Les Ailes du Traître chapitre 4
Cyril lança sur le lit le surcot doublé de fourrure, cadeau de Rhys. Il lui avait été fort utile au cours de leur randonnée équestre. Ils avaient longé des prés déserts où subsistaient des plaques de neige, des champs dont la terre brune venait d’être retournée et des bois sombres sommant les collines aux lignes douces. Comme ils approchaient de la mer, les espaces cultivés avaient disparu au profit d’une vaste lande de bruyère roussie. Ce jour-là, les deux cavaliers n’avaient pas poussé jusqu’à la côte. Ils avaient fait halte dans un minuscule village où cohabitaient éleveurs et pêcheurs.
L’auberge au toit couvert de chaume leur avait offert la chaleur d’un feu de tourbe et l’amertume désaltérante d’une bière brassée sur place. L’arôme âcre de la boisson se mêlait à l'effluve d’aisselles rarement lavées. La salle au plafond noirci par la fumée accueillait une vingtaine de clients que la mauvaise saison tenait désœuvrés. Lorsque les fermiers avaient donné les soins aux bêtes hivernant dans les étables, ils se retrouvaient pour boire et discuter. Les pêcheurs, retenus à terre par les vents violents, se joignaient à eux et les affrontaient aux dés.
Sassy avait échangé quelques mots avec ces hommes frustes mais respectueux et écouté leurs coutumières doléances. Les deux jeunes hommes ne s’étaient cependant pas attardés car la nuit tombait vite. De retour au château, Rhys s’était excusé auprès de son ami. Il devait donner des ordres pour le voyage à Kurvval. Il possédait dans la capitale un hôtel particulier et y passait une bonne moitié de l’année, ne voulant pas se tenir trop éloigné de la vie politique du Royaume. Son allégeance allait bien plus volontiers à Cosme qu’au despotique Régent. L’enfant Roi réclamait sa présence. Rhys avait invité Cyril à loger chez lui. Mais il avait fort à parier que Hodin Angon de Lesstrany préférerait voir son parent vivre au Palais plutôt qu’en la demeure d’un de ses opposants.
Cyril se laissa choir dans le fauteuil. La fatigue pesait sur ses épaules mais il ressentait plus encore le faix de l’appréhension. Bientôt, il confierait son avenir sinon sa vie à l'homme fort de la Nextiia. Les trois mois qu’il venait de passer à Sassy avaient constitué un intermède durant lequel sa blessure avait pu guérir et son estime pour Rhys croître. Il appréciait la simplicité de leur relation. Le Comte nextiian n’attendait de lui aucune faveur et ne semblait pas attacher d’importance à sa double origine, contrairement à la plupart des gens. Il lui restait à souhaiter que cette amitié ne le desservît pas auprès du Régent. Mais Cyril Certys saurait mener sa barque.
Le maître de la Nextiia avait produit sur lui une forte impression. Il ne se montrerait pas facile à séduire néanmoins l’exilé était fermement décidé à avancer son pion. Comme l’avait remarqué Hodin Angon de Lesstrany lui-même, les puissants ne l’impressionnaient pas. Une Reine ne l’avait-elle pas élevé au rang de favori ?
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Tout avait débuté l’année de ses vingt ans, à la fin d’un printemps radieux.
Une semaine avant les congés d’été, la prestigieuse Ollscoil na Sciathánn,ou Académie des Ailes, se délestait de son atmosphère stricte et studieuse le temps d’une journée de réjouissances. La cérémonie resterait gravée dans la mémoire des élèves qui recevaient en ce jour la récompense de leurs efforts. Pour la circonstance, on avait tendu les bannières dans le vaste hall. Le vert émeraude des Hardoin du Lusitaan et le bleu étoilé de l’école encadraient l’estrade dressée pour la souveraine ainsi que les gradins. Installées au premier rang, les familles dont les fils avaient développé suffisamment d’Ardchænnas pour intégrer l’Académie contemplaient avec fierté leurs rejetons tout aussi émus.
Cyril adressa un sourire enjoué à ses parents. Exceptionnellement, Romald et Guenièvre Certys avaient été autorisés à côtoyer l’élite du royaume : n’étaient-ils pas les parents du major de la promotion ? Son voisin le poussa légèrement de l’épaule. Un chuchotement traduisit son admiration mais aussi une ironie quelque peu envieuse :
— Tu peux te permettre un calme souverain, Cyril : avec tes résultats... Moi, j'ai les jambes qui flageolent !
L’arrivée de la Suprême fit taire les murmures et lui évita de répondre. Sa Majesté Aminta de Hardoin allait remettre aux élèves officiers le brevet sanctionnant leurs deux années d’études et d’entraînements intensifs. Ces garçons appartiendraient alors à l’élite de l’armée lusitaane. Les professeurs leur avaient répété à l’envi que ce privilège leur imposait des devoirs qu’il ne faudrait jamais négliger. Ce n’était pas parce que la paix régnait depuis plusieurs dizaines d’années qu’ils devaient considérer leur fonction comme un jeu ou comme un prétexte à plastronner.
Leurs aptitudes physiques et intellectuelles avaient ouvert à ces jeunes hommes les portes de la prestigieuse Académie. Les origines sociales ne rentraient pas en compte dans la sélection des étudiants. Mais il fallait bien reconnaître que très peu d’entre eux ne sortaient pas des rangs de la noblesse. Plusieurs raisons prévalaient. La plus impérieuse était que l’Ardchænnas, cette force spirituelle qui permettait de s’accorder à une Schiatánn, apparaissait rarement hors des hautes castes. Pourtant, cette année-là, le fils unique d’un roturier, marchand et riche propriétaire terrien, mais sans le plus petit titre de noblesse, avait gagné, haut la main, la place de major. Il avait passé les épreuves comme en se jouant. C’était là, toutefois, une erreur d’estimation de la part de ses professeurs. S’il se départait rarement de son air insouciant, le jeune Cyril avait pris très au sérieux le dur apprentissage. La violence des engagements remuait en lui une passion qui l’effrayait parfois.
Tous avaient fini par reconnaître sa suprématie... souvent de mauvaise grâce, surtout au cours de la première année. Ses camarades le traitaient avec condescendance parce qu’il n'était pas issu de l'aristocratie lusitaane. Pourtant, dans les veines de sa mère coulait le sang de la famille royale de la Nextiia. Mais pour les Lusitaans, cela ne comptait pas. À leurs yeux, les Nextiians, toutes castes confondues, se situaient à peine au-dessus des ours et des loups qui infestaient leur contrée de sauvages.
Sans trêve, Cyril s’était employé à surpasser ses condisciples avec une désinvolture parfois forcée qui lui avait valu à la longue l’admiration des autres élèves. Mais la reconnaissance de ses pairs ne présentait à ses yeux qu’un faible attrait. Il aspirait à quelque chose de plus intense et l’appelait de ses vœux sans bien savoir ce qui parviendrait à combler le manque le tourmentant en secret.
Il ne s’imaginait cependant pas à quel point cette découverte allait bouleverser son existence.
Fébriles, les futurs officiers attendaient que le Ceannasaith Mór1en personne s’avançât et les appelât, l’un après l’autre. Raides dans leurs superbes uniformes neufs, ils marcheraient chacun à leur tour vers l’estrade royale et recevraient leur brevet assorti des félicitations de la Suprême.
Cyril rectifia discrètement le col de la casaque cintrée dont le bleu soutenu approchait la nuance rare de ses yeux et fixa avec un vif intérêt la femme debout sur l’estrade. Elle se détachait des dignitaires, hommes et femmes, qui l’entouraient non seulement à cause de son uniforme d’un blanc éclatant mais surtout par la grâce de sa beauté. Ses cheveux blonds semblaient tissés d’or. Ses vingt-sept ans resplendissants hésitaient encore entre la jeunesse et la maturité. Cyril l’avait déjà aperçue, de loin, lors de cérémonies civiles ou militaires. Le futur Fær Sa Spéir2n’avait jamais mis les pieds à la cour. Il manquait aux Certys le titre de noblesse qui leur ouvrirait les portes du Palais. Cyril s’était promis qu’il l’obtiendrait. Son don pour l’Ardchænnas se révélait un excellent marchepied.
— Uachtárach3Aminta, commença le Ceannasaith Mór Hélias de Clarin, soyez la bienvenue au sein de l’Ollscoil na Sciathánn qui a pour glorieuse mission de former les officiers Fær Thuás, le fine fleur de vos armées. Voici devant vous onze jeunes hommes qui ont mérité de recevoir de vos mains le document qui leur accorde le grade de Leifteanant.
Suivant le protocole, la souveraine avança jusqu’au bord de l’estrade et se plaça à côté de l’administrateur de l’Académie. De sa belle voix grave, elle ordonna :
— Qu’ils soient donc appelés !
— Fær Sa Spéir Certys !
Le jeune homme réagit avec un léger temps de retard. Il affermit ses jambes et accomplit sans trébucher les trente pas qui le séparaient de la Suprême. Au pied de l’estrade, il s’immobilisa et salua d’un geste un peu raide. Comme on le lui avait spécifié, il ôta sa casquette galonnée d’argent et la cala sous son bras. Ce faisant, il n’ignorait pas que son physique attirerait les regards sur lui tout autant que sa supériorité aux examens. Sa mère lui avait légué sa célèbre beauté, plus encore qu’à ses deux sœurs. Chez lui, la ligne ferme de la mâchoire tempérait la finesse du visage. Ses yeux indigo sous les longs cils noirs retenaient aussitôt l’attention. Sombres aussi étaient ses cheveux, héritage paternel qui contrastait avec son teint clair de Nextiian.
— Le Fær Sa Spéir Cyril Certys, annonça le Ceannasaith Mór, est major de sa promotion avec quatre-vingt-dix-huit points.
Un murmure salua la performance. Une certaine retenue modérait l’admiration due à ce score exceptionnel. Cyril ne doutait pas que les patriciens lusitaans eussent préféré voir à sa place un de leurs rejetons pur-sang. La Suprême se pencha vers le jeune homme avec un sourire lumineux qui expédia son amertume aux oubliettes.
— Si je me souviens bien, Leifteanant Certys, le maximum est de cent. Où avez-vous égaré les deux points qui vous manquent pour atteindre la perfection ?
Ébloui, Cyril lui rendit son sourire avant de répliquer avec naturel :
— L’humour ne fait malheureusement pas partie des matières enseignées et évaluées à l’Académie, Votre Majesté.
La Reine étouffa un rire peu protocolaire avant de promettre à mi-voix :
— Leifteanant Certys, je pense que nous nous reverrons.
Romald Certys versa le vin jaune pétillant dans les coupes de cristal préparées sur un plateau.
— Tu as fait une forte impression sur notre souveraine, remarqua-t-il.
— Pouvait-il en être autrement ? intervint Guenièvre.
Elle prit une coupe et l’offrit à son fils. Cyril sourit avec tendresse à ses parents. Il lui semblait vivre sur un nuage, se déplacer avec des pieds ailés et respirer de la lumière. Sa mère se haussa sur la pointe des pieds et l’embrassa.
— Tu resplendissais au milieu de tes camarades. Nous sommes fiers de toi. Le plus doué des Fær Thuás mais aussi un habile phraseur. As-tu donc toutes les qualités, mon cher enfant ?
— Et bientôt tous les défauts, si ma tendre mère continue à flatter ainsi mon amour-propre.
Le héros du jour éclata de rire et rendit son baiser à sa mère. À la tendre ironie du ton maternel, il savait qu’elle le mettait en garde contre des traits de caractère parfois fâcheux. Puis il serra affectueusement le bras de son père. Romald venait de fêter ses soixante-trois ans. Son abondante chevelure comptait désormais plus de cheveux blancs que de noirs. A quarante ans passés, il avait épousé une jeune fille d’à peine vingt ans. Ses proches n’avaient pas été consternés par la différence d’âge mais bien plutôt par l’origine de l’épousée. S’étant rendu en Nextiia pour affaires, le riche marchand en était revenu avec la belle Guenièvre dont il était visiblement très amoureux. Cela avait occasionné un petit scandale. Malgré les années de trêve, les Lusitaans éprouvaient beaucoup de méfiance envers leurs voisins du nord.
Guenièvre avait donné trois enfants à son époux, Cyril, Lavinia et Câline. Mais elle n’était jamais parvenue à s’intégrer dans une société qui considérait toujours les Nextiians comme des ennemis potentiels. Elle affirmait que son époux et ses enfants suffisaient à son bonheur mais son fils sentait bien que l’attitude des compatriotes de son mari l'attristait.
Cyril aimait sincèrement ses parents et affectionnait ses sœurs qui ne tarderaient pas à traîner les cœurs derrière elles. Elles trouveraient sans peine à convoler dans le milieu opulent dont la famille Certys était l’un des fleurons. L’argent, allié à leur joliesse, ferait aisément oublier leur part d’ascendance étrangère. Le commerce des marchandises de luxe associé à une politique agressive d’achat de biens immobiliers et de terres productives avait assis puis agrandi la fortune des Certys. L’acquisition du vaste domaine de Lindia par l'arrière-grand-père de Cyril avait parachevé leur ascension. Mais si un noble ruiné et sans héritier leur avait vendu ses terres, les Certys n’en accédaient pas pour autant à la caste supérieure. Même par mariage, un roturier ne pouvait prétendre à un titre. Quant au noble qui se mésalliait, il devait renoncer à sa qualité. Très peu s’y résolvaient. L’aristocratie restait férocement attachée à ce qui la distinguait du reste des humains. Seul, le Souverain régnant pouvait créer de nouveaux nobles et le faisait rarement.
La société lusitaane fonctionnait de la sorte depuis des siècles. Les commerçants tiraient leur épingle du jeu et vivaient souvent mieux que bien des seigneurs. Les Certys se satisfaisaient donc de cet état de choses... enfin, presque tous. Cyril dont les veines charriaient une part de sang patricien et même royal, aspirait à démontrer qu’il égalait ces courtisans qui n’avaient rien fait pour mériter leurs titres. Il aimait vivre en Lindia mais refusait d’envisager une existence routinière de riche propriétaire terrien. Adolescent, il avait secondé son père dans ses activités commerciales et n’avait trouvé aucun intérêt aux marchandages et aux interminables discussions que Romald menait avec brio. Son tempérament passionné et volontiers emporté ne le prédisposait pas à l’une ou l’autre carrière. Il s’était toujours senti différent de ses camarades qui se satisfaisaient d’un avenir tout tracé. Lui, il aimait l’imprévu.
Aussi, lorsqu’on avait découvert qu’il possédait uneArdchænnas d’une puissance hors du commun, il y avait vu une revanche sur un destin imposé. Le sang que sa mère avait été obligée de renier reprenait en lui toute sa vigueur. Il avait assiégé son père jusqu’à ce que celui-ci consentît à l’inscrire à l’Ollscoil na Sciathánn. Romald avait espéré que son fils unique lui succédât mais il avait cédé devant l’ardeur et le désespoir du jeune homme. Bien évidemment, le directeur de la prestigieuse école n’avait pas accepté Cyril sur sa bonne mine. Il l’avait soumis à toute une batterie de tests en souhaitant vivement son échec, jusqu’au moment où il avait bon gré mal gré reconnu qu’il se trouvait en présence d’un sujet exceptionnel. Pour Cyril, son inscription avait été le premier pas vers l’objectif qu’il s’était fixé depuis longtemps. Sa place de major de promotion constituait le deuxième. Et les mots qu’Aminta du Lusitaan lui avait murmurés quelques heures auparavant équivalaient à plusieurs enjambées.
Les pensées de son père rejoignaient les siennes. Mais Romald Certys n’éprouvait pas la même euphorie que son fils.
— L’intérêt que la Suprême te porte m’inquiète tout de même. Cette faveur ne peut que déplaire aux nobles de sa cour. Ils donneraient cher pour savoir ce qu’elle t’a dit en aparté.
— Elle m’a seulement promis qu’elle ne m’oublierait pas.
— Les souverains promettent mais souvent les circonstances disposent d’eux comme de n’importe quel humain.
Cyril ne répondit rien. Son père voulait lui éviter une désillusion mais le regard de la Reine lui avait certifié qu’elle ne parlait pas à la légère.
Quelques jours plus tard, Cyril se rendit au Manège royal où il assouvissait son autre passion après le pilotage : l’équitation de haute école. Son inscription à l’Académie lui en avait ouvert les portes. Rapidement, il avait surmonté les préjugés du maître écuyer. Celui-ci n’avait pas tardé à apprécier cet élève assidu et enthousiaste et depuis peu, il lui confiait même des poulains à éduquer.
Après avoir écouté en souriant les plaisanteries des autres cavaliers sur son heure de gloire, il sella et brida Danseur. Le maître écuyer lui avait assigné la tâche de faire travailler le jeune cheval. C’était un Fillipano dont la robe noire lustrée soulignait les muscles généreux. Mais sa fougue débordante avait déjà jeté à terre plusieurs cavaliers. Depuis deux semaines, Cyril s’attelait à canaliser l’énergie de l’étalon. Il avait commencé par gagner sa confiance. Quelques jours auparavant, il avait réussi à se jucher sur son dos et à le faire marcher au pas avant de passer au trot.
Sur le sable ratissé du manège, il échauffa le jeune cheval en le faisant tourner en longe. Par moment, il se mettait à courir à côté de l’animal, une main posée sur son garrot. Puis il l’enfourcha. Il lui avait passé un hackamore4mais ne l’avait pas sellé. Il lui apprendrait plus tard à accepter le poids de la selle et l’assujettissement de la sangle. Pour l’heure, Cyril préférait le contact direct entre les flancs nerveux de sa monture et ses jambes.
Il mit Danseur au trot puis, après deux tours, le talonna légèrement pour le faire basculer dans le galop. Un saut de mouton traduisit l’excitation du cheval. D’une main douce mais ferme, Cyril contra un second saut de mouton et rassembla Danseur de façon à obtenir une allure relevée et régulière. Il lui fit ainsi effectuer quatre tours de piste au petit galop, tout en l’encourageant à mi-voix. Une envie de rire gonflait sa poitrine... Il se sentit soudain observé, leva les yeux et croisa le regard d’une spectatrice inattendue et pourtant espérée.
Accoudée à la rambarde peinte en blanc et or, un léger sourire aux lèvres, Aminta de Hardouin observait les évolutions du cavalier. Il immobilisa sa monture. Une émotion inconnue l’envahit. D’avoir imaginé intensément cette rencontre l’avait rendu vulnérable sans qu’il en eût conscience. Il avait aspiré à utiliser l’attirance de la souveraine pour avancer son pion sur l’échiquier du pouvoir. Le sourire dont il était le destinataire et la gaieté éclairant les yeux fixés sur lui le persuadèrent qu’il servirait avec bonheur cette femme nonpareille. Pour autant, son ambition restait vivace.
Il donna de la jambe pour faire avancer Danseur jusqu’à hauteur de la Suprême. Celle-ci caressa le chanfrein de l’animal.
— Leifteanant Certys, savez-vous que ce superbe cheval m’a été offert par le Roi de Styrie ? Un présent de toute beauté mais malheureusement réputé vicieux. Jusqu’à ce que mon maître écuyer vous le confie. Quand puis-je espérer le monter ?
Cyril déglutit avant de pouvoir répondre.
— Dans deux semaines, Votre Majesté, peut-être moins. Danseur apprend remarquablement vite. Il m’a suffi de lui prouver ma loyauté et mon estime. Agissez de même envers lui et il se donnera entièrement. Il en est digne.
— Je n’en attends pas moins de lui... comme de vous, Certys.
Les yeux verts de la souveraine étincelèrent.
— Je suis à votre service, Votre Majesté, répliqua le jeune cavalier avec une conviction qui sembla amuser Aminta.
— Voilà qui est bien dit. Je vous prends au mot ! Dans quinze jours, je vais chasser dans les forêts d’Aiglande. Je jugerai sur place des progrès de Danseur. Vous le monterez pour moi.
Aminta ne demandait pas, elle ordonnait. Cyril ne s’en offusqua pas. Il la suivit du regard tandis qu’elle s’éloignait sans se retourner et quittait le manège. Ce jour-là, il ne s’avoua pas qu’elle régnait déjà sur son cœur. Le trouble qui faisait battre celui-ci à grands coups dans sa poitrine ne portait pas encore de nom dans son lexique personnel. En tout cas, la perspective de se rendre en Lindia avant de gagner son affectation ne l’alléchait plus vraiment. Il passerait son mois de vacances à Nestoria ou en n’importe quel lieu qui agréerait à la Suprême.
Deux semaines passèrent sans qu’il ne la revît. Son impatience s’exacerbait mais il la masquait sous une attitude désinvolte. Nul ne se doutait au sein de sa famille ou parmi ses fréquentations qu’il éprouvait la désagréable impression de se retrouver sur un grill. Toutefois, lorsque la cour partit chasser le cerf rouge et le béliard en Aiglande, province riche en bois profonds et en gibier, il reçut l’invitation promise des mains d’un huissier obséquieux.
La présence du Leifteanant Certys auprès de la Suprême étonna la cour. Cependant, comme il faisait merveille avec le cheval rétif auquel tenait la souveraine, les courtisans trouvèrent peu à redire qu’il chevauchât le fameux Danseur. Lorsque l’animal se montrerait suffisamment fiable pour être monté par Aminta, le jeune roturier n’aurait plus de raison de traîner auprès d’elle. Une fois rentrée à Nestoria, elle l’oublierait bien vite.
Ce ne fut pas le cas. Cyril Certys fut convoqué au Palais plusieurs fois. Finalement, à peine un mois environ après la partie de chasse, la souveraine ordonna qu’un appartement vide fût rafraîchi et meublé pour l’accueillir au Palais. De nombreuses voix s’élevèrent contre cette initiative choquante. Elle les fit taire en menaçant d’exiler les médisants dans leurs domaines.
À compter de cette initiative, le jeune homme partagea ses journées entre les entraînements à la caserne et son service auprès de la Reine. Cette charge consistait principalement à la distraire. Débordant de gaieté, souvent facétieux, parfois gaillard, le jeune homme apportait joie et légèreté dans la vie de la souveraine. Les moindres de leurs gestes furent épiés mais jamais ils ne prêtèrent le flanc à la calomnie. Le bel officier quittait la Reine au seuil de la nuit pour rejoindre l’une ou l’autre de ses maîtresses. Il n’avait que l’embarras du choix. Ses yeux indigo et ses paroles fleuries charmaient jusqu’aux Dames de la cour. Les plus hardies ne reculaient pas devant un amant sans titre de noblesse. Tant qu’il n’était pas question de mariage !
Malgré tout, les membres du Conseil finirent par reprocher à Aminta de Hardoin d’avoir imposé à la cour un homme du commun. Un souverain ne peut, lui dirent-ils, accorder son amitié à un être issu du peuple, encore moins en faire son favori. Leur intervention produisit un effet imprévu. Fâchée par leur insistance, la Suprême accorda à son ami le titre de Comte ainsi que le grade de Captaen. Les Conseillers en perdirent la voix pendant plusieurs jours et leur doyen s’alita avec une forte fièvre.
L’ambition autant que la passion avait toujours habité le jeune Certys. En Lusitaan, sa naissance plébéienne lui déniait le titre auquel lui aurait donné droit le nom de sa mère si elle avait épousé un Nextiian, même roturier. Les coutumes des deux Royaumes rivaux différaient à son désavantage.
Son Ardchænnas avait admirablement servi son ascension vers les sphères dans lesquelles il estimait avoir sa place. Puis la dilection de la souveraine lui avait offert ce à quoi il aspirait. Mais si près du trône, son ambition se voyait reléguée au second plan. Amitié passionnée, complicité amoureuse, il ne savait comment nommer leur attachement réciproque.
Parfois, Cyril avait l’impression de jouir de l’amitié d’un autre homme, surtout lorsque Aminta revêtait l’uniforme blanc de chef des armées. Élevée par son père comme le fils qu'il n'avait pas eu, elle aimait monter à cheval pour des chasses interminables, prétextes à des séjours loin de la capitale et du Conseil. Elle tirait à l’arc et maniait l’épée avec un art que lui enviaient bon nombre de seigneurs de sa cour. Elle savait tenir sa partie une coupe dans une main et les cartes dans l’autre.
Pour autant, elle ne boudait pas sa féminité et appréciait de mettre en valeur son corps sculptural dans les robes de soie et de dentelles que lui apprêtait sa couturière personnelle. Elle testait sa séduction sur Cyril, avec autant de candeur que de rouerie. Le favori résistait alors à l’envie de la prendre dans ses bras. Il refusait de l’ajouter au nombre de ses conquêtes. À ses yeux, elle différait des autres femmes, tant par sa position que par les sentiments qu'il éprouvait à son égard. Comment aurait-il pu la rajouter à la liste de ses conquêtes ? Il la voulait inaccessible. Quant à Aminta, elle l’avait choisi pour ami de cœur, non pour amant. Elle ne lui avait pas caché qu’elle avait perdu sa virginité dans les bras d’un prétendant, mort peu après dans un naufrage. Elle ne l’avait guère pleuré et avait ensuite repoussé les autres candidats à sa main. Elle n’était pas pressée de convoler en justes noces et de partager son trône et ses nuits avec un Prince consort.
Cyril Certys était en position d’accéder au pouvoir. Il ne pouvait, bien sûr, espérer épouser Aminta. Malgré son titre et son grade, il sentait toujours la roture. Pourtant, lui qui voulait être servi ne désirait plus que servir sa Reine. Lui qui voulait vivre en grand seigneur ne voulait plus vivre que pour sa souveraine. En tant que Comte, il siégeait au Conseil des Grands Vassaux. Mais ce qui avait été l’un des buts du jeune Certys devenait, une fois atteint, presque sans importance.
— Nombreux sont ceux qui attendent ma première faiblesse comme des loups qui guettent un cheval égaré dans leur forêt. Mais je ne leur donnerai pas l’occasion de me sauter à la gorge, avait-il un jour déclaré à son père.
Il n’avait pas tort. Une cabale couvait au Conseil : on craignait qu’il prétendît gouverner l’esprit de la souveraine. Sa circonspection désarma quelque peu la virulence de ses pairs sinon leur méfiance. Il apparut que le favori ne cherchait guère à influencer les choix politiques d’Aminta. Il ne sollicitait pas non plus de faveurs. Lorsqu’il lui arrivait de donner son avis, il n’imposait rien. Et les autres Conseillers devaient reconnaître qu’il faisait souvent preuve d’un sûr jugement.
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Cyril se redressa en soupirant sur son siège. Le fil de ses pensées l’avait entraîné plus profondément dans ses souvenirs qu’il ne l’avait souhaité. La saveur douce-amère de la nostalgie le retenait dans la pénombre de sa chambre au manoir de Sassy. Mais le visage qui hantait maintenant sa mémoire mettait dans sa gorge le goût de l’amertume bien plus que celui du miel. Par cet homme-là, était venue l’épreuve.
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Il se revit, assis aux pieds de la Suprême, le dos appuyé contre les jambes de son amie. Elle avait poussé son fauteuil près d’une fenêtre ouverte sur le crépuscule bleu ombrant le parc. Cyril chantait à mi-voix, les yeux clos sur la douceur de l’instant. L’heure était exquise et sa paix semblait devoir durer toujours. Néanmoins, le jeune homme rompit brusquement l’enchantement. Il renversa la tête sur la cuisse d’Aminta et resta à la regarder par en dessous. La Reine lui sourit.
— A quoi penses-tu, mon cœur ?
— Vous devez prendre un époux
— Par les Dieux ! En voilà une idée ! Je sais bien ce que je dois à mon Royaume et à moi-même mais je n’ai pas encore envie d’y songer. C'est l'avantage d'être souveraine ! riposta Aminta en fronçant les sourcils. Et franchement : est-ce à toi de me presser de me marier alors que tu papillonnes de l’une à l’autre sans vouloir te fixer ?
— Nous ne parlons pas de moi, Mo Uachtaracha5. Je ne suis rien, vous êtes tout. Le Royaume attend de vous un héritier. Et pour cela, il vous faut un conjoint.
Aminta soupira.
— Tu dis haut une vérité que je pense tout bas. Mais un consort pourrait en vouloir plus que je ne suis prête à lui donner.
— Il faut pourtant en passer par là.
Elle enroula une boucle des cheveux de Cyril autour de son index et tira dessus avec une brutalité volontaire.
— Quel est ton intérêt là-dedans ? demanda-t-elle durement.
— Ô ma Reine, vous savez que mon seul intérêt est le vôtre ! répliqua le jeune homme, blessé par la cruauté gratuite d’Aminta.
— Je le sais. Pardonne-moi.
Il s’empressa de sourire et de plaisanter :
— À tout bien réfléchir, votre mariage augmenterait ma cote auprès des Conseillers.
— Que veux-tu dire ?
Le favori se leva et s’adossa à la fenêtre.
— Ignorez-vous que l’on me reproche de vous empêcher de vous mettre en quête d’un époux ? Certains pourraient envisager d’écarter l’obstacle à la perpétuation de la dynastie.
— On oserait porter la main sur toi sans craindre ma fureur !
— Et je ne leur donnerais pas tort ! Enfin, pas tout à fait. Vous venez d’avoir trente ans, Aminta. Il est temps de vous marier.
La souveraine lusitaane laissa échapper un long soupir.
— Tu es sage... plus que moi. Je vais donc me ranger à ton conseil. Eh bien, dis-moi qui je dois épouser.
— Aminta ! Est-ce à moi de choisir le Prince consort ? Non, je ne peux que souhaiter qu’il soit raisonnablement intelligent, plaisant, sans plus, et soumis. Peut-être l'apprécierez-vous, qui sait ?
La Reine ficha ses yeux dans ceux de son favori.
— Idiot ! Ne crains-tu donc pas de rival ?
Il éclata de rire comme à une excellente plaisanterie.
— J’ai toute confiance en votre affection. Pourquoi me montrerais-je jaloux d’un homme que vous épouserez par obligation ?
— Eh bien... Que penses-tu d’une alliance avec la famille royale nextiianne?
— Peu de bien.
— Ni moi non plus d'ailleurs ! Développe ton point de vue. Ça m'intéresse.
— Tout d'abord, le défunt Roi Rhamson n’a eu qu’un fils et c’est un enfant de santé délicate, peut-être même un faible d’esprit. Et quand bien même il serait bon à marier, une telle union ne serait pas envisageable car, en Nextiia, les femmes n’ont pas accès au trône. Voyons les autres candidats : Ganrael, Duc de Cheelsey, fils unique du Régent a une réputation exécrable. Par ailleurs, son père ferait un détestable et fort dangereux beau-père. Les autres mâles disponibles ne sont que des cousins éloignés du gamin royal. Ils ne présentent qu’un intérêt limité. Sans compter que ce sont de parfaits Barbares ! De plus, comme je suis moi-même, du moins en partie, de cette souche-là, on m’accuserait vite de vouloir régner par le biais du lit.
— Brillante analyse, s’amusa Aminta. D’ailleurs, je doute que Angon de Lesstrany donne les mains à un tel projet. La paix entre nos deux Royaumes lui reste toujours sur le cœur.
— À la mort de Rhamson, il n’a pas tardé à mettre la main sur la Nextiia en dominant le Conseil de Régence. Il lui reste à assurer son pouvoir à Kurvval. Mais d’ici quelques années, il pourrait bien nous causer des problèmes. Le petit Roi ne vivra sans doute pas longtemps. Alors l’un des deux Angon de Lesstrany coiffera la couronne. Le père ou le fils, peu importe : tous deux ont les dents longues et les griffes acérées. Il se trouve en Nextiia des oreilles qui aiment à être chatouillées par des rumeurs de guerre et de conquête.
— Tu sembles au fait de la situation chez nos turbulents voisins. Je sentais bien que tu es plus intéressé par la politique que tu ne veux le laisser paraître. Cela te plaît donc tant de donner de toi l’image d’une tête charmante mais légère ?
— Le Régent nous méprise mais surtout il nous envie nos richesses, ajouta Cyril sans relever la pique. Et particulièrement nos excellents crus de Lindia.
D’un vif retrait du corps, il évita en riant la main d’Aminta.
— Tu ne peux t’empêcher de plaisanter même au cours de nos discussions les plus graves, le tança-t-elle avec tendresse.
— N’avez-vous pas commencé ? répliqua le favori en restant hors de portée.
Aminta secoua la tête et décida :
— Bon. Puisque tu ne veux pas t’en occuper, je vais confier cette mission au Duc de Nars qui ne manquera pas de se paonner d’un tel honneur.
Cyril acquiesça puis s’accouda au rebord de la fenêtre. Il aimait l’instant où le jour hésite à laisser la victoire à la nuit. Le vol silencieux des chauves-souris griffait d’ombres fluides le velours sombre du ciel. Des insectes stridulaient leurs infimes appels dans le silence préservé des jardins royaux. Le favori se sentait bien, heureux, immortel.
— Chante pour moi, mon cœur, demanda soudain Aminta.
Sans se retourner, le jeune Comte se redressa. Il inspira profondément l’air tiède et parfumé. Le cantique s’éleva tel un oiseau frémissant au dessus des frondaisons. La beauté du chant devenait presque douloureuse parce qu’elle ne pouvait qu’être éphémère.
À peine trois mois plus tard, les noces d’Aminta de Hardoin, Suprême de Lusitaan, et d’Erri de Notthon-Constein furent célébrées à Nestoria.
L’heureux élu était le rejeton de l'une des plus anciennes familles du Lusitaan. Aucun postulant étranger n’avait trouvé grâce aux yeux du Duc chargé de la délicate mission de trouver un consort peu encombrant mais décoratif. Trop jeunes ou trop âgés, les Princes ou les Ducs de sang des Royaumes voisins furent rayés de la liste. Dans les quelques cas où l’âge convenait, la balourdise de l’un, la rapacité de l’autre, la disgrâce physique du dernier les disqualifiaient.
Le Duc de Nars se rabattit donc sur le cheptel autochtone et sélectionna un mâle qui lui parut réunir les qualités énoncées par la Reine. Erri de Notthon était le fils aîné du Duc de Constein. Son père régnait sur un vaste territoire, dans l’est du Royaume, assez aride mais riche de ses nombreux troupeaux de moutons et de chèvres à la toison soyeuse. Apparenté par le jeu des alliances à la famille régnante du royaume voisin de Styrie, il y possédait même un Comté fertile. Un peu plus jeune qu’Aminta, Erri présentait bien. Un corps athlétique, un visage agréable, des boucles châtains que pouvaient lui envier beaucoup de femmes, des yeux noisette composaient un portrait qui n’était pas pour déplaire à la souveraine.
Cyril Certys s’était tenu à l’écart de l'intrigue et, à aucun moment, n’avait donné son avis sur le futur marié, même quand Aminta le lui avait réclamé. Avec insouciance, il s’était persuadé que le nouveau venu ne s’immiscerait pas entre la Reine et lui. Erri de Notthon, grand garçon réservé, saurait se satisfaire de la position somme toute enviable de Prince consort. Peu de responsabilités, beaucoup d’agréments lui procureraient une existence bien plus confortable que dans la vieille forteresse paternelle, aux confins du royaume.
Comme il se doit, la célébration des épousailles donna lieu à des réjouissances qui durèrent une semaine entière au plus grand plaisir des Nestoriens. Pour la circonstance, le Maître musicien de la cour composa des airs religieux que les chœurs entonnèrent dans la basilique, au long de la cérémonie d’échange des consentements. Sur la demande expresse de la souveraine, il écrivit aussi des cantates pour soliste. Le favori les chanta à la fin de l’interminable liturgie. Sa voix superbe et sensuelle souleva l’enthousiasme des gens du peuple qui se pressaient dans le fond de l’immense édifice.
Le Prince reçut lui aussi sa part d’ovations. Les premiers temps, il fit bon visage au favori qui, de son côté, le traitait avec civilité et respect. Leurs relations demeuraient courtoises quoique limitées.
Mais vint le moment où le consort ne prit plus la peine de masquer l’aversion qu’il avait conçu envers le Comte Certys. N’était-il pas l’époux de la Suprême et le futur père de Princes ? Or la Reine passait bien plus de temps avec un roturier intriguant, qu’avec lui, dont la famille remontait à la fondation du Royaume. Bien sûr, les nuits d’Aminta lui appartenaient et il n’avait pas à se plaindre de l’ardeur de son épouse. Mais dès le matin, le Comte accaparait la Reine. Erri se mit à haïr le regard trop bleu, trop assuré de l'Avian. Il se découvrit soudain de l’ambition. Son orgueil souffrait du peu de cas que faisait la souveraine de ses aspirations politiques alors que le favori avait son oreille.
Le Prince se jura de l'abattre. Il chercha une faille pour le discréditer et enragea de le trouver inattaquable. Alors, il réunit autour de lui une coterie de courtisans obséquieux et chargea ses confidents de répandre des médisances et des moqueries sur le jeune Comte.
Cyril répondait à ces attaques sournoises par des rires railleurs. Désinvolte peut-être, en tout cas sans incertitudes, il traitait par le mépris les tentatives du prince. Un chant allègre, parfois narquois, prouvait à Erri et à ses amis le peu de cas qu’il faisait de leurs manœuvres.
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Cyril frotta longuement ses yeux irrités par la fatigue. Le tourbillon des souvenirs l’empêchait de s’endormir. Il chassa le détestable Erri de son esprit pour le remplacer par une image bien plus plaisante. Peut-être trouverait-il l’apaisement et le repos dans l’évocation d’Artémisia ?
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Tendue, effarouchée peut-être, la jeune fille se tenait bien droite, debout devant la haute fenêtre. La lumière tamisée saupoudrait d’or sa délicate blondeur. Mais le regard résolu avec lequel elle accueillit le Comte démentait son apparente fragilité. Cyril la salua avec un détachement feint. Il était conscient qu’elle discernait son trouble. Néanmoins il n’allait pas succomber à un trivial appétit charnel. Artémisia, la plus jeune des cinq filles du vieux baron Rohan d’Evenson, méritait mieux que cela.
Aminta souhaitait que Cyril épousât cette vierge, arrivée en droite ligne du fin fond de la campagne. Après plusieurs discussions, disputes et bouderies, il avait fini par céder à ce qui lui avait plutôt fait l’effet d’un ordre.
— Madame, dit-il sans s’embarrasser de fioritures, ce mariage a été arrangé par la Suprême. Elle n’a pas pris votre avis et à peine le mien. Je lui dois obéissance car j’ai juré de la servir quoi qu’il m’en coûte... non que ces noces m’offensent, croyez-le bien. Vous êtes belle et l’on parle de vous comme d’une personne dotée de nombreuses qualités dont l’intelligence n’est pas la moindre. Pour cette raison justement, je tiens à me montrer honnête. Notre union ne modifiera en rien ma façon de vivre. Vous logerez en l’hôtel de ma famille où vous pourrez vivre comme vous l’entendrez. Quant à moi, je continuerai à habiter au Palais.
La charmante Artémisia d’Évenson inclina gracieusement son long cou. Son sourire évoquait un papillon posé sur une fleur.
— Comte Certys, l’affection qui vous lie à sa Majesté est fort connue et diversement commentée.
— Aminta Hardoin de Lusitaan est ma souveraine. Pour elle, je donnerai plus que ma vie.
— Dites-moi ce qui pour vous est plus important que la vie ?
— Mon honneur, Madame, répondit le favori avec sincérité.
La jeune femme se mordilla pensivement la lèvre.
— Votre attachement pour elle n’a donc pas de limites.
Il hocha la tête puis franchit les quelques pas qui les séparaient. Prenant la main droite de la jeune femme, il l’éleva jusqu’à ses lèvres et y déposa un baiser.
— Je désire que vous compreniez que je ne peux vous offrir qu’estime et amitié. Mon cœur est tout entier voué à Aminta.
— Certes, vous n’en faites pas mystère. Mais, ajouta-t-elle en rougissant délicieusement, votre corps lui appartient-il ?
Cyril s’était résolu à la franchise, quitte à blesser Artémisia. Il valait mieux qu’elle le fût maintenant alors qu’elle pouvait encore demander que le mariage ne se fît pas.
— Votre proximité, madame, fait naître en moi un émoi certain. Mais si mon cœur est fidèle, j’ai bien peur que mon corps soit inconstant.
— Vous souviendrez-vous, Comte, du chemin qui mène à votre hôtel et à la chambre conjugale ? demanda-t-elle avec une fierté qu’appuyait son regard clair.
— La mémoire m’en reviendra souvent si vous en êtes l’occupante.
— Alors, cela me suffit. Trop de mariages arrangés destinent la jeune épousée à un homme bien plus âgé, sans grâces ni générosité. Vous êtes beau, Comte, et vous m’offrez l’indépendance. Mon père me vend pour réparer sa ruine. La Suprême m’achète pour vous. Je ne crois pas faire l’objet d’un mauvais marché. J’accepte de vous épouser.
Cyril l’enlaça et l’embrassa fougueusement sinon amoureusement. Elle ne tarda pas à répondre à son ardeur. Aminta attendait dans la pièce voisine le résultat de l’entrevue. Elle attendrait encore un peu.
La Suprême maria elle-même son favori et Artémisia d’Évenson. C’était encore au temps où le Prince Erri traitait le favori avec condescendance mais sans agressivité. Le consort complimenta la jeune épousée et se félicita sans doute de liens aptes à retenir Cyril loin de sa propre épouse. Peut-être était-ce lui qui avait suggéré à son épouse de lier le Comte à une jeune femme pleine d'attraits, avec le secret espoir de l'éloigner d'Aminta ? Les noces furent célébrées au cœur du printemps. Dans la capitale pavoisée, le peuple enivré manifesta sa joie sur le passage du cortège. Les aristocrates se forçaient à montrer bonne figure et la fête fut une réussite.
Cyril délaissa son appartement au Palais et consacra une partie de ses journées ainsi que ses nuits à Artémisia. Puis, au terme d'une semaine de lune de miel, il reprit le cours habituel de son existence. L’hôtel des Certys ne vit plus son propriétaire qu’une à deux fois par semaine, parfois moins, pour une incursion dans la chambre de son épouse qu’il quittait au petit matin, comblée par ses attentions nocturnes. Alors même que l’intéressée paraissait s’accommoder de la situation, l’attitude du favori fut jugée avec la dernière sévérité et le Prince consort la mit à profit pour commencer à tisser sa toile. Cyril se contenta d’en rire. L’opinion des médisants lui importait si peu !
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Du bout des doigts, le proscrit massa ses tempes. Son crâne l’élançait douloureusement. La spirale où s’engluait sa mémoire le ramenait toujours à Erri de Notthon. Il le haïssait. Le méprisable consort n’avait-il pas essayé de le tuer ?
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La forêt du Grand Fersuell résonnait de l’aboiement des meutes et des sonneries de trompe de la chasse royale. Les rabatteurs avaient débusqué le gibier. Un grand cerf solitaire fuyait loin devant les chasseurs.
Cyril chevauchait à la hauteur d’Aminta. Tous deux précédaient un petit groupe composé du Prince et de ses partisans. Parmi eux, se pavanaient le frère et la sœur cadets d’Erri, Terruel et Diccia, les détracteurs les plus acharnés du favori. Ils appelaient de leurs vœux sa déchéance car ils le tenaient pour responsable du peu d’intérêt qu’Aminta leur manifestait. Cyril feignait d’ignorer leurs mines arrogantes et leurs regards fourbes.
Derrière, venait le gros des cavaliers, calquant leur allure sur eux mais gardant quelque distance. La plupart des courtisans affichaient une neutralité prudente, du moins en public. Ils ne souhaitaient pas être comptés au rang des adversaires du Comte Certys. Pour l’heure, celui-ci se moquait des calomnies propagées par le clan du Prince mais le moment viendrait assurément où il en prendrait ombrage. La belle Artémisia participait au royal divertissement, mais loin derrière son époux qui n’accordait son attention qu’à Aminta.
Ce jour-là, Cyril chevauchait un étalon très près du sang, un Fillipano issu du même élevage que le fameux Danseur. Aminta le lui avait donné peu de temps auparavant. Elle lui avait toutefois conseillé de monter, pour cette chasse, un autre animal, arguant de sa fougue encore mal maîtrisée. Mais Cyril estimait pouvoir le dominer tout en jouissant de son ardeur.
La forêt de hêtres jamais coupés offrait le cadre idéal à une journée dénuée de soucis. Le jeune homme n’aimait pas particulièrement chasser à coure le cerf ou le chevreuil. Il préférait forcer le sanglier dans les halliers profonds où la traque effectuée à pied accordait à l’animal l’égalité avec l’homme. Mais comme Aminta appréciait la poursuite des cervidés, il ne voyait aucune objection à l’accompagner. Il se pencha légèrement vers sa royale amie.
— Le cerf est délogé. Le forcerons-nous ensemble ou bien nous mesurerons-nous pour savoir qui est le meilleur ?
La souveraine éclata de rire.
— Jeune fou ! Un jour, ton arrogance te perdra. A peine parviens-tu à dominer le feu de ta monture et tu prétends pouvoir l’emporter sur moi, ta Reine
Fronçant les sourcils, Cyril simula le courroux.
— Pour le coup, le cerf sera mien. Je parie dix barriques de mon meilleur Lindia.
— Pari tenu !
Il avait déjà talonné son cheval. L’impétueux animal n’attendait que cela. Les cors retentirent, plus rapprochés, et les chiens lancés sur la trace du cerf hurlèrent d’excitation. Avec un temps de retard, Aminta lança sa monture à la poursuite du resplendissant cavalier. Le reste de la chasse s’ébranla à leur suite.
Le Comte se grisait de vitesse. La puissance des muscles de son cheval et l’osmose qu’il expérimentait avec ce dernier lui rappelaient les sensations qu’il éprouvait lorsqu’il volait.
Soudain, l’étalon émit un hennissement terrifiant. Il se cabra comme s’il voulait se renverser en arrière. Cyril cria, plus de surprise et de colère que de peur. Rien ne justifiait le comportement de l’animal. Il tenta de le contrôler d’une main ferme puis plus sévère, mais l’étalon, saisi par la panique, s’emballa et s’élança à travers le sous-bois dans un fracas de branches brisées. Cyril se cramponna. À cette vitesse, la chute serait fatale. Il pouvait espérer que le cheval s’apaisât de lui-même mais il en doutait. L’animal affolé fonçait droit vers le ravin, complètement insensible aux ordres de son cavalier.
En désespoir de cause, celui-ci sauterait... mais pas sans avoir essayé de sauver sa monture. Des branches le giflaient au passage, écorchant son visage, lacérant ses vêtements, menaçant de l’arracher de sa selle. Il tint bon.
Ils surgirent de la forêt. Un espace dégagé s’ouvrait à la vue. Le précipice l’interrompait brutalement sur un pan de ciel d’un bleu intense. Au-delà du bord net, l’abîme guettait le cheval fou et son cavalier. Cyril tenta, une dernière fois, de tourner la tête de l’étalon pour le forcer à dévier de son chemin mortel. Sans résultat. Il se résolut à sauter. Presque trop tard. Un pin rabougri le retint tandis que sa monture basculait dans le ravin avec un hurlement atroce. Le jeune homme prit durement contact avec le sol rocailleux. Sa jambe droite se rompit. Il eut l’impression que le bruit net de l’os brisé avait un instant couvert le hennissement terrifiant. La souffrance cognait sa chair. À travers les larmes de douleur et de rage, il distingua Aminta qui accourait vers lui. Il discerna aussi avec une étrange précision le visage dépité du prince Erri. Puis il ne vit plus rien.
Plus tard, Aminta lui parla de l’angoisse qui l’avait saisie lorsqu’elle l’avait perdu de vue. Le hennissement sauvage, la cavalcade folle n’avaient fait que confirmer son pressentiment. Elle avait pressé sa propre monture et traversé le hallier, se souciant peu d’y égratigner ses mains et son visage. Le bruit effroyable d’un éboulement sans fin de pierraille l’avait poignardée au cœur.
— J’ai débouché dans la prairie précédant la falaise. Je n’ai d’abord rien vu. Imagine ma douleur ! Puis je t’ai aperçu, gisant au pied de cet arbre providentiel. Ton visage était couvert de sang mais tu me regardais courir vers toi. Tu étais vivant ! Ta pauvre jambe formait un drôle d’angle mais ce n’était qu’un moindre mal. J’avais cru te perdre !
Cyril considéra d’un air courroucé le carcan qui immobilisait sa jambe puis leva les yeux vers la Suprême assise sur le bord du lit.
— Je suis navré de vous avoir causé tant d’angoisse. Mais, si j’étais cruel, j’avouerais que votre réaction m’est agréable car elle traduit la profondeur de votre attachement.
Aminta parut n’apprécier qu’à moitié la remarque.
— En douterais-tu ?
— Non, Mo Uachtaracha, je suis assuré de votre affection tout autant que vous l’êtes de la mienne.
La souveraine soupira.
— Je ne sais si tu le dois... cet animal qui a failli te tuer, n’est-ce pas moi qui te l’ai offert ?
— M’avez-vous entendu formuler un seul reproche ? répliqua le jeune homme en se soulevant à demi. Qui est fautif sinon moi ? Je n’ai pas écouté votre mise en garde. Je me suis montré trop sûr de moi. J’aurais dû m’apercevoir qu’il était sur l’œil... un mouvement, une ombre et il s’est emballé droit sur le ravin.
Cyril se rallongea avec l’aide d’Aminta et ferma les yeux. Pour la première fois, il mentait à celle qu’il plaçait au-dessus de tout. Le bai brun de quatre ans avait l’œil franc et pas une once d’agressivité. Son cavalier avait pu apprécier son tempérament généreux et sa pondération. Rien dans son caractère n’expliquait la panique soudaine qui l’avait mené à la mort et aurait pu tuer Cyril s’il n’avait été aussi bon cavalier. Le jeune homme n’avouerait jamais à quel point la traversée de la forêt sur le dos d’une monture folle l’avait terrifié. Les troncs défilaient à toute allure autour de lui et le frôlaient de leur rigidité menaçante. S’il heurtait l’un d’eux, il encourrait la mort. Une branche qu’il n’avait pu éviter avait manqué de peu l’arracher à la selle. Il avait lutté contre l’étourdissement. Une chute sous les sabots de l’étalon n’aurait pas non plus pardonné. Le sang engluait son front, l’aveuglait à moitié. Il s’était courbé sur l’encolure couverte d’une sueur âcre, il avait noué ses doigts dans les longs crins. Les rameaux durs fouettaient ses épaules. L’animal hennissait toujours, de douleur lui semblait-il. La souffrance se distingue nettement de la terreur. Le cheval fuyait un supplice qu’il ne pouvait semer derrière lui. Il cherchait un vain refuge dans une course démente qui le conduisait à la mort. Et qui serait sans doute fatale à celui qui le montait...
Rien n’avait effrayé le Fillipano, Cyril pouvait le jurer. Sur la falaise, une éventualité avait effleuré son esprit avant qu’il ne perdît conscience. Le prince Erri affichait son dépit. A la mesure de sa décep
La conclusion s’imposait et elle lui glaçait le dos : le Prince consort avait tenté de le tuer. Comment, Cyril ne pouvait que le supposer et ne pourrait jamais le prouver. L’étalon bai brun, cadeau d’Aminta à son favori, avait été empoisonné. Quelqu’un lui avait administré une drogue à effet différé. Un palefrenier payé pour cette criminelle besogne ou l’un des membres de la clique d’Erri de Notthon ? Jusqu’alors, le Prince et ses comparses s’étaient contentés de répandre sur lui de vils propos et de l’assaillir de regards méprisants. Ils avaient donc fini par recourir à l’assassinat. Maquiller leur forfait en accident de chasse était habile. Le cadavre du cheval dévoré par les prédateurs ne livrerait aucun indice. Cyril résolut de taire ses soupçons. Il ne voulait pas attrister davantage Aminta bouleversée par « l’accident ». Il lui suffirait de mettre en garde le prince et ses complices.
L’occasion s’en présenta deux mois plus tard. Le favori revenait d’un long séjour en Lindia. Son père, décédé une année plus tôt, avait désigné pour lui succéder à la tête de ses affaires un jeune cousin, Tornay Certys. Il l’avait formé lorsqu’il avait admis, non sans amertume, que son fils n’éprouvait aucune appétence pour le commerce. Mais l’administration du domaine revenait à Cyril. Régulièrement, il se rendait dans le sud où mûrissaient les plus beaux raisins du Lusitaan. Ses vignerons élevaient des vins parmi les plus réputés du royaume et l’industrieux cousin se chargeait d’en écouler une bonne moitié au-delà des frontières avec un bénéfice conséquent. Chaque année, les terres fertiles et chaleureuses engendraient deux moissons de blé et de seigle. Les foins odorants nourrissaient le cheptel et il en restait à suffisance pour vendre en des contrées moins bien loties.
Cyril aimait particulièrement Causse Domergue, la superbe maison de maître pour l’aménagement de laquelle son arrière grand-père avait dépensé sans compter. À l’origine, un manoir aux murs épais sommés de lauzes avait affronté les siècles sur un plateau sauvage et fini par perdre la bataille. Le vieux Certys avait transformé le site en un vaste parc arboré, écrin idéal de l’élégant édifice qui avait remplacé le castel à demi ruiné.
Son arrière-petit-fils avait grandi entre les murs hospitaliers de pierre blonde mais plus souvent dehors, à courir les landes, à explorer les grottes et les avens, à chevaucher son poney parmi les moutons qui s’effrayaient d’un rien. Il avait souffert en silence d’abandonner cette merveilleuse liberté pour intégrer un collège cher payé de Nestoria mais chaque retour à Causse Domergue pour les vacances prenait des allures de fête. Il y retrouvait sa mère et ses sœurs et, d’année en année, étendait le champ de ses explorations et de ses découvertes. Le poney céda la place à un cheval fringant et l’enfant aventureux à un adolescent avide de nouvelles expériences. Il écuma bientôt les coteaux viticoles et les basses terres à blé à la rencontre de jeunes Lindiennes que séduisaient sa belle tournure et ses yeux indigo.
Puis l’Ardchænnas révolutionna sa vie... et Causse Domergue ne vit plus que rarement le jeune maître.
Cette fois, pourtant, Cyril demeura plus d’un mois en Lindia. Dès qu’il put poser la jambe au sol et boitiller, il demanda à Aminta la permission de se rendre auprès de sa mère. Celle-ci le réclamait auprès d’elle et lui, il aspirait au calme. La Reine accepta à contrecœur. La pâleur du blessé l’avait convaincue. Il garda secret son autre mobile : les tourments de la séparation renforcerait l’attachement de la jeune femme.
Guenièvre accueillit son fils avec joie. Mais l’angoisse tempérait son bonheur. Peu avant que Cyril ne repartît pour la capitale, elle le prit à part, sous la tonnelle où bruissaient les insectes, loin des oreilles curieuses de ses deux filles.
— La faveur que te témoigne la Suprême m’effraie de plus en plus ! Ce n’est pas parce que je vis loin de Nestoria que j’ignore l’hostilité du Prince Erri. Le consort est déterminé à provoquer ta chute. Un clan puissant le soutient.
« Tu ignores à quel point tu as raison, chère mère ! » pensa Cyril tout en conservant un air impassible.
Pourtant, il se montra provoquant :
— J’ai toute confiance en Aminta. Si elle devait choisir entre nous deux, elle n’hésiterait pas !
Guenièvre posa brutalement la tasse qu’elle venait de remplir et n’avait pas encore portée à ses lèvres. Un peu d’infusion se renversa. Sa main tremblait.
— Insensé ! Ta position t’aveugle-t-elle à ce point ? La Suprême ne laissera jamais ses sentiments l’emporter sur son devoir. La mort dans l’âme, elle te sacrifiera si nécessaire. Répudier le Prince consort provoquerait de graves dissensions, peut-être même une guerre civile !
— Est-ce que je n’en vaux pas le prix ?
Cyril affichait un sourire espiègle. Elle le dévisagea avec effarement. Il ne plaisantait qu’à demi. La tentative d’assassinat l’emplissait d’une colère qu’il n’avait pas encore dominée. Guenièvre ignorait ce qui motivait la fureur sous-jacente de son fils mais sa sensibilité maternelle lui dictait ses inquiétudes.
— Ne tiens jamais de tels propos hors d’ici, l’avertit-elle. Même elle ne pourrait te les pardonner.
Puis son doux visage se troubla. Cyril s’enquit aussitôt :
— Qu’as-tu, maman ? Ne prends pas trop à cœur mes divagations !
Elle se pencha vers lui et lui caressa tendrement la joue.
— Mon fils, si beau, si passionné ! J’aurais tant préféré que tu ressembles à mon regretté Romald. Mais le sang qui irrigue tes veines est plus celui des Lesstrany. C’est une lignée portée aux excès et aux défis, dure, souvent sans pitié, n’hésitant pas à balayer par la force les obstacles qui se dressent sur son chemin. Fais attention. Méfie-toi de cette violence qui bouillonne en toi !
Il prit ses mains entre les siennes et lui confia d’une voix sourde :
— On me reproche bien assez d’être à demi Nextiian. Pas toi, mère ! Mais rassure-toi, mon cœur, lui, est lusitaan.
Cyril repensait à cette conversation tandis, qu’assis dans un fauteuil, il feuilletait un livre ancien. De retour au Palais depuis peu, il avait repris ses habitudes mais n’avait pas souhaité assister au Conseil hebdomadaire. En attendant Aminta, il s’était isolé dans la bibliothèque.
Il ne s’y trouvait pas depuis longtemps lorsque la porte s’ouvrit. Une jeune femme pénétra à petits pas dans la salle silencieuse. Le Comte l’identifia aussitôt à son parfum, un peu trop capiteux à son goût. Il révéla sa présence en lâchant son livre sur la tablette à côté du fauteuil. Il se disait qu’elle ne s’attarderait pas, l’animosité qu’elle manifestait à son égard ne lui offrant pas d’autre alternative que de laisser les lieux au favori exécré. Mais elle le prit au dépourvu. Ni la surprise ni le dégoût ne se firent jour sur le ravissant visage tourné vers lui. Au contraire, l’intruse se dirigea vers lui. Dissimulant sa contrariété, il se leva par civilité.
— Madame, permettez-moi de m’incliner devant votre beauté. La nuance de votre robe met parfaitement en valeur la nacre de votre teint.
Les atours largement décolletés ne voilaient pas grand-chose des courbes de Diccia de Constein . En la complimentant, le favori se montrait sincère. Si elle n’avait été la sœur du Prince consort, il aurait été tenté de la mettre dans son lit.
Elle répondit à la courtoisie du jeune homme par un sourire légèrement crispé.
— Je vous en prie, Comte Certys, asseyez-vous. Votre jambe vous fait encore souffrir, n’est ce pas ? demanda-t-elle en jetant un éloquent regard à la canne à pommeau d’or appuyée au dossier du siège.
— Ce ne sera bientôt plus qu’un mauvais souvenir.
Il demeura debout car il ne voulait pas que Diccia s’imaginât le dominer de quelque façon que ce fût. Il mesurait une bonne tête de plus que la sœur d’Erri. Elle se rapprocha. Ses yeux gris bleu à demi voilés par de très longs cils le détaillaient effrontément. Il la considéra sans trahir ses sentiments.
— Comte Certys, je ne vois pas pourquoi je vous cacherai que le hasard n’intervient pas dans cette rencontre. Je souhaite parler avec vous en tête à tête.
— Madame, je vous écoute donc, répondit-t-il froidement.
Diccia posa une main sur sa gorge, juste au dessus de la naissance de ses admirables seins, un geste calculé pour attirer le regard du favori, amateur notoire de charmes féminins. Puis elle baissa les yeux avec une modestie aussi fausse que son amabilité présente.
— J’ai longuement réfléchi au différent qui vous oppose à mon frère. Cette querelle n’a pas vraiment lieu d’être, n’est-ce pas ? Ne poursuivez-vous pas tous deux le même but : le bonheur de notre chère souveraine ? Faut-il en arriver à gâcher l’atmosphère de la cour, qui ne devrait être que joyeuse. Ne pourrions-nous, Comte, conclure une sorte de paix ?
— Madame, je ne souhaite pas autre chose. Êtes-vous en l’affaire la porte-parole du Prince consort ? répliqua le favori avec circonspection.
Elle leva sur lui des yeux candides, légèrement écarquillés. Cyril aurait pu la croire sincère s’il n’y avait pas eu « l’accident » de chasse.
— Mon frère ignore tout de ma démarche. Mais j’ai beaucoup d’influence sur lui... Erri a pris ombrage de la place que vous occupez dans le cœur de son épouse, vous pouvez le comprendre. Cette inclination lui semble excessive et, pour tout dire, presque contre-nature... Mais Aminta ne vous aime pas sans raison.
Elle soupira légèrement avant de poser sa main sur le bras du jeune homme. Il ne bougea pas, attendant toujours qu’elle se dévoilât. Ce ne fut pas long.
— Moi-même, j’ai éprouvé de la jalousie, parce que je chéris tendrement mon frère. Toutefois votre nature passionnée, votre générosité, votre charisme me sont enfin apparus...
La jeune femme se tut. Sa main glissa comme d’elle-même jusqu’à la poitrine du favori qui ne rejeta pas la caresse. Il laissait s’enferrer la séductrice. Elle reprit d’une voix suave :
— Maintenant, c’est Aminta que j’envie. Oui, je jalouse l’amour sans concession que vous éprouvez à son égard. Qui n’aimerait inspirer un tel sentiment ? Cyril, je ne désire plus voir en vous un ennemi mais un ami à qui l’on peut tout dire, de qui l’on peut tout espérer.
Elle se rapprocha encore, presque à le toucher de son corps entier. La réputation du Comte Certys jouait en sa faveur.
Il ne se déroba pas. Le danger et le trouble l’excitaient. La sœur du prince cherchait à le piéger mais elle ne feignait pas son attirance pour lui. La brillance de ses yeux et le frémissement de ses lèvres sur lesquelles sa langue humide s’égarait ne trompaient pas.
Cyril, quant à lui, ne se cachait pas l’effet que cette ardente femelle produisait sur lui. Il lui suffisait de l’enlacer et de la renverser sur la table. Mais il n’allait pas donner cette satisfaction au consort et à sa clique. Il était prêt à parier que son frère Terruel guettait, tapi derrière la porte, le moment propice pour intervenir et prendre le favori en flagrant délit de viol. Néanmoins, avant cette entrée fracassante, Diccia laisserait Cyril mettre un désordre convaincant dans ses vêtements, et, peut-être même y prendrait-elle du plaisir.
— Je vous ai regardé, Cyril. Quelle femme pourrait vous résister ? Vous êtes si attirant... oh ! Il ne tient qu’à vous...
Diccia frémissait, prête à se jeter dans ses bras, à lui offrir sa bouche et plus encore. Il simula la surprise. Sûre de son pouvoir féminin, essayé avec succès depuis son arrivée à la cour, elle s’imaginait l’avoir ferré.
— Ne répondez pas tout de suite, suggéra-t-elle en espérant le contraire. Je comprends que vous soyez troublé et étonné peut-être...
— Non, Madame. Je ne suis pas étonné par vos manœuvres. Les tentatives précédentes pour m’évincer ayant lamentablement échoué, vous tendez maintenant vos plus perfides rets pour me discréditer aux yeux d’Aminta. Faut-il donc que vous soyez acharnée à ma perte pour jouer le rôle odieux d’une putain !
Il n’eut pas à repousser la jeune femme. Sa voix soudain glaciale l’avait fait tressaillir et elle avait reculé de plusieurs pas, frémissante de colère, livide de honte.
— Et vous ! Vous ! Quel rôle tenez-vous auprès de la Reine ? Vous n’êtes qu’un vil roturier qui a fait commerce de ses charmes pour se hisser hors de la fange de sa basse naissance !
Cyril salua cette tirade d’un rire méprisant.
— Madame, ces propos vous sont dictés par le dépit. Je ne prendrai pas la peine de m’en défendre. Je vous apprendrai juste trois choses : tout d’abord, par mon grand-père Haenry de Veel, le demi-frère du Roi Rhamson de Nextiia, je suis de lignée royale. Mais plus important à mes yeux est le lien qui m'attache à ma Reine. Il existe des amitiés aussi passionnées que l’amour et plus indestructibles. Ensuite, vos sentiments à mon endroit ne m’importent guère. Pas plus que ceux de votre frère. Pour moi, seul compte ma souveraine et amie.
Frémissante de fureur, Diccia de Constein porta les mains à son corsage avec l’intention de déchirer la soie délicate. Cyril lui saisit vivement les poignets et siffla entre ses dents :
— Pas de ça ! Je vous le déconseille fortement.
La jeune femme resta un instant la bouche ouverte comme si elle hésitait à crier puis ses épaules s’affaissèrent. La peur agrandit ses yeux. Elle se débattit mais le favori resserra sa prise jusqu’à ce qu’elle gémît.
— N’ayez crainte, je ne vous frapperai pas. Je n’ai jamais levé la main sur une femme et je ne commencerai pas avec vous... bien que l’envie ne m’en fasse pas défaut. Une dernière chose encore, avant que nous nous séparions au terme d’une rencontre qui pour ma part ne s’est jamais produite. Voilà deux mois, mon cheval s’est emballé et s’est écrasé au fond d’un ravin. Vous ne l’ignorez pas puisque vos frères et vous-mêmes vous trouviez sur place.
Diccia émit une plainte qui n’était pas causée par la douleur. En proie à la terreur, elle lui parut presque laide. Impitoyable, il continua :
— C’était un cheval fougueux mais fiable. Croyez en mon expérience en la matière. Il a fallu du poison pour transformer ce bel animal en une monture folle de douleur, capable de tuer son cavalier. J’ai eu le temps de procéder à des recherches. Le suc de grovénie ou la poudre de racines rouges conviennent parfaitement à ce sombre dessein. Qu’en dites-vous, Madame ?
Fascinée comme par un serpent, la jeune femme fixait le demi-sang nextiian. De manière délibérée, Cyril affichait une violence et une dureté de caractère avec lesquelles ses adversaires allaient devoir désormais compter. Au terme de cette entrevue peu ordinaire, Diccia pourrait apprendre à son frère aîné que, sous le masque angélique, l’âme du favori n’apparaissait pas aussi lisse qu’on le croyait.
— En quoi cela peut-il m’intéresser ? parvint-elle à dire.
Il sourit à peine, avec un air de chat à l’affût.
— Oh ! Ma santé ne vous préoccupait-elle pas tout à l’heure ? Pourtant je crois bien que, voici deux mois, vous vous êtes inquiétée de savoir si j’étais encore en vie.
Il marqua un temps d’arrêt après ces paroles à double sens puis reprit avec froideur :
— Quoi qu’il en soit, si quelque chose se produisait... se reproduisait, Aminta en serait aussitôt informée par mes soins ou, à défaut, par une tierce personne.
— Vous ne lui avez rien...
Effarée par sa maladresse, elle se tut subitement. Cyril la plaignit presque. Diccia de Constein ne possédait pas l’envergure nécessaire pour s’attaquer à lui. Le prince Erri ne se montrait pas plus apte à le précipiter à bas de son piédestal. Désormais, le consort hésiterait avant de s’en prendre directement à Cyril Certys.
— Elle ne sait rien. Pour l’instant. Il ne tient qu’à votre frère qu’elle reste convaincue qu’il ne s’agissait que d’un accident.
Sans attendre de réponse, il se rassit et se replongea dans son livre. La jeune femme s’enfuit en laissant la porte ouverte derrière elle.
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Cyril se leva et se dirigea vers une fenêtre. L’obscurité enveloppait le château de Sassy et l’isolait dans le temps comme dans l’espace. Le passé se mêlait au présent. Quant à l’avenir, il demeurait incertain. Hodin Angon de Lesstrany, l’homme fort de la Nextiia, allait-il accorder sa confiance à l’ancien favori d’une Reine à qui il rêvait de déclarer la guerre ? En Lusitaan, on considérait le Comte Certys comme à moitié nextiian. Ici, parmi les Nextiians, il serait à demi Lusitaan. Il grimaça. Sa blessure se rappelait à son souvenir. Pour revigorante qu’elle eût été, la randonnée en compagnie de Rhys avait tiraillé sur la cicatrice. Heureusement, le trajet jusqu’à Kurvval s’effectuerait en carrosse.
Le jeune homme essaya de percer l’obscurité mais le ciel s’était rapidement couvert, peu après leur retour, et il ne distinguait rien. Il soupira. D’avoir pensé à Diccia l’amenait à évoquer Aminta. Sa blessure le faisait moins souffrir que les souvenirs.
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Peu de temps après la pitoyable tentative de la sœur du consort, la Suprême et son favori s’accordèrent une journée de détente. Ils partirent chevaucher en compagnie de quelques jeunes seigneurs que la position du Comte Certys auprès de leur souveraine n’indisposait pas. Au contraire, ils admiraient celui que la Reine venait de nommer Ceannasaith, non par privilège mais par reconnaissance de ses aptitudes.
Les randonneurs parcoururent la campagne à un rythme raisonnable, imposé par Aminta qui se souciait de la jambe encore fragile de son ami. Au milieu de la journée, ils s’arrêtèrent dans une auberge de village. L’hôtesse feignit de ne pas reconnaître la souveraine qui, comme ses compagnons, avait revêtu des habits ordinaires, sans marques distinctives. Sa déférence prouvait toutefois qu’elle savait quels illustres clients prenaient place sous sa pergola et lui commandaient un repas roboratif. Une fois leur solide appétit comblé, ils restèrent à discuter à bâtons rompus sous la treille ombreuse. En dégustant un vin doux, ils évoquèrent la situation en Nextiia et les rêves de conquête qui agitaient, semblait-il, l’oncle de l’enfant Roi.
— De reconquête, plutôt, précisa le jeune Comte de Marco, car la Nextiia revendique depuis longtemps comme siens des territoires que le Lusitaan a annexés voici plusieurs générations.
Le Fær Thuás Joël de Guerles, qui venait d’accéder au grade de Captaen, tint toutefois à rappeler que les îles en question leur avaient appartenu en des temps encore plus lointains, avant que les Nextiians ne s’en emparassent. Qu’elles fussent revenues dans le giron lusitaan prouvait l’équité des dieux. Tous convinrent du bien fondé de son intervention et vouèrent Angon de Lesstrany aux corbeaux. Puis il fallut bien regagner Nestoria. L’arrivée tardive au Castellar évita à la souveraine d’avoir à partager le souper de son époux et de sa coterie. Elle gagna ses appartements en compagnie de Cyril.
— Comment va ta jambe ?
— Bien... ne vous inquiétez pas. Vous nous avez infligé une allure qui n’aurait pas épuisé une jument centenaire !
— Tu m’as manqué. Toi et tes plaisanteries ! Ne perds jamais ta joie de vivre. Elle me fait tant de bien.
La Reine, un verre à la main, s’assit en face de Certys qui sirotait déjà le sien. Le favori remarqua son air sombre.
— Avouez-moi ce qui vous tracasse, Aminta. Si je peux faire quoi que ce soit pour ramener un sourire sur votre visage nonpareil...
— Oh ! Cyril ! Tes adversaires sont si nombreux. Il ne se passe guère de jours sans qu’on ne t’accable de critiques. Durant ton absence, ils n’ont pas désarmé, bien au contraire. Ils n’attaquent jamais de front, bien entendu. Des sournois ! Depuis plus de quatre années, comment n’ont-ils pu se rendre compte que la beauté de ton âme égale celle de ton visage ? Leur as-tu jamais nui ? L’attitude d’Erri à ton égard ne navre. Il est si vindicatif. Pourtant, tu ne l’as jamais offensé.
— Notre amitié lui fait ombrage.
— J’éprouve de l’affection pour lui. Et du désir... Mais c’est toi, Cyril Certys, qui occupes la plus grande place dans mon cœur.
Elle appuya sa paume droite sur la poitrine de son favori.
— Ne changez jamais, Mo Uachtáracha. Ou j’en mourrai.
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Cyril Certys posa sa main sur la vitre froide. Au-delà de la nuit, par-delà le détroit, très loin au sud, se trouvait Nestoria. Très loin, Aminta continuait à vivre sans lui.
1 Grand Commandeur
2 Avian (homme dans le ciel)
3 Le ou la Suprême pour les Thuàs de Lusitaan.
4 Sorte de licol dépourvu d'embouchure mais muni d'un système de levier agissant sur le chanfrein, permettant de guider le cheval sans mors.
5 Ma Suprême