Les Ailes du Traître chapitre 3

 

 

 

 

Cyril prit rapidement de l’altitude. À l’ordinaire, il respectait rarement la procédure des paliers mais, en la circonstance, c’était plus affaire de survie que de non conformisme. Il ignorait si le second officier et ses deux pilotes patrouillaient dans les parages. Il capta un Gáoith1 et maintint le cap droit au nord. Les puissants battements le propulsaient au-dessus de la steppe enneigée.

Sa vision intérieure, le Líonra2 scintillait de nuances improbables. Il n’avait pas besoin de fermer les yeux pour les visualiser. Les impulsions parcouraient les Srænga3, fils arachnéens bleu doré, rouge argenté ou encore vert cuivré selon les parties de la structure autour desquelles il les tissait. Il exécuta une boucle pour s’assurer que la machine s’était correctement ajustée à son Ardchænnas. Ce faisant, il se rendit compte que son exaltation menaçait de perturber la connexion. Trois mois sans voler assortis d’une incarcération pénible n’entraient pas pour peu dans son enthousiasme. Il se raisonna et fixa son esprit sur le but à atteindre. Même pour lui, la traversée en cette saison du détroit des Orages présentait des risques. Il ne l’avait encore jamais franchi. L’envie ne lui en avait pas manqué mais la cordialité ne caractérisait pas les relations entre le Lusitaan et la Nextiia. La prise de pouvoir de Hodin Angon de Lesstrany les avait même dégradées.

Qui sait ? Peut-être aurait-il la chance d’apercevoir des Orages ! Cette pensée provoqua chez lui un sourire d’auto-dérision. Il hasardait sa vie dans une évasion démente et voilà qu’il émettait le souhait de voir les presque mythiques monstres marins ! « Tête folle ! ». On l’avait affublé de ce surnom dans les premiers temps de son accession à la position de favori. Il en avait ri avec Aminta. Lorsqu’il avait commencé à mettre son grain de sel dans les affaires du royaume, des sobriquets moins plaisants lui avaient été attribués. Tous ces fiers seigneurs qui lui donnaient du « Comte Certys » par devant ne se privaient pas de le traiter d’ « arrogant parvenu », de « mignon de couchette », de « sang mêlé » et de « bâtard nextiian » dès qu’ils se croyaient hors de portée de ses oreilles. Eh bien, le « bâtard nextiian » allait montrer à tous de quoi il était capable.

Un bref coup d’œil au sol lui apprit qu’il laissait enfin derrière lui le rivage lusitaan. Il survola les vagues écumeuses qui se brisaient sur les rochers d’une côte trop sauvage pour n’abriter guère plus que quelques mouillages hasardeux. Au-dessus du Thuás, les nuages filaient vers l’est, poussés par des rafales qui se renforcèrent dès qu’il aborda le détroit. Il ajusta son vol à la puissance accrue du vent. Il envoya les impulsions nécessaires le long des filins commandant les bords d’attaque. À cet instant, un sifflement strident l’alerta. Tournant la tête vers la gauche, il localisa aussitôt trois Schiatánn. Vent arrière, elles bénéficiaient d’un surcroît de vitesse et fondraient bientôt sur lui. Cyril jura. Il avait supputé que les pilotes de Qoublawin ne s’aventuraient jamais au-dessus du dangereux chenal. Mais il devait admettre qu’il les avait sous-estimés. L’officier volait un peu en avant de la formation et sifflait selon le code en vigueur depuis les premiers Fær sa Spéir4. Intrigué par le vol solitaire d’une machine estampillée de sa base, il demandait au pilote de s’identifier. L’ex-Ceannasaith Certys l’ignora. Son but demeurait la traversée du bras de mer et l’atterrissage sur le littoral nordique. Tant pis pour le code d’honneur ! Les trois Thuás filant dans sa direction n’étaient rien moins que des ennemis. Le Comte Certys ne se laisserait ni capturer ni abattre. Il pensa brièvement à les semer dans les airs tourmentés. Mais pour le moment, les rafales de vent avantageaient plutôt ses poursuivants. Et puis, tout cela l’énervait prodigieusement. Pourquoi fallait-il que ces pilotes minables fissent du zèle ? Bouillonnant de fureur, il amorça une boucle trompeuse.

L’officier put croire un instant que le Thuás isolé acceptait de se rendre. Il déchanta rapidement. D’une impulsion fulgurante, Cyril déclencha le tir simultané desCrosbhogha. Tandis que les deux Sighed5faisaient mouche, il effectua une vrille descendante pour se mettre hors de portée. Le Captaen, frappé en pleine poitrine par un des traits d’acier, tomba comme une masse dans la houle frangée d’écume tandis qu’un des ses hommes tentait désespérément de ne pas subir le même sort. Sa voilure déchirée par le second carreau ne lui laissait que peu de portance. Il pouvait espérer planer tant bien que mal jusqu’aux eaux froides du bras de mer. S’il n’amerrissait pas trop loin de la côte, il échapperait peut-être à la noyade.

Bluffé par l’audace du pilote inconnu, le troisième homme ne prit pas le risque de le suivre. Cyril redressa sa Sciathánn à une vingtaine de brasses de l’eau avec un frisson d’excitation mêlé d’effroi. La machine de série ne répondait pas aussi finement que la sienne. Les embruns mouillèrent sa visière tandis qu’il augmentait sa vitesse pour reprendre de l’altitude. Un regard en arrière l’assura que le survivant renonçait à le pourchasser.

Cyril respirait un peu trop vite. Des cercles lumineux tourbillonnaient devant ses yeux, signe avant-coureur de l’ivresse du vol. Il réduisit sa vélocité et stabilisa son altitude. Il n’entrait pas dans ses plans de se mettre à dérailler comme ces pilotes inexpérimentés que grisait un vol trop hâtif. Ils s’imaginaient avoir le ciel à leur portée et terminaient leur courte existence en morceaux parmi les débris de leur Schiatánn. Sa respiration reprit progressivement un rythme normal et sa vision, sa netteté. La surface mouvante de la mer défilait sous lui. Il calcula sa vitesse et estima qu’il atteindrait le rivage nextiian dans un peu plus de deux heures.Il devait sans cesse corriger sa trajectoire à cause du vent latéral et cela l’inquiéta un peu. La tension continue s’ajoutait à sa lancinante blessure. Une tiédeur insolite à son côté lui fit penser que sa plaie saignait. Il ne lui restait qu’à espérer qu’il ne perdrait pas assez de sang pour tourner de l’œil en plein ciel !

L’éloignement et la brume masquaient les falaises bordant la côte sud de la Nextiia. Alors, pour se garder sur le qui-vive, le fugitif se remémora le bref engagement qui venait de l'opposer à des pilotes ayant suivi les mêmes cours que lui, ayant vécu deux années durant au sein de la même Académie... un combat fratricide. Pourtant, il ne ressentait que la satisfaction de l’avoir emporté et l’urgence de gagner, sans trop de casse, sa nouvelle patrie. Un rictus tordit ses lèvres. Les grands Vassaux qui le regardaient de haut parce que son père n’était pas de sang noble et qui le considéraient comme un arriviste sans envergure, réviseraient bientôt leur jugement. La nouvelle de son évasion leur ferait ravaler leur mépris.

Un grondement de tonnerre le fit sursauter. Il s'alarma d’avoir à subir une dégradation du temps puis s’étonna de la provenance du son. Le bruit se répéta, il provenait bien d’en dessous de lui. Cette fois, il tressaillit d’excitation. Baissant les yeux, il aperçut un dos gigantesque qui surgissait de l’eau grise dans un jaillissement d’écume. Des tableaux représentant le monstre marin étaient exposés dans la pinacothèque du Palais royal. Amatrice d’art, Aminta avait enrichi la collection d’œuvres exécutées par des artistes de génie ou, pour certains, de plus de renommée que de talent, ainsi que l'affirmait avec causticité Cyril lorsqu’elle lui dévoilait ses acquisitions. La vue d’un véritable Orage confirmait son jugement tranchant. Les peintres avaient exagéré la taille de l’animal pourtant conséquente mais surtout, ils avaient tous échoué à restituer la majesté avec laquelle il fendait la mer. Sa tête triangulaire ouvrait les flots comme l’étrave d’un élégant vaisseau. Une crête d’un bleu très sombre la couronnait puis courait le long du dos large jusqu’au bout de la queue effilée qui sinuait juste sous la surface. Sa peau luisait de plusieurs nuances de vert. C’était tout simplement un spectacle magnifique. Le mammifère marin émit encore une fois son cri si semblable au roulement du tonnerre et leva brusquement la tête. Ses yeux mordorés à facettes fixèrent un instant l’étrange oiseau planant au-dessus de lui puis il plongea, ne laissant derrière lui qu’un fin sillage vite disparu.

Cyril soupira. Il aurait donné beaucoup pour qu’Aminta vécût auprès de lui un tel moment. Puis il se souvint qu’il n’était plus qu’un fuyard, bientôt un exilé. Au même instant, il s’aperçut qu’il avait perdu de l’altitude. Un frisson le secoua. Il battit des paupières pour chasser la pesanteur de la fatigue. Sa blessure ne le laissait pas en paix. Au-delà de la douleur, le plus inquiétant restait la faiblesse induite par la perte de sang. Il devait lutter contre la langueur qui menaçait de l’enfermer dans son cocon. Une chute dans l’eau glacée le tuerait aussi sûrement qu’un tire-feu. Il avait pointé pour objectif initial la piste du Domaine de Sassy mais il devait revoir ses ambitions à la baisse. Atteindre les falaises suffirait.

Alors, Cyril se mit à chanter, tout doucement d’abord puis de plus en plus fort. Une bonne partie de son répertoire y passa. Quand il eut épuisé les chants romantiques ou traditionnels qu’Aminta aimait l’entendre chanter, il se rabattit sur les couplets de salle de garde qui ne déplaisaient pas non plus à la Suprême. De temps à autre, il laissait échapper un petit rire qui n’augurait rien de bon. Plusieurs fois, il perdit de la hauteur et intervint sur le Líoran de façon brouillonne. Une telle confusion lui aurait valu d’être recalé aux examens. Il ricana... Un sournois mal de tête embrumait ses pensées...

Enfin, une ligne sombre se dessina à l’horizon. Le Fær Thuás fixa toute son attention sur elle sans cesser pour autant de fredonner. Insensiblement, la barre grandit pour devenir une muraille de roche noire, à l’aspect vitreux. Un sanglot de soulagement lui échappa. Il dut toutefois donner de vigoureux coups d’ailes pour pouvoir s’élever au-dessus du sommet de la falaise. Au moment même où il le franchissait, une bourrasque le déporta violemment puis le rabattit au sol. Il effectua un retourné dans l’espoir que la machine amortirait sa chute. Ce fut le dernier souvenir de son atterrissage forcé.

 

 

 

 

Ceannasaith Certys... c’est un honneur pour moi.

Cyril tendit le bol vide au taciturne infirmier et haussa un sourcil à l’adresse du jeune homme exubérant qui venait d’entrer dans la chambre.

L’arrivant se présenta en souriant :

Comte Rhys de Sassy, votre hôte depuis que vous avez si rudement atterri en bordure de mon domaine.

Ses yeux couleur de châtaigne pétillaient sous une masse de boucles cuivrées. Les taches de son qui parsemaient ses joues et son nez court concouraient à la jovialité de sa physionomie. Il fit signe au serviteur de les laisser puis tira un fauteuil près du lit. Le blessé hocha la tête avant de commenter :

Il semble donc que j’avais presque atteint mon objectif.

Mon garde-chasse vous a découvert au milieu de débris de bois et de toile. Il a vérifié que vous n’aviez rien de cassé, puis il vous a juché en travers de son cheval et amené au château. Mon médecin s’est occupé de vous. Il a quelque expérience des plaies par arme à feu. Car on vous a tiré dessus, n’est-ce pas ?

Sous le ton désinvolte, le Nextiian ne masquait pas sa curiosité voire sa suspicion. On ne tombait pas du ciel sur ses terres avec, en prime, une blessure, sans qu’il n’exigeât d’en apprendre la raison. Néanmoins, Cyril différa sa réponse et rectifia :

Juste Cyril, Comte Certys. Je n'ai plus droit au titre de Ceannasaith. Puis il s'enquit : Comment savez-vous qui je suis ?

Rhys de Sassy esquissa un salut de cour.

Pouvons-nous ignorer que le favori ou, devrais-je dire, l’ancien favori de la Suprême du Lusitaan est né d’une belle fille issue de nos contrées barbares ? Parmi les lithographies circulant dans les cercles cultivés de Kurvval, certaines vous représentent au côté de votre souveraine. Plutôt ressemblantes, ma foi, même si elles vous attribuent un air mièvre peu en rapport avec la réalité ! Et puis, il y a ça aussi.

Il tira de la poche de sa veste longue une chaîne à laquelle était suspendu un médaillon. Cyril identifia le bijou que lui avait offert Aminta et dont il n’avait pu se résoudre à se séparer. Il tressaillit et se retint de ne pas l’arracher à son hôte. Celui-ci d’ailleurs le lui remit sans tarder.

Pardonnez-moi d’avoir déchiffré la gravure mais elle est fort claire quant à votre identité.

Cyril pinça brièvement les lèvres puis se décida à sourire.

J’aurais dû m’en débarrasser en le laissant dans ma cellule à Comarck, une sorte d’adieu. Bah, je pourrai le faire fondre pour la valeur de l’or si la nécessité s’impose... Tout d’abord, laissez-moi vous exprimer ma reconnaissance pour votre généreux accueil.

Le Nextiian l’avait livré aux soins éclairés de son propre médecin. Il l’avait installé dans une chambre de son château, une pièce vaste et confortable. Un grand lit recouvert d’un chaud édredon de duvet, une table de chevet et une haute armoire de bois clair flanquée de deux coffres en cuir clouté en formaient l’ameublement. Par contre, la décoration laissait à désirer. Aucune fresque ou tapisserie n’ornait les murs chaulés, sinon quelques tentures épaisses destinées à prévenir les courants d'air. Les lignes droites des meubles ne s’agrémentaient ni de gravures ni de marqueterie. Les Nextiians n’étaient pas réputés pour leur fibre artistique et se glorifiaient même de leurs goûts simples. Cyril allait devoir s’habituer aux intérieurs sobres voire dépouillés. La nostalgie de ce qu’il avait abandonné à Nestoria ou en Lindia le frôla. Agacé, il ferma son esprit aux regrets futiles et passa la chaîne autour de son cou.

Rien que de plus naturel !

Je crains de ne pouvoir vous rendre votre hospitalité. Dois-je déduire de vos précédentes paroles que vous n’ignorez rien de ma situation ?

Votre incarcération a surpris peu de monde à Kurvval. Votre sang nordique vous mettait en porte-à-faux. Il suffisait d’une étincelle...

Le fugitif s’assombrit.

La Reine m’a retiré sa confiance par la faute de tous ses grands Vassaux imbus de leur noblesse remontant aux temps légendaires. Ces foutus salauds me traitaient de « bâtard nextiian ». Pas en face, ça non ! Mais ils ont fini par l’emporter : Aminta m’a jeté en forteresse !

Il tut la raison qui avait poussé la Suprême à le reléguer à Comarck. Le jeune Nextiian n’insista pas.

Mais vous vous êtes évadé, conclut-il.

Cyril rentra la médaille sous la chainse 6 à carreaux verts et rouges dont on l’avait affublé. Il réprima une grimace. On avait eu beau le qualifier durant des années de demi Nextiian, il allait avoir du mal à s’adapter à la mode de sa nouvelle patrie. En vérité, les vêtements amples et les coloris contrastés manquaient de raffinement ! Avec un rictus de dédain, il acquiesça :

Bien sûr ! Croyait-elle vraiment que son fortin allait me garder prisonnier ? J’ai faussé compagnie à mes gardiens. C’est à ce moment là qu’une sentinelle m’a tiré dessus. J’ai franchi le détroit sur une Sciathánn volée. Voilà.

Le Nextiian fronça les sourcils. Cyril sentit le doute qui assaillait son hôte. Il attendit la question.

Volée ? Je ne suis pas un Avian mais je sais qu’il faut que la machine et le pilote soient accordés.

Cyril accueillit la remarque d’un sourire indulgent.

En général, oui. Mais quelques-uns, dont je suis, ne subissent pas cette restriction.

On raconte la même chose au sujet du Duc de Cheelsey,.

Le fils du Régent ? Oui, je l'ai entendu dire.

A propos, j’ai envoyé un message à Hodin Angon de Lesstrany au sujet de votre étonnante arrivée sur notre sol. Je n’ai pas encore reçu de réponse mais elle ne saurait tarder. Vous n’êtes pas quelqu’un à prendre à la légère... Sur ce, je vous laisse vous reposer. Votre pâleur m’en fait obligation. Mais je repasserai vous voir demain, Comte Certys.

Rhys de Sassy se leva et, après un aimable salut, se dirigea vers la porte. Cyril le rappela alors que la main sur la poignet, il allait quitter la chambre.

J’aimerais que vous m’appeliez Cyril.

 

 

Ainsi donc, voilà mon parent, ce turbulent jeune homme qui défraie les chroniques !

Cyril s’arracha à la contemplation de la lande enneigée parsemée de bouleaux dépouillés de leur feuillage et de buissons roussis par le froid. Il se retourna un peu trop brusquement pour le bien de sa blessure. Le médecin de Rhys avait changé le pansement quelques heures auparavant et avait grimacé devant l’aspect enflammé de la plaie. « Ce n’est pas bien beau ! Cessez de vous agiter. Il vous faut du repos et des cataplasmes d’argile et de miel. » avait-il préconisé.

Le Lusitaan détailla l’homme vêtu de rouge sombre et de bleu qui s’adressait à lui de si familière façon. Il savait parfaitement de qui il s’agissait. Ce grand corps épais, vigoureux, ce port de tête arrogant, cette lippe moqueuse qui pouvait devenir d’une dureté extrême, ce regard sombre sous la broussaille des sourcils appartenaient à l’homme fort du Royaume du nord, Hodin Angon de Lesstrany. L’évadé de Comarck cacha sa surprise. Il ne pensait pas que le Régent se déplacerait en personne. Il mesura son salut à l’aune de l’imposant personnage, véritable maître de la Nextiia mais non son souverain en titre. Le petit Roi Cosme occupait encore le trône.

Excellence ! Quelle surprise ! Le temps ne se prête guère au long trajet que vous avez accompli pour me rencontrer. Votre présence m’honore.

La vôtre ne me déplaît pas, loin de là. Votre mère dont j’ai appris avec tristesse la disparition prématurée, appartenait à la lignée royale. Je ne pense pas vous apprendre qu’elle était la fille unique de Haenry de Veel, le demi-frère de mon père, le Roi Rhamson. Je peux donc vous donner du cousin.

Ce rappel généalogique amena un sourire sans joie sur les lèvres de Cyril.

Je ne saurais oublier une si illustre parenté.

Vous voilà bien amer. Il est vrai que vous lui devez la défaveur de votre souveraine. Votre prise de position à mon égard vous a valu un séjour de durée indéterminée en forteresse.

Cyril soutint le regard incisif de son visiteur. Sans trahir la moindre émotion, il commenta :

Vous êtes bien renseigné. Cela n’est pas pour m’étonner.

L’ignorance est l’une des pires fautes politiques, Comte Certys.

Je vous l’accorde, surtout avec les projets qu'il semble que vous caressiez. Aussi, je doute que ce soient là les seuls renseignements que vous déteniez à mon sujet.

Lesstrany émit un petit rire que le jeune homme jugea déplaisant.

Certes, certes, mon cousin, je sais de vous ce qu’il y a à savoir. Vous êtes le Thuás le plus doué du Lusitaan mais votre caractère impétueux et vos propos bravaches vous ont desservi. Vous avez perdu votre position par votre seule faute. Est-ce par immaturité, présomption, provocation ou tout à la fois ?

Le Duc ne se souciait pas de se montrer agréable.

Sans doute n’avez-vous pas tort, Excellence !, rétorqua Cyril. Mais trois mois en forteresse, une évasion dans la tempête et un atterrissage en catastrophe m’auront été, sur ce point, profitables.

Le Nextiian se contenta de hocher la tête. Puis il rompit son immobilité et marcha jusqu’à la fenêtre. Accoudé non loin de Cyril, il le considéra en silence. Sous son regard scrutateur, le jeune homme s’échauffa :

Eh bien ? Êtes-vous satisfait de ce que vous voyez ?

Angon de Lesstrany ricana.

Les puissants ne vous impressionnent pas, dirait-on ! Bien que fils de marchand, vous avez été le favori d’une Reine. Et vous prenez facilement la mouche. Ceci établi, je reconnais que vous êtes intéressant. Heureusement, la force de votre sang nordique a tordu le cou à votre mièvre héritage lusitaan. Vous auriez pu n’être qu’un beau garçon. Savez-vous que vous tenez la rare nuance de vos yeux de votre famille nextiianne? Ma propre mère, une fort belle femme, avait un tel regard. Je constate que vous vous exprimez fort bien dans notre langue, avec juste une trace d’accent plutôt plaisant, ma foi. Je présume que votre chère mère vous a enseigné son parler natal. Vous ne pouvez nier votre ascendance. D’ailleurs, ne venez-vous pas vous en targuer ?

Je ne réclame aucun avantage que je ne mérite pas ! riposta sèchement l’ancien favori.

Le Régent éclata de rire.

Orgueil absolu ou admirable humilité ? Or, je ne vous crois pas humble, Comte Certys.

Sans transition, ses traits se figèrent pour acquérir une gravité empreinte de scepticisme.

Comment vous êtes-vous évadé de Comarck ?

Vos espions ne vous en ont-ils pas informé ?

Je préfère entendre toute l’histoire de votre bouche, mon cousin.

Cyril appuya contre le mur son dos douloureux. Quinze jours après son arrivée peu discrète au pays de ses ancêtres maternels, il quittait à peine le lit et ce, contre l’avis du médecin. Une fièvre infectieuse l’y avait cloué. La fatigue et la tension l’affaiblissaient. La plaie ne guérissait pas bien. Mais il ne gagnerait rien à ne pas accéder au désir de son visiteur.

Puisque vous voulez tout savoir, apprenez, si ce n’est déjà fait, que la dispute qui a précédé mon arrestation parachevait une série de querelles. Nous nous opposions régulièrement, depuis un certain temps. La Reine me reprochait mon ascendance comme s’il y allait de ma responsabilité. Elle me traitait comme un adolescent irresponsable. Moi, je ne supportais plus les basses manœuvres du Prince consort. Car ses calomnies commençaient à troubler Aminta. Il m’a même accusé d’avoir voulu violer sa sœur, alors qu’elle s’est presque jetée sur moi... une basse manœuvre pour me déconsidérer. Je l’ai repoussée mais le mal était fait. Pour couronner le tout, Aminta m’a refusé le commandement qui me revenait de droit.

Vous avez laissé la colère l’emporter sur la raison.

L’amertume, surtout. Je n’ai pas pris le temps de réfléchir. Je l’ai eu, depuis ! J’aurais dû me retirer dans mon domaine, le temps que la situation se décante... mais être le favori d’une Reine pendant cinq années n’incite ni à la modération, ni à l’humilité. Je désirais tant ce poste pour lui prouver, pour leur prouver à tous, que le garçon charmant dont elle appréciait la compagnie, les réparties piquantes et la belle voix avait autre chose à offrir.

Vous l’avez provoquée en public !

Le ton employé par le Régent montrait qu’il ne cautionnait pas le manquement au respect dû à un souverain, quel qu’il fût.

Cyril haussa les épaules.

J’avais bu.

Ce n’est pas une excuse. Vous avez seulement prouvé que la Suprême de Lusitaan ne se trompait pas. Vous vous laissez dominer par vos pulsions.

Le jeune homme comprit que le Régent ne lui ferait grâce d’aucun jugement défavorable. Angon de Lesstrany avait eu beau déclarer que son parent l’intéressait, il ne l’épargnait pas. Sur un ton ironique, il riposta :

Mon ascendance nextiiane, sans nul doute ! J’ai bien peur qu’elle ne me joue souvent des tours.

Sans elle, auriez-vous eu le cran de tenter une évasion aussi téméraire, de prendre des risques qui ont été bien près de vous coûter la vie ? lui renvoya le Duc avec superbe.

Cyril se contenta de sourire. Puis il examina ses mains qui gardaient les traces des brûlures dues à la corde.

Un bon filin, une nuit de beuverie et une bonne dose de hardiesse, voilà ce qui a suffi pour m’évader de Comarck.

Et des complicités, suggéra le Régent.

Évidemment, railla Certys. Croyez-moi, je suis moins superficiel qu’on se plaît à le dire. Lorsque Aminta m’a fait enfermer sous bonne garde, je savais déjà qu’elle ne me pardonnerait jamais. J’avais à mon service un homme totalement dévoué à ma famille. Un serviteur très discret, passant facilement inaperçu mais intelligent et débrouillard. Nous avons mis au point plusieurs plans d’évasion. Et puis les Certys sont riches, très riches. L’argent n’était pas un problème.

Alors pourquoi avoir attendu tout ce temps ?

Cyril éclata d’un rire mordant qui surprit le Duc nextiian.

Ma naïveté n’est-elle donc pas encore guérie ? Je croyais que vous me rendiez une visite de courtoisie mais en fait, il s’agit d’un interrogatoire en règle !

Angon de Lesstrany acquiesça avec un demi-sourire condescendant.

Comte Certys, vous venez chercher refuge chez nous. Pensiez-vous que je vous l’accorderais sans vous connaître ?

Je me leurrais donc en estimant que vos espions vous tenaient informé des moindres détails.

L’homme fort de la Nextiia secoua la tête puis croisa les bras devant sa poitrine avant de préciser :

Je connais les faits mais ne peux qu’essayer de deviner les intentions. Alors je vous écoute, Cyril.

Le jeune Lusitaan releva que le Duc consentait à l’appeler par son prénom, ce qui conjecturait que la partie s’engageait bien pour lui. Il entrerait dans les bonnes grâces de son parent sans se montrer servile.

Je veux bien vous répondre. Cependant, je vais m’allonger avant de poursuivre cet entretien. Je ne suis pas bien remis de ma blessure, voyez-vous. Si vous voulez prendre place dans ce fauteuil...

Il désigna le siège qu’occupait Rhys de Sassy lorsqu’il lui rendait sa visite quotidienne. Le geste lui remit en mémoire l’attitude réservée voire hostile qu’affichait son hôte lorsqu’ils parlaient du Régent. Le jeune Comte nextiian n’était pas un inconditionnel de l'oncle du jeune Roi.

Le visiteur accepta sans discuter. La pâleur de l’évadé de Comarck n’avait pu que le convaincre de sa santé encore chancelante. Réprimant une grimace de douleur, Cyril s’étendit sur le lit. Il attendit un peu avant de reprendre la parole.

Je devais d’abord mystifier mes gardiens en confirmant l’opinion peu favorable qu’ils professaient à mon encontre. Vous-même, Excellence, me jugez...

Hodin leva une main.

Opinion qui était fondée sur les rapports de mes espions. Seuls les sots ne changent pas d’avis.

Cyril salua d’un sourire l’évolution de l’appréciation de cet homme si important pour son avenir. Il continua :

Donc, mes réactions puériles les ont convaincus que je n’étais pas dangereux. Je les ai persuadés que je ne vivais que dans l’attente d’un retour en grâce. Ils me voyaient dépérir jour après jour et succomber au désespoir. Leur surveillance s’est donc relâchée. Il fallait du temps aussi pour que mon complice soit en mesure d’abuser le commandant de Comarck.

Le jeune homme raconta sans passion comment il avait fui un pays qui l’avait rejeté. Au moment où il évoquait la sentinelle qui avait feu sur lui, Angon de Lesstrany s’exclama :

Comme si vous étiez un vulgaire criminel !

Cyril se demanda si le Régent feignait l’indignation mais, à bien considérer, il lui parut sincère. Qu’un simple garde se permît de tirer sur un homme de pouvoir, même déchu, le révulsait. Le fugitif accentua :

Une excellente façon de régler définitivement le problème ! S’ils m’avaient rattrapé, je suis certain qu’ils m’auraient abattu comme un chien.

Lorsque Cyril eut achevé de narrer son aventure, Angon de Lesstrany croisa ses longs doigts osseux et y appuya son menton à la ligne dure. Il examina longuement l’exilé. Ce nouvel examen ne fit pas faute d’agacer le jeune homme mais il choisit d’attendre que le Nextiian décidât de parler. Ce qu’il fit enfin, en détachant les mots comme si chacun revêtait une signification particulière :

Le premier sang pour les Lusitaans... Et si la condition, mon cousin, pour vous accorder ma protection était votre engagement dans l’armée nextiiane, que me répondriez-vous ?

Le Comte ne fut pas étonné par la proposition. Il ne devait surtout pas précipiter les choses.

Que vous feriez un mauvais marché.

La bouche impérative d’Hodin Angon de Lesstrany se crispa.

Les Lusitaans veulent votre mort. Ils vous l’ont suffisamment prouvé, non ? Leur devez-vous tant de considération ?

Non.

Si le Prince consort se trouvait ici, à votre avis, hésiterait-il une seule seconde avant de vous poignarder sur votre lit de souffrance ?

Non, admit Cyril.

N’avez-vous donc aucun désir de vous venger ?

Non... je...

Voyons, Cyril, montrez-vous sincère avec moi mais avant tout avec vous-même ! ironisa le Duc.

Je suis monté si haut... Je me suis cru intouchable. J’ai mérité mon sort... Mais ma chute les a tous réjouis, pas un ne m’a tendu la main, murmura le jeune homme sans regarder son visiteur. Réclamer le prix de mon honneur, de mon sang... j’y ai songé, oui... mais...

Angon de Lesstrany termina sur le même ton feutré la phrase interrompue :

Aminta. Vous ne voulez pas lui réclamer de comptes.

Nous avons été piégés par les circonstances. Elle ne pouvait agir différemment... du moins je l’espère. Tout est confus en moi. Mais je l’aime toujours.

Le Nextiian se leva alors et dit :

Il n’y a qu’un pas de l’amour à la haine surtout lorsque le premier a été trahi. Je vous laisse vous reposer, mon cousin. Et réfléchir. Je vous attends à Kurvval. Lorsque vous serez parfaitement remis, rejoignez-moi. Je ne vous demande rien d’autre pour le moment.

Il inclina légèrement la tête et quitta la chambre. Cyril ferma les yeux sur la vision de son sourire ambigu.

 

Rhys de Sassy emplit généreusement la coupe de son invité. Cyril le remercia d’un sourire et leva le récipient dans la lumière. Le soleil hivernal exalta la couleur dorée du vin.

Les deux hommes étaient attablés dans la vaste cuisine non loin d’une fenêtre afin de profiter de la clarté du milieu de la brève journée. Ils terminaient un repas sans inventivité mais copieux. Rhys s’était excusé de ne pouvoir honorer son hôte en le faisant servir dans la salle à manger. Mais en cette saison, la vaste pièce était glaciale.

La cuisinière, une femme jeune et plaisante à regarder, avait posé devant eux des pots et des plats recouverts dont s’échappaient d’appétissants fumets. Puis elle s’était esquivée, les laissant piocher eux-mêmes dans ses préparations. Ils avaient fait honneur aux tourtes brûlantes, aux pâtés moelleux, au ragoût de mouton garni de fèves, le tout arrosé de bière brune. Ils achevaient leur repas avec une tome au lait de brebis. Cyril goûta le vin en connaisseur.

Voilà un cru fort honnête, ma foi. Mais j’avoue mon ignorance quant à sa provenance. Ce n’est pas un vin lusitaan. Et vous n’avez pas de vignes en Nextiia, il me semble bien.

Détrompe-toi ! Il y a bien un vignoble dans la province de Rhéda qui se situe plus au sud que Sassy et dont la côte est réchauffée par un courant marin. Mais il ne produit qu’un clairet, sans caractère. Nous faisons venir nos vins du Siérain puisque les Lusitaans ne veulent plus nous vendre le leur ! Nous payons le prix fort, crois-moi. Aussi, la plupart du temps, nous buvons de la bière comme nos paysans.

Eh bien ! Ce vin a fait un long trajet avant d’atterrir sur ta table !

Le Siérain avait une frontière commune avec le Lusitaan mais aucune avec la Nextiia. Ses navires marchands approvisionnaient le royaume du nord en vins, cotonnades, épices et confits de fruit. Le voyage prenait deux à trois semaines depuis les ports animés d’où les Siérainais envoyaient sans trêve leurs productions aussi loin que pouvaient aller leurs navires. Une bonne moitié de leur flotte était composée de Báid abhann7. Les vents contraires qui, durant la mauvaise saison, gardaient au port les bateaux à voiles, ne gênaient donc pas leur florissant commerce. Soit les natifs du Siérain avaient une prédisposition pour la Fæbhair inférieure, soit leurs gouvernants s’attachaient à en débusquer les possesseurs.

Rien n’est assez bon pour sceller une amitié ! répliqua Rhys en emplissant son propre verre.

Qui m’aurait dit que je trouverais un ami dès mes premiers jours en Nextiia ! renchérit Cyril. Cependant j’aurai préféré trinquer avec un Lindia. N’importe quel vin de mon domaine vaut largement un Siérain.

Le Nextiian se gaussa :

L’esprit de clocher sévit toujours, Comte Certys.

Ils éclatèrent de rire. Mais Rhys de Sassy coupa les ailes à ce bref moment d’insouciance en évoquant la visite que son hôte avait reçue quelques jours auparavant.

La venue du Régent m’a pris au dépourvu. Autant te l’apprendre maintenant, Angon de Lesstrany et moi, nous n’avons guère d’affinités. Nos relations sont très succinctes et je me méfie de lui au point de regarder souvent derrière moi. Je pensais qu’il se contenterait d’envoyer un homme à lui, peut-être son fils. Quoique la perspective de rencontrer Ganrael ne me réjouisse pas plus que ça ! Si le Régent s’est déplacé en personne, bravant le froid et la neige, c’est que tu l’intéresses beaucoup.

Il me l’a dit. Dois-je considérer cet intérêt comme un honneur ou comme un danger ?

Franchement, je l’ignore. Son Excellence le Duc de Sang Hodin Angon de Lesstrany qui gouverne au nom du jeune Cosme est un homme dominateur, calculateur et cruel.

Rhys ne se donnait pas la peine de masquer le peu d’estime qu’il éprouvait envers le Régent.

Il m’a dit aussi qu’il m’attendait à Kurvval. En fait, c’était plus un ordre qu’une invitation, reconnut le jeune Lusitaan en haussant les sourcils.

Ceci dit, tu es son parent et de plus, un excellent Avian. Ta spectaculaire évasion te met du bon côté, le sien. Mais reste sur tes gardes ! Il ne donne jamais rien sans attendre le centuple en retour.

Cyril afficha un air déterminé.

Je ne te cacherai pas que je compte asseoir ma position auprès de lui. Si j’avais voulu me fondre dans la masse, j’aurais trouvé asile sur une autre terre, le Siérain par exemple ou la Fesquelle. Mon cousinage avec Hodin Angon de Lesstrany et le petit Roi m’a desservi en Lusitaan. Autant en tirer profit ici. Vois, Rhys, je ne fais pas mystère de mes ambitions. Mais j’apprécierais de conserver ton amitié. Est-ce trop demander ?

Le Comte nextiian lui tendit la main.

Je ne te reproche pas ton pragmatisme et encore moins ta franchise. Que serais-je si je te reprenais mon amitié ? Nous aurons le temps de mieux nous connaître : ta blessure nécessite encore des soins. Nous ne nous aventurerons sur les chemins qu’après que la neige les aura libérés.

Cyril serra la main si loyalement offerte.

Voilà qui entre dans mon jeu, souligna-t-il ensuite, avec un sourire railleur. Je n’ai pas l’intention d’accourir au moindre claquement de doigts. Qu’il m’attende ! Il n’en sera que plus impatient de m’avoir à ses côtés.

Le regard que Rhys adressa à son nouvel ami trahissait son effarement devant tant de désinvolture.

 

 

1 Courant porteur

2 Le Thuás visualise un réseau coloré sur lequel il agit mentalement

3 Fils de la trame du Líonra.

4 Synonyme de Fær Thuás, signifiant « homme dans le ciel »

5 Carreaux d’arbalète

6 Longue chemise de dessous.

7 Bateaux dotés de roues à aubes manœuvrées par les Mhairnéalaigh (bateliers).

 

 

 

 

 

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