailes à demi repliées avait été tournée dans le meilleurCeoltóir adhmaid3. L’odeur ténue qui s’en dégageait témoignait de sa provenance lointaine. Sans hésitation, Cyril l’identifia.

— Du Malimbor de Fesquelle ! s’exclama-t-il, admiratif.

— En effet, acquiesça le Ceannasaith nextiian. Et la Éadach ólla4 est en poils de chèvres rédhanes.

— Tissés au plus fin possible. Un travail d’orfèvre. La toison de vos chèvres rhédanes est celle qui se prête le mieux à la fabrication des voilures. Pas besoin de les imperméabiliser. Cette Sciathánn me convient tout à fait. M’avez-vous destiné un Uím as eitlit 5et un Cluasáin6 ?

Le Commandeur nextiian fit signe à un Leifteanant. Avec célérité, le jeune homme apporta les objets demandés. Cyril remercia le Thuás. Il remarqua qu’il portait sa tenue de vol mais ne se livra à aucun commentaire. Le Lusitaan examina l’équipement, neuf et de bonne qualité. Il n’aurait même pas à effacer l’empreinte d’un autre avant d’investir le lacis qui allait le relier à la Sciathánn encore inerte sur le sol. Le seul fait de prendre en mains le harnachement l’harmonisait à son Ardchænnas. Son don exceptionnel lui évitait de devoir passer par les longues heures que demandait la mise en résonance. Il retint un sourire. Il n’avait même pas besoin du contact. Mais cela, il ne l’avait jamais confié à quiconque. Aminta elle-même l’ignorait. Peu de temps avant sa relégation, il avait découvert qu’il pouvait se relier directement au réseau de n’importe quelle machine. Bien sûr, cette fabuleuse largesse des Dieux demeurait encore fragile et erratique. Il lui restait à l’affiner.

Cyril passa le Uím as eitlit, fixa à ses poignets et à son front les Strallacha7et coiffa le Cluasáin gris fer. Le Leifteanant lui présenta des gants de vol qu’il enfila. Obéissant à un ordre de Vanshett, deux hommes des équipes au sol vinrent soulever et convoyer la machine jusqu’à l’extérieur, à l’opposé de la cour. Cyril leur emboîta le pas. Ils débouchèrent sur une vaste esplanade. La neige avait été balayée de l’herbe rase et jaunie. Des hauts murs cernaient la place mais ils étaient suffisamment distants les uns des autres pour laisser toute latitude aux envols, même aux plus maladroits. Le Thuás Certys n’aurait pas besoin de tout le périmètre. Il leva les yeux. Le ciel offrait désormais plus de bleu que de gris. Le vent chassait les nuages. Il lui faudrait tenir compte de possibles courants désorganisés.

Le jeune homme se retourna pour remercier son parent mais les mots ne passèrent pas ses lèvres. D’autres Sciathánn avaient été déposées près des siennes et deux Fær Thuás finissaient de boucler leurs tenues.

— Avez-vous peur que je m’égare ? demanda-t-il sans masquer son peu d’enthousiasme.

— En Nextiia, le temps est capricieux. Nos pilotes ne volent jamais à moins de trois. Question de sécurité, Ceannasaith, lui expliqua Vanshett sous le regard ironique de Hodin.

Cyril s’avança vers ses compagnons imposés et les salua d’un hochement sec de la tête. Leurs saluts furent plus profonds.

— Captaen d’Arphnais, Ceannasaith.

— Leifteanant de Surgham, Ceannasaith.

C’était donc le fils du Grand Vassal qu’il avait rencontré en allant rendre visite à l’enfant Roi. Pour le peu qu’il en voyait entre les joues larges du casque, le visage du jeune Elnar apparaissait plaisant et franc. Son compère, quant à lui, arborait d’épais sourcils au-dessus d’yeux lourds, ce qui ne lui façonnait pas une physionomie attirante. Cyril avait espéré voler seul, car il avait l’impression que la présence d’autres Thuás à ses côtés le privait d’une partie de son intimité avec la Sciathánn. Il lui fallait cependant composer avec les circonstances. Il se fendit d’un sourire à demi sincère et s’adressa à ses compagnons de vol en Éirænn :

— Mar sin, beidhmuid ageitiltle chéile8 !

Avec l’aide du personnel au sol, Certys fixa les boucles du harnais à la machine. Puis il se laissa doucement envahir par l'harmonie de l’union avec la Sciathánn, au centre d’un phénomène qui tissait les nerfs de l’homme avec les fibres du bois. Chaque fois qu’il se liait ainsi, un prodige s’accomplissait. Il devenait une créature hybride, magique et supérieure, plaignant ceux qui ne pouvaient connaître un tel achèvement.

Il baissa la visière de son casque et s’élança. Il n’effectua qu’une dizaine de longues enjambées avant de décoller. Les impulsions puissantes dirigées vers les Fráma principales et les Cíumhair 9réglés avec précision se traduisaient par des battements d’ailes réguliers et vigoureux. Le Lusitaan s’éleva dans les airs, prenant de l’avance sur ses équipiers. Ceux-ci s’envolèrent à leur tour et se placèrent dans son sillage. Ils ne devaient pas trop apprécier de se trouver dans le couloir de l’étranger. Cyril gagna rapidement de l’altitude puis adopta une vitesse de croisière qui leur permit de le rejoindre. À cette hauteur, le froid devenait glacial. Le cuir épais de la tenue ne protégeait pas totalement contre le vent qui fouettait les membres immobilisés par les courroies. Les Thuás devaient battre sans cesse des ailes pour conserver leur stabilité. Pas question d’essayer de planer à moins de vouloir être emporté comme un fétu de paille. Le Ceannasaith communiqua qu’il souhaitait se diriger vers le nord et dessiner une boucle assez large pour revenir ensuite au-dessus de la Caserne. Il ne comptait pas effectuer un long périple, juste essayer sa Sciathánn et montrer aux Nextiians de quoi il était capable. Le langage codé des Fær Thuás étant universel, les deux pilotes acquiescèrent aussitôt. Le froid et surtout le vent qui avait forci avec l’apparition du soleil ne les incitaient pas à un vol conséquent.

Cyril jeta un coup d’œil aux silhouettes figées dans la cour d’envol et devina les visages levés vers lui. Au centre, Hodin Angon de Lesstrany dominait les autres de sa haute stature. Pour distinguer les grands oiseaux de chair, de bois et de toile dans la lumière solaire, il devait sans doute plisser les yeux. Son jeune parent éclata de rire. En manière de salut, il se laissa tomber de quelques hauteurs d’homme et effectua une figure retournée totalement inutile mais spectaculaire. Ne voulant pas être en reste sous le regard du Régent en personne, Arphnais l’imita mais avec un peu moins de panache. Elnar de Surgham, lui, ne s’y risqua pas et se contenta de suivre ses deux supérieurs lorsqu’ils prirent la direction du nord, face au vent. Il valait mieux avoir celui-ci dans le dos lors du trajet de retour.

Les trois Thuás survolèrent un paysage guère plus plaisant que celui que le carrosse avait traversé. Plus au nord, se dessinaient des monts aux sommets perpétuellement enneigés. Des rangées sombres de conifères montaient à l’assaut de leurs pentes ardues mais perdaient la bataille à mi-chemin. Au-delà, régnaient les rochers et la glace.

Derrière sa visière, Cyril sentait sa peau se tendre sous l’emprise du froid. Celui-ci pénétrait sous le casque par le système d’aération conçu pour empêcher la buée d’occulter la vision. Mais ce n’était qu’un inconvénient mineur en regard de la joie profonde qui l’habitait depuis que son Ardchænnas s’était éveillée. Il volait enfin. Trop longtemps il avait attendu ce moment. Il s’était demandé parfois si l’inactivité forcée n’avait pas émoussé ses réflexes.  Mais voler était aussi évident, aussi aisé pour lui que respirer. Un remous soudain ne perturba pas son impression de plénitude, bien au contraire. Il intervint aussitôt sur les bords d’attaque. Les fines languettes de bois fixées sur le bord intérieur de chaque aile stabilisèrent le vol. Le survol d’un long bloc de rochers expliquait cette turbulence. Il s’agissait d’un relief plutôt inattendu dans cette plaine désolée. Cyril laissa son regard errer au-dessous de lui sans négliger d’observer l’ensemble du ciel. Un bon Thuás ne manquait pas d'enregistrer l’évolution du temps avant le décollage et pendant le vol. Les changements brutaux dans le comportement des vents ou des nuages pouvaient s’avérer fatals aux pilotes insouciants. Pour l’heure, aucun front orageux n’était à craindre. Les derniers nuages filaient vers le sud. Leur moutonnement trahissait le refroidissement des masses d’air en altitude et promettaient des turbulences. Cyril ne s’en inquiétait guère. N’avait-il pas survolé le détroit des Orages ?

Le jeune homme estima pourtant qu’il fallait rentrer au bercail. Il vira impeccablement sur l’aile gauche, se laissa planer un instant, profitant de la portance du vent, puis reprit le vol battu lorsque ses compagnons l’eurent rejoint.

À l’instant même, il exhala un cri. Fort heureusement, le sifflement de l’air empêcha les deux Nextiians de l’entendre. Frayeur et émerveillement motivaient cette réaction soudaine. Car il venait de prendre conscience qu’il n’avait pas visualisé le Líoran lorsqu’il avait manœuvré pour effectuer son demi-tour, pas plus que précédemment, lorsqu’il avait manipulé les Cíumhair. Il avait alors juste pensé... ou peut-être même pas pensé, juste agi par instinct, comme un oiseau... comme si la Sciathánn n’était plus seulement une extension mais faisait partie intégrante de son corps. Le harnais de vol devenait superflu. Peut-être même n’en avait-il jamais eu besoin ?

Cyril secoua la tête. Il examinerait plus tard, seul et à tête reposée, les implications de cette révélation. La Caserne se trouvait en point de mire, petite masse grisâtre qui se rapprochait rapidement puisque les Thuás avaient vent arrière. Il s’était promis d'accomplir une arrivée bien plus surprenante que la boucle qu’il s’était amusé à réaliser au départ. 

Il n’amorça pas la descente au moment où, en principe, il aurait dû s’y préparer et se présenta à la verticale au-dessus de l’espace enclos. Lesstrany et les officiers s’y trouvaient toujours, profitant de la première apparition du soleil depuis de nombreux jours. Désorientés par son inhabituelle approche, Arphnais et Surgham qui avaient commencé à perdre de l’altitude, se hissèrent à nouveau à sa hauteur. Le Ceannasaith Certys ignora les signaux interrogatifs du Captaen et se laissa soudain tomber, tête la première. La cheminée thermique produite par les bâtiments ralentissait légèrement la chute verticale. Le jeune Thuás Sa Spéir utilisa le courant ascendant d’une façon inédite pour les spectateurs médusés. Ailes à demi repliées, il glissait autour de la colonne d’air plus chaud en décrivant une spirale serrée. La Tendril síos10ainsi qu’il nommait cette figure, permettait d’effectuer un atterrissage rapide. En combat, elle ajoutait un élément de surprise fort efficace lorsque le Thuás fondait sur son adversaire. Toutefois, sa mise ne œuvre supposait une bonne dose de hardiesse et une superbe confiance en soi. Ce qui n’était pas un problème pour Cyril Certys. Il l’avait inventée et nul autre que lui ne s’y était encore risqué.

À dix hauteurs d’homme du sol, le téméraire pilote déploya grand la voilure. Les membranes freinèrent la machine mais le contact avec le terrain fut tout de même assez rude. Cyril l’amortit en courant sur quelques longueurs.

Il se débarrassait déjà de son harnais lorsque ses deux équipiers atterrirent de manière plus classique. Il ôta son casque et le tendit à l’homme qui venait de l’aider à détacher les courroies. Dans les yeux gris clair du Nextiian, il lut un respect nouveau. Sa petite démonstration portait ses fruits. Il ébouriffa à deux mains ses boucles collées par la transpiration. La Tendril exigeait une tension et des efforts que masquait l’apparente facilité avec laquelle il l’exécutait. Son regard croisa celui du Régent qui venait vers lui sans se hâter. Les prunelles sombres ne laissaient transparaître qu’une lueur d’intérêt amusé. Le Ceannasaith Vanshett l’accompagnait. Le Thuás nextiian luttait à l’évidence contre un sentiment complexe d’admiration et de contrariété. Les deux hommes s’arrêtèrent à quelques pas du pilote lusitaan.

— Félicitations, mon cousin. Si vous vouliez nous surprendre, vous avez réussi au-delà de toute espérance.

L’ironie que maniait si bien Angon de Lesstrany prouvait à Cyril qu’il ne se laissait pas facilement bluffer. Le jeune homme espérait toutefois ne pas être aussi transparent aux yeux du Régent nextiian que celui-ci semblait le croire.

— Vous m’aviez promis une Sciathánn, Excellence. En retour, ne vous avais-je pas promis un pilote d'exception ?

— Si fait, Comte Certys. Nous avons donc l’un et l’autre honoré nos engagements.

Hodin tendit sa main nue. Cyril y plaça la sienne toujours gantée. La poigne du Régent l’enserra fortement. Le jeune Thuás aurait eu du mal à se dégager s’il l’avait cherché. Le langage des doigts refermés sur les siens et du sourire détendant à peine les lèvres minces s’affichait clairement : « Tu m’appartiens désormais. Prends garde à ne pas me décevoir. »

Au bout de cinq respirations, le Duc le lâcha et dit sur un ton enjoué :

— Cette figure est stupéfiante. Comment la nommez-vous ?

— La Vrille descendante.

— Et vous en êtes l’inventeur, bien sûr ?

Sans attendre de réponse, il saisit son parent par le haut du bras et l’entraîna vers les bâtiments. Vanshett leur emboîta le pas. Angon de Lesstrany s’exclama soudain, comme au terme d’une profonde réflexion :

— Il faudra l’enseigner à Ganrael.

Cyril se mordit la lèvre pour ne pas refuser tout de go la singulière proposition. Le Régent l’avait pris de court. Il se contenta de répondre :

— La mise au point et le perfectionnement m’ont demandé des jours entiers d’entraînement.

— Oh ! L'essentiel est donc fait. De plus, mon fils ne manque pas de temps. Il courra moins souvent la gueuse et la bête noire, c’est tout !

Le transfuge lusitaan ne trouva rien à répliquer et dévia la conversation tandis qu’ils traversaient le hangar.

— A propos d’entraînement, ai-je votre aval pour venir ici régulièrement ?

— Évidemment, mon cousin. Dès demain, je vous intègre au sein de notre armée. Vous reprendrez votre grade de Ceannasaith.

— Vous avez toute ma gratitude, Excellence.

— Je l’espère bien, rétorqua Lesstrany avec un petit rire avant d’ajouter : Il vous faudra bien sûr renoncer à ce qui vous rattache encore à votre existence passée. Votre nom, par exemple. Désormais, vous êtes un Nextiian. Certys sent trop son lusitaan. Des lettres patentes sont déjà prêtes au Palais. Vous n’aurez qu’à y apposer votre signature et vous deviendrez, pour tous, le Comte Cyril de Fershield-Veel.

 

Dans le carrosse qui ramenait les deux hommes à Kurvval, Cyril n’échangea que peu de mots avec son parent. Celui-ci le laissa s’abîmer dans ses pensées, conscient que le jeune homme avait beaucoup à réfléchir. Cyril spéculait sur l’offre ou plutôt l’injonction du régent. Il lui en coûtait de renoncer à son nom car il lui venait d’un père qu’il avait aimé et respecté. Mais cet abandon ne représentait qu’un nouveau pas sur le chemin délibérément emprunté depuis qu’il avait brisé la coupe entre Aminta et lui. Et puis, Cyril de Fershield-Veel, cela sonnait plutôt bien.

Hodin Angon de Lesstrany ne pouvait se douter du tour que prirent les pensées de son vis-à-vis lorsque celui-ci eut réglé avec lui-même la question de son changement d’identité. Le Thuás s’interrogeait sur ses nouvelles aptitudes. Étaient-elles récentes ? Sans doute avait-il seulement amené au jour un talent qu’il possédait à l’état latent. Il avait toujours visualisé le Líoran parce que c’était ce qu’on lui avait enseigné et seul, le hasard, ou peut-être bien les Dieux, lui avait permis de comprendre qu’il n’avait pas besoin d’en passer par là. Les avantages s’avéraient loin d’être négligeables : réactions plus rapides, union avec la Sciathánn plus intime. Il se demanda non sans angoisse si Ganrael montrait les mêmes dispositions.


1 Voilure

2 Membrure, armature

3 Bois musicien, bois très léger et très résistant, particulièrement sensible aux vibrations. Appelé bois musicien car il sert aussi à fabriquer des instruments de musique d’une rare musicalité.

4 Toile de laine

5 Harnais de vol

6 Casque

7 Bandeaux capteurs

8 Alors, nous volerons ensemble !

9 Bords d’attaque (partie d'un profil aérodynamique qui entre en premier en contact avec le fluide. Partie avant du profil d’aile)

10 Vrille descendante, la Tendril suás étant la vrille montante.

 

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