Les Ailes du Traître chapitre 6
En fin de journée, Cyril retrouva Rhys devant le Palais. Le Comte nextiian le prit familièrement par l’épaule et lui chuchota à l’oreille :
— Comme promis, je t’emmène découvrir les trésors de notre capitale ! Mais apprête-toi à marcher car les Louves sont cantonnées dans les faubourgs.
— Les Louves ? s’étonna l’exilé.
— C’est le doux nom que nous donnons aux prostituées. Comme celle qui t’a proposé ses services hier matin.
— Oh ! Oh ! Voici un nom qui me paraît inquiétant ! Sont-elles si dangereuses ?
— Pour la santé, se peut ! Pour les finances assurément. Je connais plusieurs hommes qui ont laissé jusqu’à leur chemise dans leur lit.
— Vu les couleurs criardes de ces oripeaux, ce n’est pas une perte, persifla Cyril.
Rhys ne releva pas la pique et regarda son ami par en dessous, avec un sourire malicieux.
— Ne me dis pas qu’il ne se trouve pas en Lusitaan de si aimables créatures ?
— Évidemment qu’il y en a ! Les hommes sont partout les mêmes. Mais on les appelle demoiselles d’agrément. Ne trouves-tu pas cela moins terrifiant et plus poétique ?
Tous deux éclatèrent de rire, attirant sur eux les regards réprobateurs du couple de riches citadins dont ils croisaient le chemin. Le gros homme engoncé dans une fourrure teinte et sa femme au visage aussi sec que devait l’être son caractère étaient suivis par plusieurs domestiques. Rhys les toisa puis les salua d’une manière trop ostentatoire pour être sincère. Les deux jeunes hommes poursuivirent leur chemin et leur discussion.
— Je t’emmène chez Fallianha ! Elle désire te rencontrer.
— Quel honneur ! railla Cyril. Une prostituée aux cheveux rouges m’ouvre sa maison et peut-être même ses cuisses.
Rhys le considéra en sourcillant.
— Je ne saurais trop te recommander de ne pas employer ce langage en sa présence. À Kurvval, les Louves détiennent un certain pouvoir. Quelques-unes d’entre elles, particulièrement belles ou habiles, ont pignon sur rue. Les Grands Vassaux ne se privent pas d’entretenir une ou plusieurs prostituées.
— Ils paient pour des « attentions » qu'ils ne veulent pas que leurs chastes épouses connaissent même de nom ! Quel dommage !
— Nos Dames sont bien moins dévergondées que les vôtres ! plaisanta à demi le Comte de Sassy.
— C'est bien ce que je disais : c'est un gâchis ! Ces pauvres femmes seraient un peu plus souriantes voire plus agréables à regarder si leurs maris les traitaient autrement qu'en simples poulinières.
— Autre royaume, autre coutume, se contenta de répliquer Rhys.
Cyril leva une main en feignant la contrition.
— À l'avenir, je me souviendrai qu'il s'agit là d'un sujet tabou ! Alors cette fameuse Fallianha ? Dis-m'en un peu plus.
— C'est un plaisir recherché que d'être reçu chez elle. Crois-moi, ils sont nombreux ceux qui voudraient accéder à la couche de Fallianha mais elle peut se permettre de choisir. Tu vas faire des jaloux.
— Étrange contrée où les femmes honnêtes restent cloîtrées chez elles et où les prostituées tiennent le haut du pavé ! Alors, pour m'imposer en Nextiia, dois-je me concilier les grâces des prostituées tout autant que celles du Régent ? Oh bien ! Cela sera assurément plus agréable de flatter ta Fallianha que le revêche Hodin Angon de Lesstrany.
Rhys de Sassy secoua la tête mais un sourire espiègle démentait son apparente sévérité. Il pressa le pas car le crépuscule s’annonçait. Cyril avait accepté l’invitation de son ami plus pour se montrer agréable envers lui que parce que les attraits d’une prostituée le tentaient. Les amours tarifés ne l’avaient jamais attiré et s’il se montrait généreux avec ses amantes, ce n’était en aucune façon pour payer leurs services. Mais, tandis qu’ils marchaient à travers Kurvval, abandonnant derrière eux le cœur de la cité pour aborder les faubourgs, son indifférence laissa la place à la curiosité. Le désir de côtoyer au plus près l’intrigante Fallianha le titillait aussi. Cela faisait maintenant plusieurs mois qu’il n’avait pas bénéficié d’une compagnie féminine.
La rue où Rhys le conduisit ne se distinguait pas de ses voisines. Étroite et tortueuse, seuls ses côtés étaient pavés et il valait mieux éviter de marcher en son milieu où peinait un ruisselet censé emporter les ordures jusqu’à la rivière. L’heure tardive ôtait le peu de lumière que les maisons recevaient dans la journée. L’avancée des toits grignotait la clarté, même au mitan du jour. La demeure devant laquelle ils s’arrêtèrent se singularisait par son enduit d’ocre rouge. En chemin, ils étaient passés devant plusieurs devantures semblables. Le Nextiian avait expliqué que le décret qui obligeait les prostituées à se teindre les cheveux s’appliquait aussi à la façade de leurs logis. Deux torches fixées de part et d’autre de la porte signalaient qu’il s’agissait de lieux ouverts aux passants en quête de plaisirs. Les demeures honnêtes s’ensevelissaient dans l’obscurité dès la nuit venue. Au contraire, les tavernes et les demeures des prostituées attiraient les chalands par une illumination révélatrice.
Ici, cependant, pas de torches pour éclairer la rue et guider le pas des clients...
— La belle Fallianha n’a pas de clients, seulement des habitués. Et elle a suffisamment de bons amis bien placés pour passer outre à quelques obligations, précisa Rhys.
Il toqua à la porte agrémentée d’un judas grillagé. Elle s’ouvrit presque aussitôt. Ils pénétrèrent dans un couloir longeant une pièce étroite, la loge du gardien. Celui-ci, un géant au crâne lisse, hocha la tête et se contenta de marmonner :
— Montez.
Il regarda à peine Cyril et retourna dans sa tanière dès que les visiteurs eurent entamé l’ascension des marches patinées par l’usage. Le Lusitaan parcourut d’un regard critique les murs chaulés que n’égayait aucune décoration. Cependant, un effluve plaisant accueillait les visiteurs, mélange de fleurs d’oranger et d’une senteur épicée qu’il ne reconnaissait pas. Une mélodie légère leur parvint. Ils accédèrent à un palier désert, face une porte sous laquelle passait un rai de lumière vive. A nouveau, Rhys frappa. Un rire étouffé précéda l’ouverture du battant. Une bouffée de tiédeur parfumée enveloppa les deux hommes.
— Cher Rhys, tu as bien failli me faire attendre.
Une jeune femme aux cheveux frisés de la couleur des fraises tira le Comte de Sassy par le bras mais ce n’était pas elle qui avait parlé. Une autre Louve, assise devant une tablette, observait les arrivants par le truchement d’un miroir. Cyril y croisa son regard intense cerné de fard noir. La femme posa la brosse avec laquelle elle venait de discipliner la somptueuse cascade rouge sombre de sa chevelure. Elle arrangea celle-ci sur ses épaules nues comme si elle les recouvrait d’une cape et se leva. Un frisson parcourut l’échine du jeune homme tandis qu’elle s’approchait à pas lents et savamment sensuels. Une robe de dentelle noire épousait les courbes de son corps mais ne révélait pas plus que nécessaire pour exciter le désir. Elle saisit le menton de Rhys et l’embrassa longuement, suffisamment longtemps pour que Cyril se sentît gêné. Enfin, elle lui glissa un regard inquisiteur.
— Voilà donc le fameux Lusitaan. Rhys m’a beaucoup parlé de toi.
Cyril devina où son ami avait passé la nuit précédente. Il ne l’en blâma pas. L’hôtesse était superbe. Le jeune homme ne trouva pas sur le moment un terme plus approprié pour la décrire. Le fin visage offert dans l’écrin de ses lourdes boucles, les yeux à la couleur étrange, plus jaunes que noisette, et les dents blanches et pointues découvertes dans un sourire gourmand provoquaient plus que son intérêt. Il rétorqua :
— Voilà donc la fameuse Fallianha. Rhys m’a un peu parlé de toi
— Oh ! Rhys ! J’espérais de ta part un concert de louanges.
Elle fit mine de griffer la joue du Nextiian puis se rapprocha de Cyril.
— Et que t’a-t-il dit à mon sujet ?
— Que tu avais une haute idée de toi-même.
La Louve éclata de rire, surprenant Rhys plus que Cyril. Elle tendit le bras, posa ses doigts sur les lèvres de l’étranger et plongea son regard fascinant dans le sien.
— Tes yeux d'un bleu presque violet m’agréent. Et tu as la langue bien pendue. Je ne peux que souhaiter qu’elle se montre tout aussi habile en d’autres jeux.
Le Lusitaan se contenta de sourire de peur que sa voix ne trahît l'émoi que le contact des longs doigts attisait en lui.
— Rhys, tu ne m’en voudras pas, très cher, si je te cède pour une nuit à ma délicieuse Sonjia. Elle rêve depuis longtemps de faire plus intimement ta connaissance.
Gloussant et minaudant, la fille aux cheveux couleur de fraise encercla de ses bras nus la taille du jeune homme et l’entraîna à sa suite dans une chambre attenante. Cyril entrevit un lit aussi vaste que celui qui meublait la pièce où il demeura en la seule compagnie de Fallianha. L’appartement s'avérait bien plus luxueux que ne le laissait supposer l’entrée. Des fresques aux coloris un peu trop criards couvraient les murs. Les scènes habilement représentées faisaient écho au gagne-pain des occupantes de la maison. Sans doute, leur réalisme servait-il à ranimer l’ardeur défaillante de certains clients. Quant au mobilier entassé dans les deux chambres, il témoignait de la richesse de leur propriétaire. La loi assignait les Louves à résidence dans les faubourgs où l’espace était restreint. Elles narguaient cette hypocrisie officielle en ornant leurs logis de meubles et d’objets de grand prix. Les commodes marquetées, les coffres aux ferrures dorées, les guéridons surchargés de cassettes laquées et de services à liqueur laissaient peu de place pour accéder à la couche. Fallianha guida Cyril entre les précieux bibelots et le fit asseoir au milieu des coussins de soie colorée jonchant le lit. Elle émit un rire de gorge, presque un roucoulement. Le jeune homme y dénota toutefois une touche de mépris. Il comprit rapidement pourquoi.
— On dit que tu étais le mignon de ta souveraine, railla-t-elle sans préambule.
Sans attendre de réponse, elle s’installa près de lui en le regardant de biais. Son rire avait déplu à Cyril mais l’avait aussi émoustillé. Il ne repoussa pas les doigts qui s’insinuaient dans le col de sa tunique, ni la main qui se posait sur son genou.
— Qu’est-ce qui te ferait plaisir ? susurra à son oreille la voix sensuelle de la femme.
Sa main gravissait lentement la cuisse du jeune homme qui retint un soupir où l’agacement le disputait au trouble. L’ancien favori d’Aminta éprouvait quelque méfiance à l’égard de la Louve. Le pouvoir qu’elle détenait sur ses sens offusquait sa raison. Il esquissa le geste de repousser la main qui avait atteint son objectif mais ne le finalisa pas. Elle lui mordilla l’oreille et la chair tendre du cou. Il ferma les yeux et s’abandonna aux caresses expertes de la Louve. Il serait bien temps, un peu plus tard, de reprendre la direction des opérations.
— Cyril ?
— Mmmh ?
— Le jour se lève et ton ami t’attend. N’as-tu rien à faire au Palais aujourd’hui ?
Le jeune homme dégagea son nez du coussin un peu trop moelleux où il avait enfoui sa fatigue après les ardeurs partagées avec la voluptueuse Louve. Il s’étira longuement, bâilla puis se retourna sur le dos. A genoux près de lui, Fallianha l’observait. Son visage encadré par les longues boucles rouges qu’elle venait manifestement de brosser ne reflétait aucun de ses sentiments, si tant est qu’elle en éprouvât. Il aurait fort bien pu être un insecte dont elle aurait considéré les évolutions ou jaugé la brillante carapace.
— Rien, en tous cas rien d’aussi intéressant que ce que nous avons fait cette nuit dans ton lit.
— Ne dois-tu pas aller courtiser son Excellence le Régent ?
— Les rumeurs vont aussi vite à Kurvval qu’à Nestoria, dirait-on ? A moins que Rhys n’ait un peu trop bavardé...
La jeune femme secoua la tête. Un petit sourire entrouvrit ses lèvres sur des dents que Cyril revit en train de le mordre presque férocement au paroxysme du plaisir. Si elle feignait, elle le faisait admirablement.
— Ne médis pas de Rhys. Tu as produit un grand effet sur lui. Pourquoi, je l’ignore. Il n’est pas du genre à donner son amitié au premier venu.
Le Lusitaan émit un petit rire.
— Mais je ne suis pas le premier venu !
— Tu as une haute idée de toi-même.
Elle lui retournait la pique qu’il lui avait lancée la veille. Il ne démentit pas.
— Je ne suis pas assez hypocrite pour feindre la modestie.
Fallianha s’installa sur les hanches de Cyril et appuya ses paumes sur la poitrine nue de son amant. Il sentit s’éveiller sa virilité mais se contraignit à ne pas bouger. Ses yeux fauves plongés dans les siens, la Louve l’interrogea, baissant la voix comme pour l’inciter à partager un secret.
— Ne l’avais-tu pas déjà, auprès de ta Suprême, ce pouvoir que tu viens chercher ici ? Pourquoi l’as-tu lâché ? Pourquoi t’es-tu conduit comme un enfant gâté ?
L’exilé inspira profondément, par deux fois, pour juguler la colère que cette attaque inattendue avait provoquée. Puis il rétorqua sèchement :
— C’est ce que l’on dit de moi à Kurvval ? Qu’en savent tous ces Nordiques ? Aminta a cédé devant les pressions des Grands Vassaux et de son consort plutôt que de défendre notre amitié. Le Prince l’a emporté sur moi uniquement parce qu’il a enfin réussi à l’engrosser. Je ne réclamais pas le pouvoir, seulement la loyauté. Je voulais ce commandement parce qu’il aurait montré à tous qu’Aminta n’avait pas changé à mon égard. Et que j’étais autre chose qu’un favori décoratif ! Mais elle a mis mon sang nextiian en avant pour me le refuser. Pour me renier.
Cyril avait fermé les yeux, serrant les paupières jusqu’à voir des étincelles pourpres traverser la nuit de ses souvenirs. Il se détendit lentement sous les mains habiles de Fallianha qui, peut-être compatissante, lui malaxait doucement les épaules.
— Et Hodin Angon de Lesstrany ? Tu recherches son amitié ?
— Non, grogna-t-il. Mais il est mon parent et grâce à lui, j’acquerrai le pouvoir. C’est cela que je veux désormais.
— Le pouvoir de te venger ? demanda-t-elle dans un souffle.
Il ne répondit pas et repoussa les mains caressantes et la tentation de coucher sous lui l’ensorceleuse.
— Comme tu me l’as dit tout à l’heure, Rhys m’attend. Pour cette nuit, que...
Il hésitait à aborder la question de la rétribution des services de la Louve. Consciente de son embarras, elle l’interrompit :
— Considère-moi comme un présent de ton ami Rhys. Il a réglé ma prestation la nuit dernière.
— Je lui suis donc redevable. Mais j’ose espérer que ta porte me restera ouverte.
Sans mot dire, elle sourit et se leva, vêtue seulement de sa flamboyante chevelure. Il se leva à son tour et l’embrassa sur les lèvres. Elle recula prestement et lui tendit ses vêtements.
— Tu le verras bien lorsque tu viendras y frapper.
Cyril saisit ses habits froissés par le peu de cas qu’il en avait fait la veille. Les revêtir ne lui prit guère de temps. De ses doigts écartés, il disciplina ses cheveux puis il enfila ses bottes après les avoir récupérées sous le lit. Sous le regard en apparence indifférent de la jeune femme, il mordit dans une brioche, relief de la collation qu’ils avaient partagée entre deux ébats amoureux. Pour clore son rapide repas, il se servit une pleine coupe de vin et la vida d’un trait. Il attrapa ensuite le manteau qu’il avait abandonné sur un coffre. Puis il s’inclina profondément devant la Louve.
— Fallianha, la haute idée que tu as de toi-même me semble désormais tout à fait justifiée. Tu en remontrerais à l’ardente Diccia, la sœur du Prince Erri.
— Lui as-tu fait l’amour ? On la dit fort belle...
— Non ! Ce n’était pourtant pas l’envie qui lui en manquait. Quant à sa beauté, elle m’apparaît maintenant bien fade à côté de la tienne, comme le lune auprès du soleil.
Elle plissa les yeux.
— Je n’aime pas les flatteurs. Ils ne recherchent que leur avantage.
— Je ne l’ai jamais été, même avec Aminta.
La jeune femme prit le visage de son amant entre ses mains et déposa un baiser sur ses lèvres.
— Viens la quatrième nuit de chaque semaine. Je ne reçois personne ce soir-là.
— Je viendrai... et je te couvrirai de cadeaux. J’attends seulement que Lesstrany m’achète à un bon prix.
Fallianha ouvrit la porte et le poussa dehors en souriant.
— Va donc lui faire ta cour, Lusitaan ! Et reviens-moi, avec ou sans cadeau !
Rhys guettait la sortie de son ami à l’angle de la ruelle. Il lui saisit le bras et l’entraîna d’un pas rapide vers la cité.
— Les généreuses cuisses de Fallianha t’ont retenu bien après le lever du jour !
— Pas seulement ses cuisses, bien qu’elles vaillent le détour à elles seules, répliqua Cyril avec un soupir laudatif.
— Toi qui n’étais pas très chaud pour m’accompagner, te voilà enflammé.
Cyril passa un bras sur les épaules du Nextiian.
— Laisse-moi t’exprimer ma gratitude ! Mais n’es-tu pas... enfin, n’est-elle pas ta maîtresse ?
— Fallianha est une Louve. Je serai bien bête de me montrer jaloux. Et Sonjia m’a paru tout à fait charmante. J’ai passé moi aussi une excellente nuit. À ce propos, n’as-tu pas faim ? Moi, ça m’a creusé l’estomac.
À quelques rues de là, le Comte de Sassy poussa la porte d’une taverne. Les deux hommes pénétrèrent dans une salle toute en longueur. Peints en blanc, les murs et les intervalles entre les poutres du plafond rehaussé apportaient une agréable clarté. Des senteurs appétissantes accueillirent les jeunes nobles affamés. Une matrone au giron confortable vint au devant d’eux avec un large sourire. Rhys la salua familièrement :
— Ma bonne Cathau ! Belle journée ! Te portes-tu bien depuis ma dernière visite ?
La femme rit de toutes ses dents qu’elle avait fortes et bien plantées.
— Mon Seigneur, fort bien, comme vous le voyez. Et, qu’Hanoréan en soit remercié, les affaires sont florissantes.
Elle désigna les clients matinaux qui, attablés devant une chopine ou une soupe fumante, emplissaient la salle commune d’un brouhaha de bon aloi. Cyril jugea que le dieu incarnant la chance avait moins d’influence sur la fréquentation que l’amour bien connu des Nordiques pour les boissons fermentées. De plus, le froid du petit matin incitait peu à battre le pavé des rues. À cette heure, le Lusitaan se sentait plus attiré par un potage bien chaud que par une de ces bières fortes et âpres qu’affectionnaient les Nextiians. Il répondit au sourire de la tavernière. La femme ne cachait pas sa curiosité à l’égard du compagnon du Comte de Sassy. Rhys le présenta rapidement puis en vint à l’essentiel :
— Mon ami et moi-même avons passé une nuit des plus divertissantes. Aussi, nous apprécierons des nourritures roboratives servies dans l’une des petites salles.
— Je me disais bien que vous n’étiez pas venus vous perdre dans le faubourg pour la seule joie de ma compagnie ! plaisanta la brave femme avec une liberté de ton qui amusa Cyril. Montez, montez, Seigneur Rhys. Les petites salles sont toutes libres mais prenez plutôt celle qui donne sur l’arrière. Je vous prépare un bon plateau. En attendant, voici de quoi boire.
Les mains lestées d’un cruchon et de deux timbales en étain, ils suivirent les recommandations de Cathau. Le salon privé du premier étage était une pièce toute simple mais convenable. Les murs passés à la chaux s’ornaient d’une discrète frise ocre. Une unique fenêtre s’ouvrait face à la porte. Ses carreaux se couvraient d’une buée qu’expliquait la présence d’un petit poêle de faïence bleue. Le bois qui y brûlait dégageait une agréable odeur résineuse. Tandis que son ami emplissait les gobelets d’une bière claire, Cyril se rapprocha de la croisée, frotta l’une des vitres dont les bulles d’imperfection déformaient un peu la vue. L’arrière des demeures voisines arrêtait rapidement l’œil. En contrebas, il ne distingua pas grand-chose, hormis un arbre dépouillé de ses feuilles, vraisemblablement un pommier. Il déployait ses branches torses au-dessus d’une terre noire où perçaient quelques brins d’herbe. De hauts murs enfermaient le jardinet, le séparant d’enclos semblables. Cyril suivit du regard les déplacements sautillants d’un oiseau solitaire, petite boule de plumes grises à la recherche de nourriture. Il laissa échapper un soupir.
Rhys lui lança :
— Fatigué ?
— Non, le détrompa le Lusitaan en prenant place sur une chaise paillée. Je pensais à ma province natale... à son ciel souvent bleu, à ses arbres toujours verts, à ses hivers jamais vraiment froids...
— Tout ça te manque ?
— Je ne le nierai pas, reconnut-il avec un nouveau soupir. Tu sais, je n’ai pas choisi l’exil. Il m’a été imposé. Je suis à demi Nextiian mais je n’ai jamais vécu ici.
— Attends de voir la belle saison, s’enthousiasma son ami. Nous irons chasser dans les forêts verdoyantes sous un ciel peut-être pas aussi bleu que le tien mais tout aussi agréable. Tu n’as pas idée des fleurs qui couvrent nos prairies dès que le temps se radoucit.
Cyril esquissa un sourire mélancolique.
— Tu me donnes surtout envie de les survoler, tes forêts et tes prairies. Voler me manque encore plus que mon Lindia. J’espère que Angon me laissera accéder rapidement à une Sciathánn. Je me contenterais même d’une vieille machine.
Rhys appuya les coudes sur la table qui les séparait, croisa les mains et y posa son menton. Son regard s’évada.
— Voler... j’aurais aimé en être capable. La Fæbhair ! Pourquoi certains l’ont-ils et d’autres pas ? Les Dieux se sont montrés généreux mais avec si peu d’élus ! Je t’envie. Comment ça fonctionne vraiment ? Et d'où ça vient ?
— En fait, les origines de ce don demeurent mystérieuses, même pour les savants qui se sont penchés dessus et ont écrit beaucoup de livres à ce sujet. Ils masquent leur ignorance en invoquant les Dieux et les légendes. Et puis c’est difficile sinon impossible de partager son expérience avec un non Avian. Tiens, déjà, ce nom-là est celui que vous, les Gnáthdhaoine, vous nous donnez. Entre nous, nous nous nommons les Fær Thuás, qu'on peut interpréter par « homme au-dessus » ou encore Fær Sa Spéir, « homme dans le ciel ».
— Les Gnáthdhaoine ?
— Les gens ordinaires, si tu préfères, traduisit Cyril, avec un sourire malicieux qui empêcha le Nextiian de se sentir humilié. Écoute, pour te remercier de ton accueil, je vais te révéler un peu plus que ce que les Gnáthdhaoine sont censés connaître. Nous, les Thuás, nous utilisons pour qualifier ce qui nous touche de près des mots issus d’une très ancienne langue, l’Éirænn. Malheureusement, nous ignorons presque tout sur le peuple qui la parlait. Tout au plus, pouvons-nous nous livrer à des suppositions. Par exemple, le choix de ce langage pourrait expliquer les origines de notre don. Les NahÉiræn auraient bénéficié de ce pouvoir et nous, les détenteurs de la Fæbhair, serions leurs descendants. Rien de solide n’a été retrouvé pour étayer cette thèse, ni cités en ruines, ni écrit, mais elle a de quoi séduire.
— En effet. Mais, dis-moi, comment expliques-tu que bien peu parmi nos contemporains en soient dépositaires.
— Eh bien, sans doute faut-il un concours de caractéristiques pour qu’apparaisse la Fæhbair ? Des particularités mentales et physiques : as-tu remarqué que tous les Avians sont de haute taille ? En as-tu vu des dodus ? Et pourtant, je peux t’affirmer que certains dévorent comme des loups. Et puis, nous sommes réputés pour notre arrogance.
— La question est de savoir lequel procède de l’autre : êtes-vous Avians ou plutôt Fær Thuás, parce que vous naissez pleins de morgue ou bien devenez-vous pourris d’orgueil parce que vous planez au-dessus de nous, pauvres Ga... Gnáthdha... oine ? Vous auriez pu choisir des termes plus faciles à prononcer, quand même !
Tous deux éclatèrent de rire puis Cyril reprit le fil de ses explications :
— Tu sais qu'il existe deux degrés dans la Fæhbair : une forme plus frustre utilisée pour actionner les navires à aubes ou des convois de charrettes et la Fæbhair supérieure, uniquement dévolue aux Fær Thuás. Elle porte le nom d’Ardchænnas. On l’appelle aussi « Cumhácht níos airde ».
— Et cela signifie quelque chose dans notre langue de barbares ?
— On peut traduire le premier terme par « suprématie » et le second par « puissance plus élevée ».
Rhys leva son verre en ricanant :
— Quand on parle d’arrogance !
— Firtalamh, ta jalousie s’exprime par l’injure ! objecta Cyril en choquant son propre verre contre celui de son ami.
— Firtalamh ? Je crains de ne pas vouloir connaître le sens de ce mot.
— Tant pis. Sinon je t’aurais appris que c’est ainsi que nous qualifions ceux qui combattent à terre, les rampants !
Rhys fit mine de jeter le contenu de son gobelet au visage du Lusitaan mais il venait de l’assécher et seules quelques gouttes atterrirent sur la table. D’un air contrarié, il fixa le récipient vide et corrigea aussitôt ce défaut en y vidant le reste de la cruche.
— Continue ! Le Firtalamh ignare que je suis boit tes paroles.
— Les Iompróiri, c'est-à-dire les charreliers, et les Mhairnéalaighqui actionnent les navires à aubes, ne pourraient prétendre piloter nos Sciathánn, nos Ailes. Par contre, nous pourrions, si nous le voulions, mouvoir convois et navires.
— Ce qui est hors de question, je suppose. Bon, arrête de tourner autour du pot, je brûle de savoir comment ça fonctionne.
— Je vais essayer. Sache que nous bénéficions d’une vision intérieure qui nous relie à notre Sciathánn. Une fois passés le bandeau de tête et le harnais de vol, un Thuás ne fait plus qu’un avec sa machine. Bon, figure-toi une tapisserie tissée de nombreux fils aux couleurs chatoyantes, dont certaines n’ont même pas de nom. Maintenant, représente-toi des étincelles qui courent le long de ces fils au gré de ton esprit. C’est le Líonra. Notre cerveau envoie des ordres sous forme d’impulsion à travers ce réseau dans des directions bien définies. Nous sommes ainsi en liaison avec chaque partie de la machine, à tout moment, même la plus insignifiante. Par le seul pouvoir de notre esprit, nous volons, virons, plongeons, grimpons tels de magnifiques oiseaux de proie. Lorsque je vole, plus grand-chose d’autre n’a d’importance.
— Comment as-tu su que tu avais le don ?
— C'est comme une évidence. Adolescent, j'ai commencé à avoir des rêves, des visions assorties de migraines, du moins au début... des nausées aussi. Parfois, je n'avais même pas le temps de me jeter à bas du lit pour vomir. Quelque temps, on a cru que j'étais assez sérieusement malade. Je ne pouvais ni expliquer ni comprendre ce qui m'arrivait. Mais c'étaient des rêves magnifiques. Peu à peu, tout est devenu clair pour moi : je détenais l'Ardchænnas. Une voix dans ma tête me le martelait. Je n'avais aucun doute sur mon destin.
— On dit que tu es particulièrement doué.
— On le dit aussi de Ganrael de Lesstrany.
— Méfie-toi de lui. Mais ai-je besoin de te mettre en garde ? Tu as pu en juger par toi-même.
— Mmm, se contenta de marmonner Cyril qui attendait la suite.
— Violent et pervers. Qui plus est, un provocateur. Sans pouvoir le prouver, on lui attribue plusieurs morts suspectes. Il se délecte de la souffrance des autres, humaine ou animale. Un vrai fils de Belhial !
Le Dieu à qui revenait la tâche macabre de ramasser les cadavres de ceux qu’une mort brutale avait emportés, méritait sa réputation de cruauté. Son goût prononcé pour le sang humain était satisfait chaque fois qu’une guerre ou qu’un crime souillait le sol. Cyril hocha la tête avec conviction bien qu’il prît l’exclamation de Rhys plus pour une image que pour une réalité. Néanmoins, le Nextiian semblait convaincu que la filiation était tangible. Ses croyances s’entachaient de superstitions qui, par moment, agaçaient son ami.
— Est-il vrai que sa mère était folle ?
— Elle n’a pas vécu assez longtemps pour qu’on puisse l’affirmer... mais certains murmurent le plus bas possible qu’elle n’a pas succombé lors d’un accouchement difficile. Son propre époux s’en serait débarrassé avant d’en être embarrassé.
— Belle famille !
— Mais n'en fais-tu pas partie, monsieur le petit cousin du Régent ? railla le Comte de Sassy.
— Ce qui m’apparente aussi au petit Roi, mon cher Rhys. Parle moi donc de l’enfant, toi qui es de son parti, demanda Cyril sans relever la pique.
— Dois-je te parler de Cosme, toi qui es du parti du Régent ? rétorqua le jeune Nextiian.
Sous l’ironie de la réplique, l’exilé décela une retenue. Il comprit que Rhys échouait à lui accorder totalement sa confiance. Il ne lui en voulut pas. N’avait-il pas proclamé ses ambitions ? Il adressa un éclatant sourire à son ami.
— Le seul parti que je revendique, c’est le mien.
À cet instant, deux coups discrets à la porte interrompirent leur conversation. Sur l’invite de Rhys, une fille d’auberge pénétra dans le salon, chargée d’un lourd plateau. Le jeune homme se leva d’un bond et la déchargea du fardeau qu’il posa sur la table. Il glissa une pièce d’argent à l’accorte servante et en profita pour lui dérober un baiser. Rougissante, elle ne le repoussa pas, pas plus qu’elle n’éloigna les mains qui s’aventuraient sur sa gorge. Rhys la poussa doucement dehors en riant :
— Ta mère devrait te surveiller mieux, ma belle. Tous les hommes ne sont pas aussi respectueux que moi.
— C’est la fille de la tavernière ? s’enquit Cyril tout en examinant le contenu des plats et des terrines d’où s’échappaient d'alléchants fumets.
— La plus jeune. Les autres sont mariées. Un beau morceau, ma foi ! Elle ferait volontiers la bête à deux dos avec moi mais je ne crois pas que Cathau, toute affectionnée qu’elle me soit, apprécierait que sa fille perde son pucelage avant le mariage ! Même dans les bras d’un Comte.
— Sauf bien sûr si tu l’épousais !
Cyril s’étonna de voir son ami se rembrunir.
— Désolé, s’empressa-t-il de dire, je ne voulais pas te blesser.
Le Nextiian secoua la tête puis haussa les épaules.
— Tu ne pouvais pas savoir, Cyril. J’ai été marié. J’avais vingt-trois ans et Maellie dix-sept. Nos parents avaient arrangé ce mariage mais elle m’a séduit par sa grâce et sa gentillesse. Elle est morte en couche. Elle n’avait pas encore atteint dix-neuf ans. L’enfant, un garçon, ne lui a pas survécu.
— Je suis navré, Rhys.
Le Nextiian eut un geste désabusé.
— Ne te tracasse pas pour ça. Cinq ans ont passé depuis. Mais je ne suis pas pressé de me remarier.
Rhys se rassit et se tailla une large part de pâté de volaille aux épices. Il l’assortit d’une tranche de pain et l’entama avec un évident plaisir. Cyril décida de se servir un bol de potage de poule au chou avant de passer à des nourritures plus consistantes. Il le fit suivre d’une copieuse part de tourte aux abats et d’une terrine de veau aux poireaux tandis que Rhys reprenait une portion de pâté.
— Cette bonne Cathau est une fameuse cuisinière ! s’exclama le Nextiian en se léchant les doigts.
Puis il empoigna la cruche emplie à ras bord de bière mousseuse et versa le liquide ambré dans les gobelets d’étain.
— Elle ne lésine ni sur la qualité ni sur la quantité. Alors, pour faire descendre cette riche nourriture, rien de tel qu’une bonne bière brassée sur les plateaux du Vent Jaune. On y cultive la meilleure orge et les hommes y ont un savoir faire ancestral dont ils gardent jalousement le secret. Goûte-moi ça !
Cyril trempa ses lèvres dans la boisson amère. Né dans un pays de vignes, il connaissait peu sinon pas du tout les caractéristiques d’une bière de qualité et voulait bien croire Rhys sur parole. Il vida son gobelet et acquiesça, à demi sincère :
— Elle est très bonne.
Puis, tout en attrapant un petit fromage rond à la croûte fleurie, il revint sur le sujet de leur précédente conversation :
— Nous parlions de Cosme tout à l’heure. Je t’avoue que ce garçon m’intrigue. Est-il vraiment faible d’esprit comme on le dit en Lusitaan ?
Rhys fronça les sourcils.
— Cosme n’est pas idiot ! Il souffre de crises nerveuses qui le laissent épuisé et sans vigueur mentale. Il agit souvent comme un enfant capricieux. Pourtant, lorsqu’il va mieux, c’est un garçon attachant. Et il n’a pas toujours été ainsi. Ces troubles sont apparus progressivement vers l’âge de douze ans. Certains disent qu’il n’a pas supporté la disparition tragique de ses parents, d’autres que la puberté a déclenché une maladie mentale latente. Il a maintenant quatorze ans. Dans un an, il sera déclaré majeur mais les prévisions sur sa santé m’inquiètent. On peut craindre qu’il ne vive pas longtemps. S’il disparaît...
— Le Régent monte sur le trône et après lui Ganrael.
— Oui, approuva sombrement Rhys. L’avenir avec les Angon de Lesstrany, c’est l’opposition décimée et la guerre assurée. Hodin rêve de conquérir le Lusitaan. Pour commencer. Avec Ganrael, ce sera pire, il est bien capable de provoquer par ses exactions une guerre civile. Son père le contrôle à peu près mais si jamais ce furieux devient Roi...
— Il existe une autre solution, suggéra Cyril avant de mordre à pleines dents dans le fromage.
La saveur en était forte mais plaisante. Tout comme l’idée qui venait de germer dans son esprit. Rhys l’interrogea du regard.
— Par ma mère, je possède une part de sang royal nextiian. Je peux donc prétendre au trône. Et il me semble bien que je suis le troisième sur la liste. Qu’en penses-tu ? Ne vois-tu pas en moi un meilleur choix que Ganrael ? Tiens, si tu m’aides à m’asseoir sur le trône de Nextiia, je ferai de toi mon Premier Conseiller.
D’abord interloqué, le Comte de Sassy finit par éclater de rire.
— Pendant un instant, j’ai bien cru que tu parlais sérieusement. Cyril, fais quand même attention avec qui tu plaisantes. Certains n’ont aucun humour.
— Ganrael, par exemple. Ne t’inquiète pas pour moi. Je n’aime rire qu’avec ceux que j’apprécie.
Il se resservit à boire et dégusta sa bière en essayant d’apprivoiser le goût un peu sauvage de cette boisson inhabituelle. Puis il retourna sa timbale vide sur le plateau et précisa :
— Le petit Roi m’intéresse. Pas pour prendre sa place, rassure-toi. Je veux les avantages du pouvoir et pas du tout les inconvénients. Celui qui règne a les uns et les autres. Le favori ou l’ami n’a par contre aucune décision trop sérieuse à assumer. Je vais devenir le favori de Hodin Angon de Lesstrany. Mais j’espère aussi devenir l’ami de Cosme.