Les Ailes du Traître les chapitres 11 & 12

Chapitre onze

 

Quelques nuages cotonneux voguaient paresseusement dans le ciel d’un bleu presque méridional. Cyril les suivit du regard et estima la vitesse des vents d’altitude : idéale pour la mission que lui avait confiée, ou plutôt imposée, Hodin Angon de Lesstrany.

Il reporta son attention sur le Thuás en tenue de vol qui attendait qu’il se décidât à appeler le personnel au sol afin de les aider à se harnacher. Son cluasáin noir luisant coincé entre son bras et son flanc, une jambe légèrement avancée comme s’il se préparait à un assaut à l’épée, Ganrael lui rendit froidement son regard. Il ne prenait pas la peine de cacher son aversion. Un bref sourire plissa les commissures des lèvres de Cyril sans monter jusqu’aux yeux. Le message transmis s’affichait dans toute son arrogance : « Ton opinion m’importe peu, mon cousin. »

— Vous êtes prêt, Leifteanant Ceannasaith ? Bien, allons-y !

— Parfaitement prêt, Ceannasaith.

La faveur du Régent avait accordé au transfuge lusitaan un grade supérieur à celui de son propre fils. Pragmatique, Hodin Angon de Lesstrany s’embarrassait peu de sentimentalisme. Il savait que la Cumhácht níos airde du Duc de Fershield-Veel ne connaissait d’équivalent ni en Nextiia ni en aucune des nations alentour. Peut-être, dans l’un des ces royaumes lointains que d'aventureux navigateurs, volontiers vantards, avaient un jour approchés, un Fær Thuás égalait ou, se peut, surpassait le génie de Cyril. Mais le jeune homme en doutait. Sa conviction procédait de ce qu’il avait découvert au sujet de ses aptitudes. Bien évidemment, il n’avait parlé à personne de sa capacité à s’affranchir du Líoran, à intégrer plus intimement le système de la Sciathánn. Il avait mis à l’épreuve ce don au cours de nombreux Eitilt aónais effectués la plupart du temps en direction du nord, vers lequel il se sentait inexplicablement attiré. La Fráma de la machine prolongeait idéalement ses nerfs et ses os, au point que la séparation en devenait douloureuse. Ce n’était plus une vision symbolique mais une réalité. Le temps de réaction dans les manœuvres et en combat s’en trouvait presque aboli. Désormais, il maîtrisait cet avantage d’autant plus précieux qu’il demeurait secret. Il lui restait à explorer toutes les facettes de sa Cumhácht níos airde, certain qu’elle lui réservait de formidables surprises. Le don qui lui permettait de piloter n’importe quelle Sciathánn sans nécessité de régler le harnais sur son Ardchænnas ouvrait des perspectives passionnantes.

Néanmoins, Ganrael possédait la même faculté. L’examen de cette complication devrait attendre. Pour l’heure, tous deux allaient s’élancer vers le bleu pur du ciel et Ganrael mettrait en pratique la figure dont il avait étudié la théorie en compagnie de son instructeur forcé, la fameuse vrille descendante,la Tendril síos. Ils commenceraient par la Tendril suás, lavrille montante, moins technique et surtout, moins périlleuse.

— Ó an domhain dhá cuileog sa spéir dá chéile.2

Le fils du Régent jeta vers Cyril un regard interrogateur mais ne lui demanda pas la traduction précise des mots qu’il venait de murmurer. Le transfuge lusitaan ne la lui proposa pas non plus. Il avait rapidement remarqué combien était sommaire la connaissance de l’ancienne langue parmi les Thuás nextiians. Leur vocabulaire se réduisait aux termes techniques et Cyril ne les avait jamais entendus formuler une seule phrase. Lui-même n’aurait pu soutenir une véritable conversation en Éirænn si tant est qu’il existât encore des gens parlant cette langue. Mais il s’était fait un point d’honneur d’en apprendre autant que possible sur le peuple dont il était convaincu qu’il était à l’origine des Thuás. Il venait de citer un vers tiré d’un poème dont seuls quelques fragments avaient traversé les siècles. Il lui avait paru approprié, car, malgré leur antagonisme, Ganrael et lui étaient les plus doués des Fær sa Spéir connus. Voler en sa compagnie ne pouvait qu’apporter un plaisir redoublé par la saveur du risque.

 

Une fois que les rampants les eurent reliés à leurs machines, les deux pilotes prirent rapidement leur envol. Le temps favorable leur épargna les procédures d’évitement des courants traîtres qui balayaient le sol lorsque le froid ou la pluie s’abattaient sur la région. Ils jaillirent vers le ciel tels deux oiseaux de proie prenant leur essor. Presque aussitôt, d’un sifflement modulé, Cyril donna l’ordre à son compagnon d’entamer la vrille montante. Le bref coup de sifflet émis par Ganrael précéda son exécution presque parfaite de la figure imposée. La Tendril suás ne présentait que l’intérêt d’une phase d’exercisation dans l’acquisition de la Tendril síos : elle ne procurait pas un avantage suffisamment conséquent par rapport à une ascension plus conventionnelle pour que l’on se risquât à l’utiliser en combat.

Cyril exécuta la même figure et rejoignit son élève, plus lent. Le soleil se reflétait sur la visière de Ganrael, empêchant le Ceannasaith de déchiffrer l’expression de son cousin. Il lui sembla toutefois que la tension qui habitait le corps musclé moulé dans la combinaison noire procédait du dépit d’avoir été aussi vite rattrapé. Mais il passa outre et flûta son approbation. Ganrael n’était, après tout, qu’un élève comme un autre, même si son talent dépassait de beaucoup celui des jeunes Thuás dont le Régent lui avait confié la formation. Il avait vite jugé que les pilotes nextiians, malgré leurs rodomontades, n’avaient pas lieu à se croire supérieurs en technique à leurs homologues lusitaans. Seules les en distinguaient une férocité et une témérité qui pourraient bien leur offrir l’avantage en Troidænna3.

Cyril rectifia son opinion en voyant son compagnon de vol entamer de son propre chef une nouvelle vrille et s’élever sans difficulté dans l’air transparent. Ganrael lui était apparenté et cet état de fait compliquait grandement leurs relations. Il décida qu’à l’avenir, il ne tiendrait plus le rôle d’instructeur à l’égard du fils de Hodin Angon de Lesstrany. Lorsqu’il avait accepté le marché, il devait assurer sa position auprès du Régent. Tel n’était plus le cas : Ceannasaith, Duc depuis peu et doté d’un domaine aux riches potentialités, il se tenait au plus près du trône. Hodin Angon de Lesstrany acceptait de sa part une certaine dose d’arrogance, tout en suggérant d’un mot bref ou d’un regard appuyé qu’il ne tolérait pas tout de son protégé. Cyril appréciait leurs rapports tel un équilibriste sur son fil : avec l’incomparable frisson du danger effleuré à chaque pas. La présence de Ganrael, brûlot de haine, pimentait encore l’affaire.

Il ricana sous sa visière : fallait-il que son esprit fût dérangé pour qu’il prisât autant le péril dans lequel il s’était jeté tête la première ? Puis il consacra son attention à son cousin qui battait lentement des ailes pour se maintenir en altitude.

Le Ceannasaith fendit l’air froid et sec. La Saighde, figure en flèche, le propulsa, ailes tendues en pointe, à une vitesse proprement stupéfiante. Il ne s’immobilisa qu’à courte distance de Ganrael et constata, non sans déconvenue, l’impavidité de ce dernier. Il avait compté le forcer à s’écarter par peur de la collision mais le Leifteanant Ceannasaith n’avait pas esquissé la moindre reculade.

D’un sifflement prolongé suivi d’une torsion de la main droite vers le bas, le Ceannasaith indiqua à son subordonné qu’il avait l’intention de descendre en vrille. Un autre geste compléta le code pour signifier à Ganrael de bien observer la figure puis Cyril plongea vers le sol. Cette fois, il ne bénéficiait pas de cheminée thermique, contrairement à la fois où il avait cherché à en mettre plein la vue au Régent. Ganrael et lui s’étaient éloignés des bâtiments de la caserne et surplombaient la steppe rase à haute altitude. Il ne pouvait compter sur des colonnes d’air chaud et devait trouver en lui-même la force qui freinerait sa chute. Dans le hurlement du vent lacéré par sa chute, il éclata de rire : ce n’était nullement un problème. Son rire redoubla : et s’il se trompait sur lui-même ? Il s’écraserait, bouillie sanglante d’os et de bois musicien intimement mêlés. Le monde continuerait à exister sans lui. Les graines qu’il avait semées germeraient, peut-être ou peut-être pas. Il ne le saurait jamais, voilà tout.

Il n’avait pas méjugé son don. Il domina l’air, lui imposa sa suprématie et rejaillit vers les hauteurs comme un goél géant qui frôle à peine la vague avant de s’élever loin au-dessus de la mer écumeuse. Il lui sembla presque qu’il aurait pu voler sans l’aide de la Sciathánn tant il sentait vibrer en lui la force et la légèreté qui le portaient vers l’infini. Il lui fallut pourtant se déprendre de cette ivresse. Ganrael, obéissant à son commandement, attendait qu’il le rejoignît. Cyril ne souhaitait pas qu’il lui arrivât un accident, Hodin ne lui pardonnerait jamais la mutilation ou la mort de son fils unique. Il ne convenait donc pas de lui faire prendre le risque auquel lui-même venait de s’exposer. Une fois remonté à sa hauteur, il lui signifia de le suivre jusqu’à la verticale de la Caserne où les colonnes d’air plus chaud soutiendraient sa vrille descendante.

Lorsqu’enfin Cyril lui siffla l’ordre d’exécuter la figure, Ganrael ne marqua qu’une très brève hésitation avant de plonger à son tour, tête la première. Le Ceannasaith accompagna d’un œil sévère les évolutions de son élève. Les ailes trop écartées du corps par crainte de perdre sa maîtrise sur la machine, le fils du Régent débuta le mouvement en hélice de façon pataude mais corrigea sa maladresse suffisamment tôt pour ne pas risquer de se mettre en danger. Il redressa sa trajectoire assez loin du sol mais cette prudence s’excusait par le seul fait qu’il s’agissait là de sa première Tendril síos. Pour autant, l’instructeur ne souffrirait pas qu’il en fût de même au cours des essais suivants.

 

Le soleil frôlait presque l’horizon quand Cyril estima qu'il était temps de rentrer. Les deux pilotes se posèrent dans la cour de la Caserne et les hommes au sol se précipitèrent pour les aider à se défaire des harnais de vol et emmener les Schiatánn dans le hangar. Ganrael ôta son casque et le tint à bout de doigts comme s’il n’avait pas la force de le porter. C’était probablement le cas, son visage humide de transpiration trahissait sa lassitude. Un sursaut d’amour propre raidit ses épaules lorsqu’il croisa le regard, assaisonné d’un léger sourire, de son cousin. Il bloqua son casque sous son bras et l’interpella vivement :

— Satisfait ?

— Certes, votre père a de quoi se montrer content. Il voulait que je vous apprenne à exécuter les Tendril. Voilà qui est fait.

— Vous voici donc libéré de vos obligations, persifla Ganrael.

— À votre égard, mon cousin. Cependant, d’autres obligations me lient encore à son Excellence le Régent, mon oncle.

— Mon père vous rétribuera grassement pour ce service, continua le jeune Lesstrany sur le même ton dédaigneux.

— C’est bien possible, répliqua Cyril avec insouciance.

— J’espère que vous ne vous attendez pas à une quelconque gratitude de ma part.

— Celle de votre père me suffit largement.

Ganrael souffla fortement. La colère blanchissait les jointures de ses poings crispés, comme prêts à cogner. Il finit par cracher ce qu’il avait sur le cœur :

— Vous vous êtes insinué dans les faveurs de mon père et il vous a fait Ceannasaith alors que moi, son propre fils, je ne suis que Leifteanant Ceannasaith.

— N’y voyez rien de personnel, mon cousin, expliqua posément Cyril. Simple affaire de politique. Les Lusitaans connaissent parfaitement ma valeur et me savoir à la tête des Thuás nextiians ne peut que les démoraliser.

— Non content de cela, vous vous êtes fait octroyer un titre de Duc, au détriment des vieilles familles du Royaume. Vos airs de chattemite ont abusé mon père mais sachez que moi, je ne vous accorde aucune confiance. Celui qui a déjà trahi n’hésitera pas à recommencer. Vous jouez votre propre jeu, non celui de la Nextiia.

L’ancien favori de la souveraine lusitaane écarta les bras en surjouant l’étonnement.

— J’ai perdu une fois, mais je déteste rester sur un échec. Ai-je jamais caché que je servais mes intérêts en même temps que ceux du royaume ? On peut me taxer de nombreux défauts mais pas d’hypocrisie ! La faveur du Régent, l’affection du petit Roi, le poste de Ceannasaith, un riche domaine, un hôtel en ville, un carrosse flambant neuf...

Il désigna d’un geste large le luxueux véhicule noir à filets argentés rangé à côté de celui du fils de Hodin Angon de Lesstrany.

— ... et, ne l’oublions pas, une amante passionnée, ce sont là de solides arguments pour garantir mon attachement à la cause nextiianne, tout autant que ma part de sang nextiian.

Ganrael relâcha sa tension et afficha une grimace de mépris pour asséner :

— Vous rabaissez le sang dont vous vous vantez en vous affichant avec une prostituée.

— Ce qu’elle n’est plus, rétorqua sèchement Cyril. Et puis que vous importent mes mœurs, mon cousin ? Votre moralité n’est pas si exemplaire que vous ayez des leçons à me donner.

— Vous brandissez votre arrogance tel un étendard. Un jour, vous irez trop loin et même mon père ne vous pardonnera pas. Ce jour-là, monsieur le transfuge lusitaan, je serai au premier rang ! se targua le fils du Régent.

— Soit ! Mais en attendant ce fameux jour, je dois vous quitter car je donne une petite fête pour quelques amis.

Cyril salua fort brièvement, tourna les talons et s’éloigna. Des picotements parcouraient ses épaules. Ganrael était du genre à poignarder un rival dans le dos. Le danger encouru gonfla la poitrine de Cyril d’une sorte d’euphorie qu’avec lucidité, il jugea irrationnelle, ce qui ne l’empêcha pas d’en apprécier la saveur forte.

Le cocher sauta lestement à terre et lui tint la porte ouverte.

— Mérénus, nous rentrons à Kurvval !

L’homme s’inclina avec son habituelle nonchalance teintée d'impertinence.

— Avec joie, Monseigneur ! s’écria-t-il.

À l’évidence, Mérénus s’était ennuyé ferme, loin des cabarets de la cité où il retrouvait ses compagnons de beuverie lorsque son office de palefrenier et de cocher lui en laissait le loisir. Il tenait à le faire savoir à son maître. Cyril ne s’en formalisa pas. L'effronterie du jeune homme ne lui déplaisait pas. Toutefois, le Kurvvalien n'ignorait pas que certaines limites ne devaient pas être franchies. Une bonne correction lui avait démontré, dès son premier jour au service du Duc, que celui-ci ne tolérait ni la fainéantise ni la grossièreté. Quant à ce qu’il trafiquait pendant son temps libre, Cyril ne s’en souciait nullement tant qu’il s’occupait correctement des pensionnaires de son écurie. Mérénus s’avérait doué avec les chevaux. Les deux demi-traits bai brun, solidement charpentés, acquis en même temps que le carrosse et l’élégant pur-sang alezan, monture du maître, vouaient un attachement certain à leur palefrenier.

Cyril lui jeta une pièce d’argent, sachant que le chenapan se dépêcherait d’aller la dépenser dans sa taverne favorite mais seulement après avoir abreuvé, bouchonné et nourri les chevaux. Mérénus souleva d’un doigt son chapeau, en guise de remerciement, claqua la portière puis grimpa sur son siège avec la vivacité d’un singe. Le carrosse s’ébranla sous le regard haineux de Ganrael, demeuré immobile au centre de la cour. Cyril se carra sur la confortable banquette et ferma les yeux. La nuit à venir ne serait pas consacrée au sommeil.

 

 

 

 

1 Vol en solitaire, voler en solo

2 De la terre deux s'envolent, dans le ciel deux planent ensemble (litt : De la terre deux volent ensemble dans le ciel)

 

 

3 Combat aérien

 

Chapitre douze

 

 

 

Cyril écarta les pans du tissu immaculé : une robe magnifique apparut sous les yeux éblouis de Fallianha. Elle caressa la soie d’un bleu céleste et froissa doucement les flots de ruban nacré ornant le corsage. Puis elle s’écarta du lit sur lequel son amant avait disposé son offrande.

— Elle est superbe.

— Pourtant tu fronces les sourcils.

— C’est parce que je crains de comprendre quelle idée te traverse l’esprit !

Il éclata de rire et la saisissant par la taille, l’attira contre lui.

— Ma belle, je ne doute pas que ton intelligence aiguisée t’ait dévoilé mes intentions.

— Tu es fou !

— Je l’avoue.

— Parce que le Régent t'appelle son cousin, qu’il t’a fait Duc et Ceannasaith, tu t’imagines qu’il ne trouvera rien à redire à ce que tu m’exhibes à la cour, qui plus est lors de la cérémonie de majorité du petit Roi ?

— Hodin affichera sa désapprobation en pinçant les lèvres mais ne te tracasse pas : il a trop besoin de moi pour gagner sa guerre.

— Oh ! Cyril, tu m’effraies. Tu cherches sans cesse à repousser les limites, quitte à te faire de nombreux ennemis. Je sais que le fils du Régent te déteste et on dit qu’il n’attend que ta chute. Tu devrais te montrer plus souple.

Il l’embrassa dans le cou puis la fit virevolter autour de lui.

— Ah ! Laissons de côté la politique, ma belle ! Ce soir, je ne veux que m’amuser. Essayons donc cette robe.

 

— Cosme de Lesstrany, fils de Luthien premier de Lesstrany, vos Grands Vassaux se réunissent en ce jour mémorable afin de célébrer votre majorité. Moi, Hodin Angon de Lesstrany, Régent du Royaume de Nextiia, de par les dispositions testamentaires de mon regretté frère, et les membres du Conseil de Régence, nous vous déclarons majeur de fait et de droit, selon la loi et la coutume. Nous vous remettons l’autorité et la gouvernance assumées jusqu’à cette heure en votre nom. Que votre règne soit long et prospère pour notre bien aimé Royaume, Cosme second du nom !

Le Duc Hodin d'Angon-Lesstrany, le front serein, présenta la couronne royale à son neveu, assis, frêle et pâle, sur le trône où nul n’avait pris place depuis la mort tragique du père du jeune Roi. Cosme fixa d’un œil éteint le cercle d’or posé sur un coussin de velours bleu puis prononça d’une voix atone le bref discours que son oncle lui avait fait répéter la veille et une nouvelle fois juste avant la cérémonie :

— Mon cher parent, je sais le soin que vous avez pris de mes affaires en attendant ce jour. Aussi, je vous demande instamment de conserver la Régence de mon Royaume jusqu’à ce que ma santé s’améliorant, je puisse assumer pleinement la charge royale.

Cyril résista à l’envie de cacher un sourire sarcastique derrière sa main et se contenta de jauger du regard les réactions des assistants à la mascarade qui se jouait devant eux. Proche du Régent comme de l’enfant Roi, il savait quels rôles étaient dévolus à l’un et à l’autre au cours de cette scène écrite d’avance. Il avait même conseillé à Cosme de s’y prêter sans sourciller. Parmi les Seigneurs en habits d’apparat réunis dans la salle du trône, beaucoup n’affichaient aucun étonnement. La clique du Régent n’attendait pas autre chose de la part de l’héritier, soit que, satellites d'Angon de Lesstrany, ils connussent déjà la teneur des paroles dictées par le vrai maître de la Nextiia, soit qu’ils fussent persuadés que le maladif Cosme n’avait pas la capacité de régner. Moins nombreux étaient ceux qui s’efforçaient, avec plus ou moins de succès, de masquer leur déception ou leur amertume. Heureusement, Rhys de Sassy parvenait à contenir son courroux, trahi seulement par la rougeur colorant ses pommettes et ses paupières baissées sur un regard sans doute flamboyant. Cyril ne tenait pas à ce que son ami allât croupir dans les cachots du Régent pour avoir commis un geste irréfléchi. Dès le lendemain, il enverrait Mérénus lui porter un bref message pour lui fixer un rendez-vous dans un lieu discret. Une mise au point avec l’adversaire politique du Régent s’imposait. Le Duc de Fershield-Veel reporta son attention sur le jeune Roi. De sous ses paupières bistrées par la maladie, Cosme lui glissa un regard connivent. La présence amicale de son cousin lui permettait de traverser l’épreuve avec une certaine sérénité. La veille, Cyril l’avait encore assuré de son soutien et de son affection.

Hodin Angon de Lesstrany prit tout son temps avant de répondre, comme s’il hésitait avant de céder à la requête.

— Mon très cher neveu, je ne désire rien tant que de vous voir jouir d’une santé parfaite et prendre en mains les rênes du Royaume. En attendant ce jour que j’espère proche, je veux bien accéder à votre demande et continuer à diriger, en votre nom, les affaires de la Nextiia, étant bien entendu que tout ne se fera qu’avec votre accord et sous votre seing.

— Je vous sais gré, mon oncle, de la peine que vous prenez, rétorqua Cosme avec l’air de ne pas en penser un mot.

« Cosme, Cosme, il te faut encore feindre ! » s’inquiéta Cyril. Mais nul ne paraissait avoir relevé l’exaspération du monarque dépossédé. Hodin Angon de Lesstrany, qui se succédait à lui-même, se posait en Régent à vie, et captait tous les regards. Le jeune Roi tenait à peine le rôle d’un figurant. Quant à Ganrael de Cheelsey-Lesstrany, sa pose et son demi sourire narquois indiquaient assez qu’il se considérait comme le prochain souverain. La maladie, malgré les hypocrites souhaits de son père, aurait tôt raison de l’enfant-Roi et lui dégagerait le chemin jusqu’au trône. Ce jour-là...

Cyril croisa le regard de Ganrael et sut que leurs pensées se rejoignaient. Une fois Roi, le fils de Hodin Angon de Lesstrany lui ferait payer très cher la faveur que lui témoignait son père. Mais le renégat lusitaan agissait dans l’ombre pour que ce jour n’arrivât jamais.

Enfin, toute la cour s’ébranla en carrosses jusqu’au temple. Il fallait bien rendre grâce aux Dieux des bontés qu’ils consentaient à l’égard des humains, et surtout éviter de les courroucer en omettant de les tenir informés des événements relatifs au royaume. Ensuite, on défilerait dans les rues de Kurvval afin que le peuple pût acclamer son Roi à l’occasion de sa majorité. Sans doute, quelques réjouissances étaient-elles prévues pour les habitants de la cité voire des campagnes, mais Cyril n’y avait attaché aucun intérêt.

 

Mérénus arrêta l’attelage devant l’entrée principale du Palais royal, au bas de la double volée d’escaliers. Un huissier dont la tenue colorée rappelait le plumage d’un papegai ouvrit la portière du carrosse du Duc de Fershield et s’inclina aussi bas que le nécessitait la position de l’invité. Cyril sauta à terre et offrit galamment la main à Fallianha pour l’aider à descendre du véhicule. Le serviteur leva discrètement les yeux pour dévisager la compagne du Duc. Il aurait tôt fait, après l’arrivée des derniers invités, de courir à l’office et de se répandre en clabaudages sur la superbe maîtresse que le cousin du Régent avait eu l’audace d’amener avec lui. Cyril jeta un regard appréciateur à l’ancienne Louve. Le menton haut, le buste droit, elle ne montrait aucun signe de nervosité si ce n’était une infime crispation de la bouche. Sur ses boucles blond doré reposait une coiffe de velours d’un bleu plus soutenu que la nuance de sa robe. Elle renvoya à son amant un regard où affleurait une crainte nuancée de défi. Il lui dédia un sourire teinté d’une ironie légère. À son bras, la jeune femme monta l’escalier et il apprécia la fermeté de son pas. La soirée ne serait pas facile pour elle. Aucun des Grands Vassaux qu’elle avait intimement fréquentés dans son ancienne vie ne l’avait conviée à une fête au Palais royal. L’idée de commettre cet acte scandaleux ne leur avait même jamais effleuré l’esprit. Le pouvoir que les Louves détenaient sur les hommes quel que fût leur statut, n’allait pas jusqu’à leur ouvrir l’accès à la « bonne société » de Kurvval.

La chevelure de la jeune femme avait retrouvé sa teinte naturelle, elle menait depuis presque une année une existence relativement honorable mais aux yeux des nobles invités, elle resterait à jamais la prostituée dont plusieurs avaient fréquenté la couche. Juste avant de pénétrer dans la grande salle qui bourdonnait de conversations animées, Cyril éleva la main de son amante jusqu’à ses lèvres et y déposa un tendre baiser.

— Ne t’inquiète pas. Je sais ce que je fais, ma douce.

— C’est bien ce qui m’effraie.

Le Duc de Fershield-Veel afficha un sourire frondeur et franchit trois pas avant de marquer une pause, le temps de parcourir du regard les groupes d’hommes qui emplissaient bruyamment l’espace, discourant, s’interpellant, échangeant des plaisanteries et des rires déjà avinés pour certains d’entre eux. Les épouses et les filles étaient cantonnées dans un angle tendu de tapisseries aussi colorées que les vêtures de leurs maris et pères. Assises sur des tabourets, elles échangeaient certainement des banalités ou des commérages. Cyril et sa compagne allaient sous peu provoquer leur indignation et alimenter leurs caquetages. Quelle meilleure manière de détourner l’attention que de la braquer sur ses propres turpitudes !

Comme si un enchantement s’attachait au pas du couple, les conversations s’éteignirent et le silence le accompagna jusqu’au pied du trône. Les deux jeunes gens s’inclinèrent devant Cosme II, Fallianha plongeant une respectueuse révérence avec une grâce que ne purent manquer de remarquer les nobles dames offusquées.

— Votre Majesté, je réitère mes vœux de longue vie et de prospérité, les dieux en seront garants ! Laissez-moi vous présenter ma belle amie, Fallianha Marcoët.

Tout comme sa blondeur retrouvée, la restitution de son patronyme proclamait que la jeune femme avait tourné le dos à son ancien office. Pour autant, nul ou presque, en la cour, ne la tenait quitte de la souillure de la prostitution même si ses talents avaient naguère satisfait la luxure de plus d’un parmi les Seigneurs aux faces rembrunies.

— Soyez la bienvenue, damoiselle, puisque vous venez en compagnie de mon très cher cousin.

— Votre Majesté, votre bonté me touche profondément, répondit l’ancienne Louve avec une émotion sincère.

L’accueil du petit Roi, prévenu par Cyril, empêcha les plus virulents de manifester leur désapprobation. Le Duc adressa un sourire affectueux à Cosme puis salua Hodin Angon de Lesstrany, debout à quelques pas de son royal neveu. Fallianha exécuta derechef une profonde révérence. Le Régent l’ignora et considéra Cyril avec, dans son regard incisif, une sorte d’amusement, qui cependant, ne cautionnait pas un tel mépris des convenances.

— De votre part, j’aurais dû m’attendre à ce que vous fassiez preuve d’arrogance voire de dérision. Cette morgue que l’on dit innée chez les Avians, je crois volontiers qu’elle se renforce, dans votre cas, de votre fâcheuse part de sang lusitaan.

— Votre Excellence, sans une certaine dose d’impertinence, la vie vaudrait-elle la peine d’être vécue ? Cependant, mon attitude désinvolte ne m’empêchera de vous congratuler pour la prorogation de votre Régence. Qui pourrait mieux que vous continuer à diriger le royaume dans la voie la plus profitable pour tous les Nextiians, au nombre desquels je me targue d’être ?

— Vous avez, mon cousin, une langue des plus habiles, dispensant tout ensemble le miel et le vinaigre, remarqua Hodin sans se départir de son sourire ambigu.

Cyril jouait avec le feu et y prenait un plaisir pervers, le même qu’il avait éprouvé lorsqu’il avait tourné le dos à Ganrael furieux. Son aplomb pouvait aussi bien l’envoyer au cachot que le conforter dans les bonnes grâces de l’homme le plus puissant de la Nextiia.

— Si ma verve peut se prévaloir de mon éducation lusitaane, ma conduite que d’aucuns jugent provocatrice, est influencée par le sang bouillant qui coule dans mes veines, cette noble liqueur embrasée par les froideurs nordiques. Croyez-m’en, votre Excellence. Ma mère m’en a légué une riche moitié !

— On dirait bien, Cyril. Je concède que vous servez bien les intérêts de la Nextiia. Néanmoins, ne poussez pas trop avant la bravade. D’aucuns pourraient vous juger bien plus sévèrement que je ne le fais.

Un peu derrière le Régent, se tenait le vieux Duc de Haerliis que l'on voyait souvent dans son ombre car le Roi Rhamson lui avait jadis confié l'éducation de son fils cadet. La présence de l'ancienne Louve semblait l'indisposer au plus haut point. Mais d'un demi-sourire entendu, elle lui ferma la bouche avant qu'il eût pu cracher une seule invective, à la grande joie de Cyril.

Avec panache, il salua derechef son parent. Le Régent ne pouvait se passer de la carte maîtresse qu’il représentait dans la partie engagée contre le Lusitaan. Les Seigneurs nextiians qui tentaient de surprendre leur conversation en étaient eux aussi convaincus. Si la plupart n’affectionnaient pas le sang-mêlé, ils n’ignoraient pas que son ralliement avait porté un rude coup à l’armée lusitaane. Le Duc de Fershield coula un regard indifférent sur les groupes qui se remettaient à bruire de conversations dont il était, à n’en pas douter, le principal sujet. À cet instant, Ganrael pénétra dans la salle, suivi par ses affidés en habits de fête. Les teintes vives des pourpoints et braies enrubannées faisaient ressortir la simplicité arrogante des stricts vêtements noirs, à peine soulignés de grenat, du fils du Régent. Son regard, d’une froideur de glace, accrocha celui de Cyril qui retint son souffle. Un frisson presque délectable le parcourut. La voix de Hodin l’arracha à l’intensité de ce bref échange.

— Duc de Fershield-Veel, laissez-moi vous présenter le Comte de Conteran, représentant de la Suprême du Lusitaan... à moins que vous ne vous connaissiez déjà, ce qui me semble probable.

Laissant échapper un infime soupir, Cyril fit face à l’homme en question. À l’évidence, le Lusitaan ne savait quelle attitude adopter à l’égard du transfuge.

— Conteran ! Que nous vaut donc l’honneur de votre civilisée présence en notre cour d’arriérés ? Je vous croyais définitivement reparti en Lusitaan ?

De taille au-dessous de la moyenne, le teint pâle et le crâne prématurément dégarni, l’ambassadeur ne payait guère de mine. Cyril se souvenait d’un Seigneur de peu d’importance, bien qu’honorablement titré. Persuadé de sa propre valeur, il avait sans doute pris sa députation pour la reconnaissance de ses mérites, alors qu’Aminta l’avait choisi à cause de sa médiocrité.

— Je... je, balbutia-t-il, ne sachant s’il devait condescendre à adresser la parole à un traître et entacher de la sorte sa position d’ambassadeur extraordinaire. Je suis venu assister à la cérémonie du couronnement et apporter au Roi Cosme les félicitations de ma souveraine, se décida-t-il enfin à répondre.

— Eh bien, voilà qui est fait !

Sans plus de cérémonie, Cyril lui tourna le dos et proposa à sa compagne :

— Les musiciens s’escriment à jouer pour couvrir le brouhaha des discussions sans intérêt. Ils s’en sortent plutôt convenablement. Récompensons leurs efforts, ma chère : veux-tu danser ?

Cyril sentit la main de Fallianha se contracter dans la sienne. La perspective de se donner en spectacle ne la ravissait pas mais elle consentit à sa requête d’un léger signe de la tête.

— Votre Majesté, dit alors Cyril assortissant sa demande d’un clin d’œil, ai-je votre permission pour ouvrir le bal ? Quelques danses avant le festin nous mettront en appétit.

— Duc de Fershield, vous avez ma permission ainsi que mon attention.

Le jeune homme salua son souverain et guida sa cavalière jusqu’au centre de la salle. Cible de tous les regards, le couple attendit que les musiciens eussent terminé l’introduction d’une pavane pour se lancer sur le parquet avec une grâce qui en éblouit plus d’un malgré leur prévention à l’égard du sang-mêlé et de sa compagne. Cyril dansait à la mode du Lusitaan, de sorte qu’il entrait dans sa prestation une apparence de provocation. Il se proclamait Nextiian mais ne laissait oublier à personne d’où il venait.

Le premier mouvement achevé, un second couple se joignit à eux. Le Ceannasaith adressa un signe de tête au Captaen Elnar de Surgham. Il guidait une jeune fille, pour l’heure rougissante et empruntée, mais qui ne tarderait pas à se détendre en la plaisante compagnie du fringuant Thuás. Le fils du Duc de Surgham comptait au nombre des habitués de l’Hôtel de Fershield-Veel. Cyril appréciait sa franchise et son sens de l’humour assez surprenant. Les Nextiians n’étaient pas réputés pour leurs mots d’esprit.

D’autres danseurs, peu à peu, se mirent à évoluer au rythme de la musique. À la pavane succéda une volte, vive et tournoyante. Lorsque celle-ci laissa la place à une gaillarde, Cyril quitta le bal et se dirigea en souriant vers Rhys, nonchalamment appuyé d’une épaule contre un mur, entre deux fenêtres ouvertes sur le crépuscule. À son approche, les jeunes Seigneurs qui échangeaient avec lui des paroles à mi-voix, sans doute conspiratrices, s’écartèrent et se dispersèrent. Ils étalaient ostensiblement leur refus de fréquenter le favori du Régent même si le premier d’entre les légalistes, ainsi qu’ils se nommaient dans leurs réunions prétendument secrètes, lui conservait son amitié. Cyril ne s’en formalisait pas, d’autant plus que cette animosité publique entrait dans ses desseins.

— Eh bien, mon ami, ne danses-tu pas ?

— Tu sais fort bien pour quelle raison, répliqua Rhys.

La mort de sa jeune épouse le poignait encore, au point qu’il ne souhaitait aucunement se remarier. Dans une cour aussi conventionnelle que celle de Kurvval, inviter une jeune fille à danser présageait une future union. Son ami n’insista pas et le Comte s’inclina devant Fallianha. L’ancienne Louve, heureuse de se trouver face à un visage amical lui renvoya un sourire avenant. Sassy avait fait partie de ses pratiques mais depuis que la jeune femme était devenue la maîtresse en titre de Cyril, il se contentait du statut d’ami. Cette situation ne provoquait aucune gêne entre les deux hommes, d’autant plus que Rhys fréquentait assidûment la jolie Sonjia, la Louve à la chevelure couleur de fraise qui se trouvait chez Fallianha le jour où Cyril avait fait sa connaissance.

— Ce n’est pas que je regrette ton éblouissante présence en ces lieux et circonstances, Fallianha, mais, Cyril, je m’étonnerai toujours de ta propension à bouleverser les habitudes bien établies. Diantre ! Se pourrait-il qu’un jour, nos Grands Vassaux suivent ton exemple et que cet austère Palais se colore soudain de toutes les nuances de rouge ?

— Cher Rhys, je ne souscris guère à cette prédiction ! gloussa Fallianha. Nul ne se risquerait à imiter Cyril, ni même n’y songerait. Car je ne connais personne qui lui ressemble.

Le Duc de Fershield éleva la main de sa maîtresse à ses lèvres et y déposa un baiser.

— Est-ce là un compliment, ma chère ? Car je discerne comme une réserve dans tes paroles.

D’un doigt, elle lui ferma la bouche.

— Sous ton beau front, tu mûris secrètement tant de projets. Même parmi tes amis, qui peut en supposer la teneur ? Qui peut augurer jusqu’où tu comptes aller ? Quant aux deux sangs qui coulent dans tes veines, il me semble parfois que tu en as pris le meilleur comme le pire.

Cyril éclata de rire, surprenant aussi bien Fallianha et Rhys que ceux qui se trouvaient autour d’eux. Il ignora les regards curieux voire réprobateurs. L’analyse l’amusait et, tout à la fois, l’agaçait par sa pertinence. À l’instant même, on corna le repas, ce qui lui évita de répondre.

 

Le Duc de Fershield-Veel et sa compagne quittaient la fête lorsque Ganrael se jeta en travers de leur chemin. La lumière des torches éclairait l’allée aux colonnes jusqu’à l’arc de triomphe sous lequel, le matin, le petit Roi et son cortège étaient passés après la procession dans les rues de la capitale.

— Devrons-nous supporter encore longtemps ton outrecuidance, bâtard lusitaan ? Oser amener ta putain au Palais ! jeta-t-il, la face enflammée par la boisson.

Fallianha proféra un cri étranglé puis lâcha le bras de Cyril et recula vivement, comme pour se mettre hors de portée d’un mauvais coup. Le fils du Régent l’ignora et continua à apostropher son rival.

— L’on voit bien que tu n’as pu te laver de la fatuité et la dépravation communes aux Lusitaans. Retourne te vautrer dans la fange ! Ta puanteur nous indispose !

Des ricanements approbateurs s’élevèrent du groupe des affidés de Ganrael, rassemblés derrière lui. Cyril toisa l’importun.

— Il apparaît qu’au moins, ce vernis lusitaan me préserve de me montrer aussi grossier et rustique que toi. Maintenant que tu as proféré ton opinion, à laquelle, d'ailleurs, je n’attache aucune importance, ôte-toi de ma route. La fête étant terminée, j’aspire à regagner mon logis.

Ganrael porta la main à son côté. Cependant, nulle épée n’y pendait car les Vassaux étaient venus désarmés à la cérémonie de majorité royale. Les compagnons du Duc de Cheelsey grondèrent à l’unisson.

— Hors de question que je te laisse quitter les lieux sans t’avoir remis à ta place ! Je vais te renvoyer à coups de pieds dans le cul par-dessus le détroit jusque dans cette maudite forteresse. Crois-moi, tu vas regretter de t’en être évadé ! invectiva-t-il Cyril que commençait à gagner l’impatience.

— Ta jactance m’amuserait si elle n’était si pitoyable. Tu parles beaucoup trop pour agir vraiment.

Cette répartie ne risquait pas de calmer le jeu mais Cyril n’en avait pas l’intention. L’anticipation lui brûlait les reins comme à l’orée d’une conjonction charnelle. Le fils du Régent se contenta de ricaner et, comme par enchantement, deux de ses partisans brandirent chacun une épée. L’altercation et ses conséquences se révélaient préméditées. Ganrael se saisit de l’une des armes et, avec une courtoisie outrancière, proposa :

— Cher Duc, vous me devez, je crois, une passe d’armes. Cette occasion me paraît fort propice à dissiper quelque mésentente que nous pourrions avoir. Quel en est votre sentiment ?

— Il rejoint le vôtre, cher Duc ! rétorqua Cyril, appuyant sa réponse d’un sourire ironique.

— Vous m'en voyez fort aise. Et pour pimenter la chose, je vous propose de nous mesurer à l'épée à deux mains, comme nos ancêtres communs.

— Ah ! Où avez-vous donc déniché ces vieilleries? Mais baste, mon cousin ! Pimentons donc !

Ganrael ne releva pas la raillerie et fit signe au comparse qui tenait la seconde arme. Le faquin s’avança et présenta l’épée avec insolence. Cyril ignora le valet et examina la claymore avec intérêt. La poignée se distinguait par deux branches longues terminées par un trèfle à quatre feuilles et le pommeau avait la forme d’un disque plat.Elle était prévue pour être saisie à deux mains, la seconde se positionnant sur le bout de la poignée et le pommeau, mais l'arme pouvait également être utilisée à une main selon les coups. Les épées de ce type misaient sur la force brute d'une lame longue et solide pour une puissance de coupe sans pareil. Dans le combat à deux mains, les escrimeurs privilégiaient les coups de taille pure et usaient modérément de la pointe. Cyril frôla la lame fine et large, profilée pour couper, mais trop souple longitudinalement pour estoquer. Il releva la tête et sourit à Ganrael. Son cousin tablait sur son ignorance des armes anciennes. Si le Lusitaan ne se posait pas en spécialiste des escrimes d'antan, il n'était pas pour autant inculte en la matière.

À cet instant, un brouhaha s’éleva. Le Régent venait de faire son apparition, sans doute prévenu de la dispute opposant son fils et le transfuge lusitaan. Cyril comprit que Hodin Angon de Lesstrany n’interviendrait pas pour éteindre l’incendie qu’il avait contribué à entretenir entre les deux jeunes hommes. En octroyant à l’ancien favori de la souveraine du Lusitaan le titre de Duc, il avait fait de lui l’égal de Ganrael. En le nommant Ceannasaith, il en avait fait le supérieur de son propre fils et héritier. De là à conclure qu’il attendait sinon espérait le moment où l’un allait demander des comptes à l’autre, il n’y avait qu’un pas facile à franchir. Hodin assisterait au duel en spectateur attentif et, à sa manière, impartial. Cela convenait parfaitement à Cyril. Sans montrer qu’il avait remarqué la présence du Régent, demeuré en haut de la double volée d’escaliers, il se mit en position, imité aussitôt par Ganrael.

Les deux cousins s'observèrent longuement en s'efforçant de présenter un visage impassible. Cyril y parvenait plus aisément car il n'éprouvait pas à l'encontre de son adversaire cette aversion qui semblait dévorer celui-ci de l'intérieur. Il admettait que Ganrael avait quelque raison de le haïr mais ne l'en tenait pas quitte pour autant. Il fit mine de lancer la première attaque de manière à provoquer une réaction de son contempteur. Ganrael fouetta l'air de sa lame mais ne se laissa pas abuser. Le transfuge lusitaan l'avait pris au dépourvu la première fois qu'ils avaient croisé le fer et il n'entendait pas lui donner à nouveau satisfaction.

Cyril se déplaça soudain d’une manière fluide, sans à-coup, les pieds rasant le sol et le talon posé en premier pour éviter de glisser sur les dalles qu'une pluie récente avait vernissées. Ganrael contra l'assaut et y répondit avec efficacité. Vivement, la pointe de son épée contourna la lame adverse en passant autour de la garde. Cyril réussit à dégager sa lame mais son cousin entreprit une attaque au fer dans le but d’ébranler son épée. Cyril effectua une volte, pivotant sur le pied gauche pour se dégager et prendre un peu de large. Il adopta la garde de la couronne qui défendait le côté gauche de son corps contre les coups de taille mais constituait une invite pour les cibles à droite. Pour dissuader son adversaire d'en profiter, il présenta la lame en diagonale de façon à ce que la pointe fût à hauteur de ses yeux.

Ganrael comprit alors qu'il ne se battait pas contre un novice en matière d'escrime ancienne. Il réussit à effacer l'estoc qui le menaçait et exécuta une prise au fer pour tenter de s'approprier la maîtrise de la lame adverse. Cyril réalisa une nouvelle volte pour se soustraire à la manœuvre. Il se retrouva dans la situation de pouvoir saisir le bras gauche de Ganrael mais celui-ci effectua presque simultanément une rupture de l’espace de combat et se plaça hors de sa portée.

Durant un assez long temps, les duellistes se tournèrent autour, s'observant et parant les attaques respectives dans le tintement sonore de l'acier. Muets et admiratifs, les spectateurs assistaient à un combat dans les règles de l'art. Les deux rivaux semblaient d'égale force.

Pensant trouver une ouverture, Cyril se rua sur Ganrael qui para au dernier moment et écarta le taillant pour loger une attaque d’estoc. Cyril bondit en arrière mais une soudaine brûlure au-dessus de l’œil gauche lui apprit que la pointe l'avait entaillé. Furieux, il assura sa prise, main gauche sous main droite bien fermes sur la fusée et revint à l'assaut, bien décidé à se revancher.

— Il suffit maintenant ! Duc de Cheelsey, Duc de Fershield, bas les armes ! tonna soudain la voix péremptoire du Régent.

Cyril interrompit son élan mais adopta une garde de défense dans l'attente de la réaction de Ganrael. L'hésitation de ce dernier fut manifeste mais il finit par céder devant l'autorité sans appel de son père. Alors seulement, Cyril se défit de son épée en la tendant à Elnar de Surgham que le combat avait attiré dans la cour, tout comme la plupart des personnes présentes aux festivités. Puis, d'un geste faussement nonchalant, il sortit un mouchoir de batiste et essuya le sang qui commençait à couler dans son œil. En réalité, sa main tremblait et il devait produire un effort considérable pour contenir la fureur et la fièvre que le duel inachevé entretenait en lui. Il ne quittait pas du regard son cousin dont le sourire narquois soulignait la satisfaction d'avoir marqué son rival.

— Vous nous avez offert une superbe démonstration de vos talents respectifs, messieurs, commenta alors Hodin avec froideur. Ce combat de jeunes coqs aura au moins prouvé que vous êtes de force égale. Maintenant, je vous conseille à l'un et à l'autre de rentrer chez vous.

Cyril soupira profondément pour évacuer la tension puis s'inclina devant le maître de la Nextiia.

— Votre Excellence, je vous remercie de vos jugements éclairés et vous souhaite le bonsoir ainsi qu'à votre Majesté, ajouta-t-il à l'adresse de Cosme qui venait de se placer au côté de son oncle.

Le petit roi, pâle d'inquiétude, lui renvoya en guise de salut un sourire crispé. Spectateur impuissant de l'engagement acharné, il avait craint pour la vie de son cousin et ami. Cyril se promit de le visiter le lendemain afin de le rassurer. Pour l'heure, il obéissait volontiers au Régent. Il monta dans son carrosse, suivi de Fallianha au bord des larmes.

— Oh ! Tu ne vas pas te mettre à pleurer. Je n'ai vraiment pas besoin d'une femme hystérique, s'emporta-t-il soudain.

Elle renifla et reprit rapidement contenance. Le regard dur, les lèvres pincées, elle se pencha sur lui et écarta le mouchoir imbibé de sang qu'il pressait sur son front pour examiner la blessure.

— Ah ! Votre fichu orgueil de mâles ! Il aurait pu te crever un œil voire te tuer ! Heureusement que le Régent a mis le holà !

Cyril haussa les épaules mais la laissa tamponner la plaie avec un carré de lin propre.

— C'est plutôt Ganrael qui a été sauvé par l'intervention de son père. J'étais prêt à le tailler en pièce !

— Et à risquer tout ce que tu as construit depuis que tu t'es réfugié en Nextiia ? lui demanda-t-elle sur un ton sarcastique.

Fallianha parlait avec la voix de la raison et le transfuge lusitaan préféra garder le silence plutôt que d'alimenter une polémique qui se terminerait, il le savait, par sa défaite. Il était bien obligé de reconnaître qu'il avait été à peu de commettre l'irréparable mais ne se livrerait pas à un mea culpa devant sa maîtresse.

— C'est profond. Il faudra recoudre.

— Dès que nous arrivons, j'envoie Mérenus chercher le médecin.

Cyril éloigna la main de la jeune femme pour appuyer lui-même sur sa blessure qui saignait encore. Il se cala dans la banquette en soupirant et ferma les yeux.

— Dans deux ou trois jours, je pars à Fershield.

Le séjour était prévu, il ne ferait que l'avancer. Il s'assurerait juste que Rhys n'avait pas projeté de quitter Kurvval. Cyril ne voulait pas que Cosme restât sans ami ou fidèle sur place.

 

 

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