Les Ailes du Traître les chapitres 15 & 16

 

 

 

Chapitre quinze

 

Fallianha reposa brutalement la verseuse et darda un regard furieux sur la jeune servante.

— Incapable ! Cette infusion est tiède. Retourne aux cuisines et ramène-moi sans tarder quelque chose de buvable ! Sinon, Gilliet, tu peux faire tes paquets dès ce soir.

Les larmes aux yeux, la fille reprit le pot de faïence bleue et s’empressa de quitter la pièce. Fallianha haussa les épaules, courroucée autant contre elle-même que contre la servante. La petite idiote avait encore traîné dans les couloirs. S’imaginait-elle que sa maîtresse ignorait qu’elle se laissait peloter dans les recoins par l’infâme Mérénus. Mais l’ancienne Louve n’aurait pas dû passer ses nerfs sur la pauvre fille. Le responsable en était ce coquin de cocher qu’elle aurait aimé voir renvoyer au plus tôt. Ce garçon affichait une rare insolence. Il se croyait protégé parce qu’il avait été engagé par le Duc de Fershield. Cyril l’avait recruté lorsqu’il avait acquis le véhicule allant de pair avec son nouveau titre. Fallianha ne se plaignait pas de la belle voiture bleu sombre à filets argentés tirée par deux splendides chevaux bai. Elle l’utilisait dès qu’elle avait à sortir. La maîtresse en titre du Duc de Fershield-Veel, cousin apprécié du régent, ne pouvait déambuler dans les rues de Kurvval comme une femme ordinaire. Mais lorsqu’elle avait demandé à Cyril de congédier le rustre, son amant avait éclaté de rire et lui avait opposé une fin de non recevoir.

— Tu agis comme tu le désires avec les femmes qui sont à ton service. Frappe-les, chasse-les, ce n’est pas mon problème. Par contre, l’écurie m’appartient. Mérénus est peut-être un chenapan mais c’est un excellent palefrenier et un cocher hors pair. Je me demande s’il n’a pas un embryon de Fæbhair. Bref, je n’en veux pas d’autre que lui pour s’occuper de mes chevaux. La discussion est close.

Parfois, Cyril pouvait se montrer cassant et même désagréable. Ces derniers temps, les épisodes déplaisants devenaient plus fréquents. La situation actuelle suffisait sans doute à expliquer son attitude. Fallianha savait comment le ramener à de meilleures dispositions et ne s’en privait pas. Mais lorsque quelque chose lui tenait à cœur, les cajoleries les plus insistantes ne venaient pas à bout de son entêtement.

La jeune femme se leva. Le bruissement de la soie accompagna son lent déplacement jusqu’à la fenêtre. Elle en adorait le doux murmure et se vêtait presque uniquement de ce sensuel tissu depuis que le cousin du Régent avait fait d’elle sa maîtresse officielle. Le bleu était la couleur qui lui seyait le mieux, désormais. Ses cheveux avaient retrouvé leur couleur naturelle, un blond doré qui avait quelque temps gardé des reflets rouges. Elle les tressait ou les laissait libres sur ses épaules dénudées par des corsages ajustés.

La soubrette précédemment rabrouée pénétra dans le salon après avoir toqué à la porte. Elle posa d’une main peu assurée une nouvelle verseuse sur le guéridon et fit une révérence maladroite. Fallianha se contenta de la renvoyer d’un geste, sans lui accorder un regard. Le ciel, au-dessus des toits, adoptait une teinte orangée d’une douceur exquise. Les pans ardoisés des maisons voisines lui cachaient la gloire du coucher de soleil mais si elle avait vraiment voulu admirer un tel spectacle, elle aurait prolongé son séjour à Fershield. Elle ne détestait pas foncièrement le domaine mais elle s’y ennuyait vite. De surcroît, les domestiques acceptaient mal de recevoir les ordres d’une ancienne Louve, en particulier la gouvernante. Fallianha la soupçonnait de réchauffer le lit de Cyril en son absence. Heureusement, le maître du Duché s’y rendait le plus souvent avec ses Ailes, de telle sorte qu’elle n’avait pas à décliner son invitation.

Elle abandonna la contemplation du ciel embrasé et retourna auprès de la tablette de bois précieux, un récent cadeau de son amant. Elle prit la verseuse et emplit une tasse assortie. Cette fois, de délicates volutes de vapeur odorante s’élevaient au-dessus de l’infusion de tourmier blanc. Elle y plongea les lèvres pour aspirer le liquide brûlant et parfumé. Elle aimait la saveur douce-amère qui évoquait son enfance campagnarde pauvre mais plutôt heureuse. Sa mère en préparait chaque soir pour ses frères et elle, juste avant de les envoyer se coucher dans l’appentis au-dessus de l’unique pièce de leur maison. Fallianha se rappelait avec émotion le baiser tendre que sa mère déposait sur son front en appelant sur elle la protection des divinités de la nuit. Par malheur, la pauvre femme avait succombé à une maladie dont un peu d’argent aurait pu venir à bout. Mais son mari buvait les quelques pièces qu’il gagnait en travaillant à droite et à gauche. Fallianha avait alors quatorze ans et un physique qui attirait déjà le regard des hommes. Pas seulement le regard... lorsque son propre père, saoul comme à son habitude, avait posé sur elle ses mains ignobles, elle avait fui à jamais sa famille et la misère. Elle avait vendu la seule chose qu’elle possédait et fait habilement fructifier son commerce. Elle ignorait si son ivrogne de père vivait encore mais n’aurait pas détesté parader devant lui dans le somptueux attelage du Duc de Fershield-Veel.

Derrière elle, la porte s’ouvrit. Seul le Duc pénétrait sans frapper dans les pièces de la maison qu’il avait achetée pour y loger l’ancienne Louve. Elle ne se retourna pas. Un frisson parcourut son dos tandis qu’il s’approchait d’elle. Il l’enlaça et posa ses lèvres sur sa nuque. Elle frissonna plus violemment encore. Cyril la troublait comme au premier jour. Sa bouche sur sa peau, ses mains possessives et même un regard de ses yeux indigo la chaviraient. Le désir incendiait son corps et embrumait son esprit.

Pourtant, elle ne l’aimait pas... En tout cas, pas autant qu’elle aimait Ganrael.

Le jeune homme couvrit son cou et ses épaules de baisers ardents. Les yeux clos, les jambes amollies, Fallianha se laissa aller contre lui. Il la retourna et prit sa bouche avec la même fureur. Elle gémit et entoura de ses bras le cou contracté de son amant. Dans un recoin de son esprit, elle comprit qu’il était hors de lui, poussé aux excès par une tension inhabituelle.

« Il ressent la guerre dans toutes les fibres de son corps. Cette guerre qu’il a appelée de ses vœux et à laquelle il va employer ses forces. Il est déjà entré en guerre. »

Ce qu’il recherchait ce soir-là, c’était déjà un combat, une lutte charnelle où soumettre, dans le champ clos du lit, la femme qu’il avait imposée comme sa maîtresse officielle et intouchable. Il lui avait reconnu un droit sur lui en lui offrant maison, domesticité nombreuse et attelage, comme à une authentique épouse de Seigneur. Il lui avait ouvert les portes du Palais royal. Elle avait côtoyé les Grands Vassaux au lieu de s’étendre pour satisfaire leur concupiscence. Ces hommes hautains avaient dû se contenter de la déshabiller seulement du regard sans hasarder une remarque déplacée. Ne connaissait-elle pas leurs sales petits secrets ?

Mais ce soir, Cyril de Fershield exigeait le paiement de sa dette. Il se proclamait le maître et son rôle, à elle, consistait à satisfaire les revendications de sa chair échauffée par la proximité du conflit. Du moins, c’était ce qu’elle ressentait tandis qu’il la déshabillait sans égard pour son élégante robe et la renversait sur le divan. Il n’avait même pas eu la correction ou la patience de l’amener dans la chambre où, d’ordinaire, il venait la rejoindre trois ou quatre fois par semaine lorsqu’il était à Kurvval. Un domestique pouvait pénétrer à l’improviste dans le salon, après avoir discrètement toqué à la porte, et assister à l’assaut en règle que le Duc, à demi dévêtu, menait sur le corps nu et pantelant de sa maîtresse. Bientôt, cependant, elle ne s’inquiéta plus qu’on pût les surprendre. Elle ne pensa même plus du tout. D’ailleurs, la gamme montante de ses gémissements aurait arrêté sur le seuil le plus distrait des serviteurs.

Lorsque Cyril se sépara d’elle, la lune dispensait sa clarté par l’une des deux hautes fenêtres. Un rai laiteux s'épanchait sur le divan et Fallianha en admira l’effet sur ses seins haletants et sur son ventre satisfait. La tête de son amant reposait sur ses cuisses. Les yeux fermés, le souffle court, il lui apparut non encore vidé de sa tension. Elle contempla longuement son visage. La balafre au-dessus de son sourcil gauche n’en déparait pas la perfection peut-être un peu trop froide. Si Hodin Angon de Lesstrany n’avait mis un terme au duel, qui sait si Ganrael n’aurait pas arboré une marque jumelle ?

À la lueur de l’astre nocturne, le visage figé du Duc de Fershield revêtait l’aspect d’un masque mortuaire. Fallianha frémit d’appréhension. La pensée qu’il pût mourir la heurtait. C’était bien cela, en partie, le destin des femmes. Quel que fût le royaume où elles vivaient, elles craignaient qu’un jour ou l’autre, une guerre leur enlevât les hommes qu’elles aimaient, amants, époux, fils, pères ou frères. Cyril combattrait en première ligne. Il avait beau être l’un des meilleurs, le meilleur sans doute, rien ne le mettait à l’abri d’un guet-apens, d’un accident voire du hasard. Même si elle ne l’aimait pas sans arrière-pensées, et elle se dédouanait à ses propres yeux en se disant qu’il éprouvait pour elle plus de désir que de tendresse, elle souffrirait de sa mort. Sans qu’elle l’eût souhaité, un visage se substitua dans ses pensées à celui du Duc de Fershield. Elle entrevit des cheveux châtains très clairs, presque blancs dans la clarté lunaire qui ciselait les traits fins et mettait une ombre inquiétante dans les beaux yeux en amande. Elle eut très peur soudain. Si Ganrael disparaissait, sa vie ne vaudrait plus grand chose... Sa passion pour le fils unique du Régent datait d’avant sa rencontre avec le transfuge lusitaan et la liait à jamais à cet homme imprévisible et fascinant. Pourtant, Cyril lui avait apporté ce que Ganrael n’avait jamais songé à lui accorder, une place dans sa vie et pas seulement dans son lit. Le fils de Hodin Angon de Lesstrany avait beau jouer les provocateurs, il existait en Nextiia certaines limites qu’il n’oserait jamais franchir. Cyril, lui, n’avait pas hésité à installer une ancienne Louve dans une belle demeure et l’avait l’amenée à la cour. Avec quel naturel il l’avait présentée au Régent en personne !

Il ouvrit les yeux et Fallianha libéra l’air de ses poumons. Elle n’avait pas eu conscience d’avoir retenu sa respiration. Dans la semi pénombre, l’indigo si particulier des iris ne se différenciait pas du bleu du regard de Ganrael. Elle éprouva soudain une sorte de prémonition mais pas suffisamment précise pour s’y arrêter.

Du bout des doigts, il frôla ses cuisses. Puis il s’assit en tailleur.

— Demain, je rejoins mes Thuás sur la côte. Le Régent va ordonner l'invasion d'un jour à l'autre.

Elle se redressa sur les coudes puis s’assit à son tour, non loin de lui mais sans le toucher.

— Tu as enfin ta vengeance.

— Oui, se contenta-t-il de répondre.

Son murmure avait quelque chose d’étrange, à la fois railleur et désabusé. Fallianha n’allait pas le laisser s’en tirer avec ce simple assentiment.

— Une éclatante vengeance, n’est ce pas ? À la mesure de tes ambitions démesurées : des milliers de tués pour prix de la trahison d’une femme !

— Tu sais fort bien, Fallianha, que Hodin n’avait pas besoin de moi pour en arriver là.

Était-ce la peur de perdre ses deux hommes qui lui donnait envie de le frapper ? Elle rétorqua sèchement :

— Tu as apporté une sorte de légitimité à son projet. À ses yeux, ta venue s’apparente à un accord des Dieux pour lancer une opération d’une ambition telle qu’elle serait peut-être restée à l’état de rêve sans toi.

Il se pencha légèrement en avant :

— Tu connais si bien le Régent pour savoir ce qu’il a en tête ?

Elle pinça les lèvres avec irritation. Elle ne pouvait pas lui avouer que les arguments qu’elle venait de lui envoyer à la figure étaient tirés de l’amer discours de Ganrael. Le fils de Hodin d'Angon de Lesstrany s’estimait, à juste titre, évincé par son propre père au profit de l’intrus. « Tu verras qu’il le mettra sur le trône à ma place ! » avait-il un jour hurlé pour se détourner ensuite, les larmes aux yeux.

Cyril n’insista pas et hocha la tête, l’air songeur.

— J’ai fait mettre l’hôtel à ton nom. L’attelage aussi.

Une façon élégante de dire qu’il pouvait ne pas revenir de cette guerre. Cette fois, la jeune femme leva une main et le gifla.

— Je n’en veux pas, Cyril ! Je veux juste que tu n’ailles pas te faire tuer.

Elle se montrait sincère malgré la dissimulation dans laquelle elle vivait depuis qu’il l’avait installée dans la somptueuse maison.

En grimaçant, Cyril couvrit d’une paume sa joue cuisante. Elle n’y était pas allée de main morte.

— Quelle importance ? Voyons, tu es toujours aussi désirable, Fallianha, et jeune encore.

L’ancienne Louve écarquilla les yeux et son bras se détendit à nouveau pour punir l’outrage. Le Duc bloqua vivement la main à quelques centimètres de son visage et sourit sans joie. Elle voulut lui cracher qu’elle ne l’aimait pas, qu’elle ne l’avait jamais aimé et se rendit compte alors qu’elle aurait menti. Elle l’aimait moins que Ganrael, voilà tout. Sans la lâcher, Cyril l’embrassa. Ce fut un baiser doux et presque chaste. Puis il se recula et elle vit qu’il avait les yeux cernés.

— Je suis épuisé, Fallianha. Il faut vraiment que je dorme.

Il se leva lourdement et trébucha sur un des coussins jetés au sol par leurs ébats. Il jura entre ses dents. Fallianha passa ses bras autour de la taille de son amant.

— Va t’allonger dans ta chambre.

Il bâilla, rajusta vaguement sa tenue et sortit. La jeune femme soupira. La visite de Cyril l’avait prise au dépourvu. Elle avait ensuite espéré qu’il rentrerait dormir au Palais, ce qui lui arrivait assez souvent quand il devait partir le lendemain à la Caserne. Mais il était vraiment trop fatigué pour accomplir plus que le trajet jusqu’à l’étage supérieur.

La jeune femme se rhabilla rapidement et passa ses doigts dans sa chevelure pour la discipliner. Puis elle descendit au premier niveau de la demeure. Les lampes à mèches avaient été éclairées dans les couloirs et l’escalier. Les bruits en provenance du petit salon avaient dissuadé le serviteur chargé de cette tâche d’y pénétrer. L’ancienne Louve ne s’embarrassait pas de pudeur, ce qui aurait été franchement risible, mais elle tenait à ce que le personnel connût parfaitement les limites à ne pas franchir. Elle parvint à l’office sans rencontrer quiconque. Les domestiques, sachant le Duc dans les murs, pensaient n’être pas dérangés de sitôt. Elle poussa le battant et fut accueillie par un cri de surprise. Gilliet, sa femme de chambre, sauta sur ses pieds et la fixa avec effarement, la main crispée sur sa gorge, comme prise en faute. L’instant d’avant, elle devait badiner avec le cocher Mérénus mais celui-ci restait à une distance prudente sous l’œil sévère de la cuisinière. Cette dernière, maigre mais habile en son art, essuya à son ample tablier ses mains couvertes de farine et salua l’arrivante, ni trop ni trop peu. Le Duc de Fershield-Veel l’avait engagée après avoir goûté sa cuisine soignée à la table d'un Grand Vassal. Si Marcha Oyljir se sentait rabaissée d’avoir à préparer les repas d’une ancienne prostituée, elle n’en laissait rien paraître, du moins devant celle-ci. Il faut dire qu’elle avait l’occasion de déployer tout son talent lorsque le Duc conviait, fréquemment, des hôtes de marque à sa table. Et qu'il la payait royalement.

Fallianha lui adressa un sourire de circonstance et ignora la craintive Gilliet et son insolent soupirant. Inutile de paraître remarquer les regards impertinents que lui lançait le malappris.

— Ma Dame, il ne fallait pas vous déranger. Où souhaitez-vous que l’on dresse le couvert ? demanda la cuisinière sans servilité.

— Maîtresse Oyljir, nous ne ferons pas, je le crains, honneur à votre cuisine. Le Duc désire avant tout se reposer. Préparez juste un repas froid que je monterai moi-même.

La cuisinière pinça brièvement les lèvres puis houspilla son aide, une jeune fille boulotte qui rougissait en lançant à Fallianha des regards de côté. Par Gilliet qui adorait clabauder sur les uns et les autres quand elle coiffait sa maîtresse, celle-ci n’ignorait pas que la fille de cuisine rêvait d’entreprendre une carrière de Louve qui la conduirait, à l’instar de Fallianha, dans les bras d’un Grand Seigneur. La pauvre bécasse posa un plateau sur un coin de la vaste table de chêne et y disposa des assiettes et des coupes prises dans les buffets longeant deux des murs blanchis à la chaux. Marcha Oyljir entreprit de découper des tranches de pâté en croûte qu’elle disposa ensuite dans les assiettes. Deux parts conséquentes de légumes en gelée de cidre et deux petites jattes de fruits des bois nappés de crème trouvèrent leur place sur le plateau. La cuisinière ajouta une boule de pain à la croûte dorée avant de se décider à poser la question qui lui brûlait les lèvres.

— Mon Seigneur le Duc va-t-il partir bientôt ?

— Malheureusement oui, maîtresse Oyljir. Demain, il rejoint ses Avians et d’ici très peu de jours, il sera dans les airs au-dessus du Lusitaan.

La cuisinière secoua la tête. Elle semblait hésiter entre le courroux et l’affliction.

— Cette maudite guerre... On sait comment ça commence. Mais qui sait comment ça va se terminer ?

Fallianha haussa les épaules.

— Les Dieux sans doute et encore, ce n’est pas sûr. Même si les hommes connaissaient l’avenir, ils croiraient malgré tout possible de le modifier.

— S’il vous plaît, vous pourrez dire au Duc que nous prierons pour lui.

— Je le ferai, accepta distraitement Fallianha en prenant le plateau.

Elle esquissa un sourire désabusé et se dirigea vers la porte. Mérénus se précipita pour lui tenir le battant grand ouvert et réussit à paraître arrogant jusque dans cette attitude servile. Elle lui adressa un sec hochement de tête qui le remettait à sa place.

Le plateau pesait son poids de vaisselle ornée et de victuailles de choix mais Fallianha préférait se retrouver seule dans la chambre avec Cyril. Avec un peu de chance, il s’endormirait vite après s’être restauré. Il ne feignait pas l’épuisement. Il avait jeté ses dernières forces dans l’étreinte effrénée, presque désespérée lui sembla-t-il soudain, qui les avait étroitement unis sur le divan.

Parvenue au deuxième étage, Fallianha posa le plateau sur une desserte non loin de la chambre du Duc. Elle ouvrit la porte sans bruit et pénétra dans la pièce. Le jeune homme l’avait aménagée à son goût, faisant abattre une cloison pour agrandir la chambre existante. Aucun motif n’ornait les tapisseries tendues sur les murs mais la somptueuse teinte indigo du velours de soie marié à des fils d’or se suffisait à elle-même. Le lit, sculpté dans du chêne noir plus que centenaire, était le plus vaste que l’ancienne Louve eût jamais vu.

Cyril dormait profondément, étendu sur le dos, les bras écartés en croix, la respiration lente, un peu embarrassée. Il avait à peine pris le temps de quitter ses bottes et sa chemise froissée, jetées pêle-mêle sur le tapis de haute laine. Fallianha retourna chercher la nourriture qu’il ne consommerait sans doute pas. Mais autant ne pas attirer l’attention de quiconque monterait à l’étage. À la lueur des lampes fixées sur les deux candélabres d’argent, elle déposa le plateau sur la table ronde où tous deux avaient coutume de manger lorsqu’il n’avait invité personne. Puis elle s’approcha du lit pour s’assurer de son sommeil.

Allait-elle prendre le risque de quitter la demeure sous l’anonymat d’une longue mante noire ? Ganrael l’attendait dans la maison du faubourg dont elle avait conservé la propriété... Ganrael qui lui aussi, quitterait bientôt Kurvval pour aller se battre et qui peut-être ne reviendrait jamais. Un désir presque aussi douloureux qu’un coup de poignard lui coupa le souffle.

Un éclat doré attira soudain son regard. Sur la poitrine du dormeur, posé sur l’écrin des poils noirs qui formaient un triangle régulier jusqu’au nombril, luisait un médaillon. Intriguée, la jeune femme se pencha au-dessus de son amant. Elle ne l’avait jamais vu porter ce bijou, pas plus qu’un autre d’ailleurs. Un aigle aux ailes éployées ornait le disque d’or pur. Le nom de Cyril Certys était gravé en demi cercle au-dessus de l’oiseau majestueux. Pour celui ou celle qui avait commandé la fabrication de cette parure de prix, Cyril et l’aigle ne faisaient qu’un.

Un frisson parcourut les épaules de Fallianha. Avec infiniment de précautions, elle retourna la médaille. Sur l’autre face, elle distingua un profil en intaille. Il n’y avait pas de nom. Ce n’était pas nécessaire.

 

 

Chapitre seize

 

 

« Pleure durant la nuit, abondance de larmes

Soupire à la croisée, chemin du discrédit

Femme, désole-toi, tour de garde sans armes,

Souviens-toi bien des jours d’avant la tragédie.

 

Qui te consolera ? Qui portera le deuil ?

Qui t’honora jadis ? Qui essuiera tes pleurs ?

À tisser un linceul tu consumes ton œil,

Reine, vierge et veuve, au fil de ton malheur.

 

Gémis durant la nuit, ombre des maléfices,

Élève haut tes mains, cendres de la passion,

Veillant à la croisée, autel de sacrifice,

Regrettant les splendeurs d’avant la transgression.

 

Qui a pris de grands airs ? Qui a trahi le Roi ?

Qui a tué l’espoir ? Qui a tourné la roue ?

Au soir de votre union, tu as perdu la foi,

Vierge, veuve et reine, en perdant ton époux. »

 

Artémisia referma le recueil de poèmes et leva les yeux vers la fenêtre. La lumière du milieu du jour pénétrait dans la librairie à travers les lames de bois translucides. Ainsi tamisée, elle respectait la fragilité des reliures disposées sur les rayons. La jeune femme parcourut du regard la salle dévolue à la lecture. Les ouvrages, rangés sur les étagères comme des serviteurs attendant les ordres, traitaient de tous les sujets imaginables. Le père de son époux avait réuni là une collection inestimable. Sans doute n’en avait-il pas lu le quart. Elle-même doutait d’en venir un jour à bout. Elle aimait les livres, leur odeur et leur toucher. Les couvertures de cuir adouci par les ans lui paraissaient d’une sensualité presque indécente. Les éditions plus récentes, acquises par Cyril pour compléter le fond, affichaient, aux yeux de son épouse, le même tempérament entier et impatient que l’exilé. La reliure de peau encore raide craquait et résistait lorsqu’elle ouvrait l’un de ces livres. Cela lui arrivait de temps à autre, lorsqu’elle voulait tenter de comprendre qui était réellement cet homme dont elle savait si peu. L’ancien favori avait sélectionné des écrits techniques, historiques ou politiques auxquels il avait ajouté quelques romans, peu lus, et deux ou trois recueils de poésies, encore moins consultés. Les ouvrages de musicologie attiraient plus volontiers l’attention du maître des lieux. Des signets indiquant certains passages témoignaient qu’il les avait consultés assez souvent.

Mais les livres qui avaient eu sa faveur traitaient de la Fæbhair. Des passages en étaient soulignés, d’autres rageusement biffés. Artémisia s’était à son tour plongée dans la lecture de ces savants exposés mais avait dû reconnaître que les principes qui régissaient les rapports entre un homme et une machine demeuraient flous. Elle pouvait les concevoir mais non les analyser. Elle soupçonnait que seul un Avian et dans une moindre mesure un Batelier ou un Charrelier appréhendaient la profondeur du concept. D’ailleurs, les auteurs de ces traités étaient pour la plupart des Avians. Ceux qui ne faisaient pas partie de cette orgueilleuse corporation mais avaient osé écrire sur le sujet avaient subi les foudres de Cyril : il avait raturé maints passages de leurs écrits et parfois même arraché des pages.

Une discussion qu’elle avait eue avec Cyril au sujet de la Fæbhair lui revint en mémoire. Elle lui avait demandé pourquoi seuls les hommes la possédaient.

« Je n’en sais rien, ma chère. Je dois vous avouer que je ne me suis guère penché sur la question, lui répondit-il, ses sourcils haussés témoignant de sa surprise.

S’étonnait-il qu’elle lui eût posé cette question ou bien qu’une telle interrogation pût venir à l’esprit de quelqu’un. Elle insista :

— Pourquoi n’existerait-il pas de Fæbheir féminine ? Je trouve que les Dieux se sont montrés profondément injustes en nous privant de ce pouvoir.

Il rit.

— Charmante Artémisia, vous voyez-vous affronter les périls du vol et des combats aériens ? Ou vous épuiser à mener un convoi à travers les immensités où guettent les bandits de grand chemin, ou encore piloter un navire au sein d’une terrifiante tempête ? Les femmes sont faites pour la douceur et la beauté.

— Bien sûr ! Votre discours ne se démarque pas de celui que tous les hommes tiennent depuis que les Dieux ont commis la faute de leur confier le monde. Ainsi, les hommes gardent-ils les femmes dans leur dépendance et ne prennent pas le risque de trouver en elles des égales sinon des concurrentes, répliqua-t-elle en assaisonnant la diatribe d’un sourire.

Elle ne tenait pas à le heurter de front même s’il n’avait jamais réagi à son encontre comme parfois, elle l’avait vu faire lorsqu’on le contredisait ou contrecarrait ses desseins.

— Quant à votre discours, ma tendre épouse, il ne laisse pas de me surprendre. Vous voilà montant au créneau pour réclamer... quoi au juste ? Que les femmes deviennent semblables aux hommes ? Aux Dieux ne plaisent ! J’en serais fort dépité. Et puis, Artémisia, je suis convaincu que toutes les femmes ou presque sont douées d’une sorte de Fæbhair. Ne manipulent-elles pas les hommes aussi aisément que les convoyeurs leur chariot, pour les mener là où elles le désirent ? »

Quelque peu vexée par le ton taquin de Cyril, Artémisia secoua la tête puis suggéra que l’arrogance des hommes avait certainement étouffé et nié la Fæbhair féminine. Son époux admit distraitement cette éventualité puis mit un terme à la conversation d’une façon dont le souvenir troublait encore le jeune femme.

 

Artémisia soupira. Elle était venue dans la librairie avec l’intention de mettre à jour les comptes du domaine. Presque aussi étendu qu’une province, Lindia demandait une attention constante. Sans l’avoir désiré, elle en était devenue la maîtresse et la garante. Bien que réfugié dans un Royaume hostile au Lusitaan, le Comte Certys n’avait pas vu ses biens confisqués par la couronne. Aminta n’avait pas souhaité dépouiller la jeune épouse de son ancien favori. Artémisia était convaincu que la Suprême gardait secrètement l’espoir d’une réconciliation.

Elle se mordilla nerveusement la lèvre. Les chances d’un retour en grâce du Cyril s’étaient peu à peu amenuisées et semblaient désormais inexistantes. L’allégeance du transfuge à l’ennemi héréditaire du Lusitaan ne faisait plus de doute pour personne. Le Régent nextiian l’avait attaché à lui avec un titre de Duc. Certys s’était vendu un bon prix. On affirmait de source sûre qu’il donnait des garanties de sa sujétion en entraînant les Avians que Hodin Angon de Lesstrany rêvait d’envoyer contre le Lusitaan. On mettait même à son compte la rupture des ultimes relations diplomatiques qu’entretenaient malgré tout les deux Royaumes. Peut-être lui prêtait-on trop de pouvoir mais n’avait-il pas insulté l’émissaire d’Aminta en présence du Régent ? De retour à Nestoria, le Comte de Conteran avait raconté l’humiliante scène à qui voulait l’entendre, c'est-à-dire tous les membres de la cour. Artémisia en avait eu connaissance par la lettre d’une de ses sœurs. Cette dernière, la seconde des cinq filles Evenson, avait épousé un Vicomte deux fois plus âgé qu’elle mais fort attentionné à son égard. Le couple vivait à Nestoria et les lettres de Jauyanie constituaient un des rares liens que sa cadette avait conservés avec son ancienne vie.

 

« Monsieur de Conteran narre à satiété sa rencontre avec ton époux. Il se pare d’un beau plumage d’aigle mais, bien qu’entouré de ses gardes d’escorte, il ne devait pas se montrer si bravache lorsqu’il se tenait devant le terrible Régent de la Nextiia et ses guerriers barbares.

Il s’était rendu auprès du Roi Cosme pour remettre une missive d’Aminta au sujet de laquelle nous ne savons guère de choses, mais son contenu est-il vraiment important ? Nous savons bien à quoi nous en tenir avec ces sauvages. Plus intéressant était l’autre message et nul doute que notre émissaire tremblait dans ses chausses en le transmettant. Il ne fut pas reçu par le petit Roi, sans doute malade, mais par l'affreux Régent. Le principal intéressé n’était pas présent lorsque la demande fut formulée. Angon de Lesstrany ne répondit rien et l’envoya chercher.

Imagine Conteran tout frissonnant d’appréhension tandis qu’il attendait entouré de barbus aux torses larges et aux bras épais comme ses cuisses, vêtus d'oripeaux d'un mauvais goût manifeste, qui le considéraient dans un silence peu rassurant. Il devait se demander à quelle sauce il allait être dévoré par ces ours mal léchés. Le garde chargé de ramener Certys l’annonça enfin :

Le Duc de Fershield-Veel, votre Excellence.

Cyril, tu arrives à point nommé.

Le véritable souverain de la Nextiia s’est adressé, paraît-il, à ton époux avec une familiarité qui en dit long sur leurs rapports. Certys l’a salué puis a tourné son attention vers le représentant du Lusitaan.

Conteran ! Je vous croyais déjà reparti loin de nos contrées de sauvages ! Si j’étais vous, je ne tarderais pas à mettre les voiles. Mais, j’en remercie les dieux, quels qu’ils soient, nous n’avons rien de commun, vous et moi ! Qu’espérez-vous donc de nous ?

Choqué par l’arrogance de l’ancien favori, Conteran choisit d’ignorer la question. Avec une jubilation sournoise, Hodin Angon de Lesstrany l'informa lui-même :

Croiras-tu, mon cousin, que ton Aminta m’envoie dire que tu dois être remis à la justice lusitaane afin d’être jugé pour tes crimes  ?

Certys toisa Conteran (ce qui ne lui a pas demandé beaucoup d’efforts. Te souviens-tu de la taille médiocre de notre médiocre messager ?) puis il éclata de rire.

« Un rire effrayant, empli d’une telle férocité que j’en ai tressailli » reconnaît Conteran. Et voici en quels termes il décrit ton époux : « Il n’y a plus rien de l’insouciant Cyril Certys dans ce farouche guerrier. Sa stature m’impressionnait réellement. Il détonait au milieu des seigneurs nextiians comme un loup noir au milieu d’ours. Il portait un vêtement ajusté, taillé sur mesure dans un velours damassé bleu foncé et argent. Ses cheveux étaient coiffés en tresses fines sur les tempes. Et une cicatrice marque son front, au dessus du sourcil gauche. Ses yeux bleus fixés sur moi étaient à la fois de glace et de feu. »

D'après Conteran, voici ce que répondit Cyril de Fershield :

Est-ce maintenant qu’Aminta me réclame auprès d’elle ? Faut-il que ta souveraine ne doute de rien ou bien est-ce une forme d’humour que je ne lui connaissais pas ? Dis-lui bien ceci, valet d’une maîtresse qui sait tout du prix de la loyauté : si elle veut ma tête, qu’elle vienne en personne la prendre. Dis-lui aussi que je mènerai à bien la tâche que je me suis assignée. Mon cousin, son Excellence Hodin Angon de Lesstrany, et le Roi Cosme m’ont accordé leur confiance. Rappelle àMo Uachtáracha Aminta ce qu’il en coûte de m’humilier.

Le Régent nextiian renvoya Conteran sans rien ajouter. Quelle offense ! Mais il était dit que rien ne lui serait épargné au pauvre homme. Certys le saisit violemment par le bras alors qu’il passait près de lui et lui lança sur un ton sarcastique :

Conteran, j’admire votre vaillance : venir vous jeter dans la gueule du loup ! Votre Suprême aura bientôt besoin d’hommes tels que vous. Une trop facile conquête ne saurait agréer à notre sang barbare. 

Tu te doutes bien, Artémisia, de la haine qui s’accumule ici sur la tête de Certys. Il faut renoncer à dénombrer tous ceux qui se disent prêts à verser le sang du renégat. Mais je ne m’illusionne pas sur ces coqs de cour. La plupart d’entre eux souilleraient leurs chausses s’ils devaient l’affronter en combat singulier. Je crains qu’ils n’aient à prouver bientôt leur valeur. N’est-ce pas d’une guerre prochaine dont a parlé ton époux ? Un époux qui l’a d’ailleurs été si peu, ma chérie. Cesse de penser à lui. Un tel homme peut enflammer les sens d’une femme mais comment peut-on en tomber amoureuse ? Et surtout le rester ?... »

 

 

Jauyanie la pressait de revenir à la cour. Sa beauté et son malheur l’y rendraient intéressante. « Tu n’as aucune fidélité à devoir à Certys et tu ferais bien de lui rendre poignard pour poignard. » lui écrivait régulièrement son aînée.

Artémisia n'avait aucune envie de se rendre à Nestoria où sous prétexte de plaindre son sort, on ne manquerait pas de cracher des propos venimeux au sujet du traître Cyril Certys, de son infamie et du châtiment qu'il ne manquerait pas de subir. Ce n’était pas Jauyanie qui lui avait rapporté la rumeur infâme qui achevait de salir son époux. Artémisia l’avait apprise par Tornay Certys, le cousin de Cyril. Tornay avait en charge la partie commerciale du domaine et s’en acquittait avec efficacité et honnêteté. Cette dernière qualité, appréciable chez un commerçant, justifiait la confiance que lui accordait Artémisia. Lors de ses séjours dans la capitale, le jeune marchand rencontrait les banquiers et les acheteurs. Il négociait habilement le fameux vin et la toison précieuse des moutons lindiens. Par la suite, il lui rapportait scrupuleusement les tractations qu’il avait menées en son nom. Elle se doutait bien que Tornay était amoureux d’elle mais ne lui montrait pas qu’elle l’avait percé à jour. Elle le traitait en parent et en ami. Il n’avait d’ailleurs jamais tenté de franchir les limites que leur imposaient leurs conditions respectives. Elle était de sang noble, lui n’était qu’un roturier. De plus, si Tornay appréciait peu l’épouse que son père lui avait infligée, Artémisia ne cachait à personne l’affection qu’elle éprouvait toujours pour son époux.

Après avoir longtemps hésité, Tornay lui révéla que Cyril passait pour être le giton de Hodin Angon de Lesstrany. Artémisia ne doutait pas de l’identité de celui qui alimentait la diffamation de détails salaces répétés à l’envi par les courtisans. Le Prince consort n’avait jamais pardonné au Comte Certys son influence sur la Reine. La relégation et l’évasion de l’ancien favori ne désarmaient pas sa haine et il continuait à déverser sur l’absent des tombereaux d’immondices. À travers deux ou trois allusions de son époux, Artémisia avait cru comprendre qu’Erri avait envoyé sa propre sœur tenter de le séduire. Le caractère suffisant et égocentrique d’Erri de Notthon fournissait le terreau idéal à de si basses manœuvres.

La jeune femme chassa de son esprit l’image du Prince. Il lui restait dans la bouche comme un goût de citron vert qui lui aurait agacé les dents. Convaincue que cet homme vaniteux avait participé à la chute du favori, elle n’avait partagé ses soupçons avec personne. Elle ne désirait pas que cela parvînt aux oreilles royales.

Elle tendit la main vers le grand cahier sur lequel elle inscrivait les entrées et les sorties d’argent. Un autre registre était destiné au relevé des revenus en nature que rapportaient les nombreuses fermes. Les tonneaux de vins, les tontes, les setiers de céréales, les têtes de petit et de gros bétail, les porcs de grains, les volailles et jusqu’aux œufs étaient notés avec précision. Artémisia ne trouvait pas cette tâche fastidieuse. Elle aimait manipuler les nombres et imaginait derrière les chiffres les hommes et les femmes qui faisaient vivre le beau domaine de Lindia. Mais, en cette fin de matinée, elle n’avait pas le cœur à se plonger dans les calculs. Sa main se posa sur le mince recueil de poèmes et elle le feuilleta jusqu’à ce qu’elle retrouve celui qu’elle venait de lire. Intérieurement, elle se morigéna. Pourquoi céder à la mélancolie qui, depuis son réveil, l’assaillait dès qu’elle baissait sa garde ? Elle succomba pourtant à la tentation de relire le poème en se l’appliquant.

 

« Pleure durant la nuit, abondance de larmes

Soupire à la croisée, chemin du discrédit.

Femme, désole-toi, tour de garde sans armes,

Souviens-toi des jours d’avant la tragédie... »

 

Artémisia ne pleurait pas. Pour se montrer sincère avec elle-même, elle ne pleurait plus. Plus de deux années  s’étaient écoulées depuis l’arrestation de Cyril. À la faveur des nuits, elle avait versé des larmes sur le prisonnier de Comarck. Le jour, elle affichait un visage lisse sinon serein pour ne pas donner prise à la malveillance. Elle ne s’était pas discréditée en se lamentant en public. Elle, l’épouse délaissée, s’était montrée forte. Sa dignité lui avait attiré l’admiration alors qu’elle avait craint les railleries. Ses armes avaient été son refus de se laisser plaindre et le soutien de la souveraine. Mais comme elle se souvenait distinctement des « jours d’avant la tragédie » !

Le jour où son père l’avait vendue au plus offrant restait inscrit dans sa mémoire comme au fer rouge. Sans état d’âme, la Suprême avait acheté Artémisia pour son favori. Elle l’avait sélectionnée comme on choisit une pouliche, bien conformée et de bon caractère. Jodal d’Evenson, veuf, s’était retrouvé avec cinq filles sur les bras et pas un sou pour les doter. La générosité d’Aminta lui avait permis d’oublier, fort à propos, que son futur gendre sortait de la roture. Artémisia quittait pour la première fois le lugubre château ancestral et ne connaissait donc pas son promis. À peine savait-elle ce qu’on en disait dans les provinces reculées : Cyril Certys était beau, superficiel et capricieux.

Lorsque le favori entra dans le salon luxueux où la jeune provinciale l’attendait, elle remercia les Dieux. Le regard indigo qui caressait sa silhouette la troubla et les paroles du jeune Comte achevèrent de la conquérir. Il ne fit pas mystère de son attachement exclusif pour la souveraine mais lui offrit son estime et son amitié. Comme elle le lui avoua alors, elle ne faisait pas un mauvais marché. Dernière fille d’un seigneur presque aussi pauvre que ses métayers, elle s’était crue destinée à réchauffer le lit d’un vieillard acariâtre. Et voilà qu’elle allait devenir l’épouse du plus bel homme du Lusitaan ! Léger et inconstant certes, mais si désirable ! Elle s'était persuadé qu’une seule nuit entre ces bras-là serait un précieux présent des Dieux qui suffirait à la satisfaire.

 

« Qui te consolera ? Qui portera le deuil ?

Qui t’honora jadis ? Qui essuiera tes pleurs ?

À tisser un linceul tu consumes ton œil,

Reine, vierge et veuve, au fil de ton malheur. »

 

Pourtant, elle connut d’autres nuits après la première, tout aussi magiques et inoubliables. Cyril se rendait auprès d’elle lorsque le service de sa souveraine ne l’accaparait pas et se montrait un amant passionné et attentionné. Mais elle se consumait dans l’attente de ces étreintes trop rares. Nul ne la consolait alors. Nul ne l’honorait jadis et sans doute se moquait-on de l’épouse abandonnée dans le grand hôtel vide. Elle portait le deuil d’un amour impossible. Cyril l’avait pourtant prévenue : il n’aimait qu’Aminta. Néanmoins, Artémisia n’avait pu s’empêcher d’espérer.

Elle lut le dernier vers à mi-voix en le soulignant de l’index :

— « Reine, vierge et veuve, au fil de ton malheur »... reine, assurément, sur ce domaine de Lindia que j’aime tant. Veuve, sans doute, car je ne reverrai jamais mon époux. Mais vierge, oh non ! Et des rêves me hantent nuit après nuit. « La transgression »... ô Cyril. Tu as pris de grands airs, mon époux. Tu as trahi ta Reine. Ce poème a été écrit voilà bientôt cent années. Le poète était-il un prophète ? Ou bien plutôt les hommes sont-ils toujours les mêmes quels que soient les lieux et les époques ? Tu m’as trahi aussi et je t’ai perdu... tout comme j’ai perdu notre enfant avant même de le concevoir. Pourtant, je n'éprouve pas de ressentiment à ton égard. Tu ne ressembles à personne, mon si lointain époux, pas même aux autres Avians. Qu'es-tu allé chercher en réalité dans ce Royaume du Nord ?

Des larmes perlèrent à ses paupières. Elle les essuya du bout des doigts. Cyril avait fait d’elle une femme. Avec des désirs de femme. Mais elle refusait de les assouvir avec un autre homme que lui.

— Jamais !

Artémisia repoussa le livre et les cahiers de comptes. Avec un nouveau soupir, elle se leva. Elle n’avait pas faim et décida de bouder le léger repas qu’elle prenait en général dans le petit salon. Une longue promenade sous le soleil effacerait peut-être sa tristesse.

 

Elle se dirigea vers sa chambre pour y prendre un chapeau à larges bords. En ce jeune printemps, la chaleur n’avait pas atteint son paroxysme mais le soleil pouvait brûler sa peau délicate. Lorsqu’elle ouvrit la porte, elle buta sur Massadéna, sa camériste, qui dirigeait le nettoyage des sols délicatement carrelés et du mobilier. La finesse des meubles passés à la céruse exigeait des soins minutieux. Cyril lui en avait fait la surprise la seule fois où il s’était rendu en Lindia avec elle. Mais c’était elle qui avait choisi sa chambre. La pièce lui avait tout de suite plu par ses dimensions relativement modestes et sa porte-fenêtre. Elle donnait sur une terrasse où les plantes croissaient à profusion dans des jardinières. Artémisia en avait sélectionné les variétés de façon à pouvoir profiter des floraisons tout au long de l’année. Depuis la terrasse bordée d’une colonnade gracile, le regard dominait le parc planté à l’arrière de la demeure.

Sa demeure... A la grande déception du Prince consort qui escomptait mettre la main sur le riche domaine, Aminta avait ordonné que Causse-Domergue revînt à Artémisia Certys.

Massadéna la salua et, tout en gardant un œil vigilant sur les deux filles affairées au ménage, demanda :

— Madame, voulez-vous être servie dans le petit salon ou sous la tonnelle ?

— Massadéna, je ne mangerai pas. Donne-moi mon chapeau de paille, celui avec le ruban vert. J’ai besoin d’aller marcher un peu.

La camériste s’alarma. Une sincère inquiétude se peignit sur son visage poupin rougi par l’agitation.

— Vous ne vous sentez pas bien ? Voulez-vous que je fasse venir le médecin ?

— Non, ma bonne. Je n’ai rien qu’un peu d’exercice ne fera passer.

La Lindienne hocha la tête avec un air entendu. Elle savait bien ce qui attristait sa maîtresse. Elle vivait à Causse-Domergue depuis son adolescence. Du service de Guenièvre Certys, elle était passée tout naturellement à celui de l’épouse du jeune maître. L’emprisonnement du jeune Comte l’avait profondément affligée et elle lui avait trouvé de nombreuses circonstances atténuantes lorsqu’il avait rallié la Nextiia. Artémisia se doutait bien que la fidèle servante aurait été nettement moins attentive à son bien-être si elle avait écouté Jauyanie et ouvert son lit à un autre homme que Cyril.

— Madame, prenez au moins Jorana ou Fae pour vous tenir compagnie.

— Inutile de les déranger à cette heure. Si ça doit te tranquilliser, sache que Plume m’accompagnera.

La jeune femme prit le chapeau de paille blanchie que lui tendait la camériste et s’en coiffa. Elle noua les deux larges rubans sous son menton puis quitta la pièce en laissant Massadéna houspiller ses deux aides qu’elle ne jugeait pas assez diligentes.

Artémisia suivit un long corridor aux murs peints à fresque. Le soleil qui entrait par d’étonnantes verrières découpées dans le toit en avait affadi les couleurs. La jeune femme aimait ces paysages décolorés qui tenaient plus, désormais, du domaine du rêve que de la réalité. Mais, ce matin-là, elle n’y jeta pas même un coup d’œil et descendit rapidement le grand escalier central jusqu’au hall d’entrée. Elle avait hâte de fouler l’herbe encore verte, de respirer l’air embaumé par la floraison des passenières jaune d’or, d’emplir ses yeux de la simple beauté des collines et de laver son cœur au grand ciel si bleu.

— Madame, bien le bonjour ! parvint à prononcer le vieux portier dont tous les serviteurs disaient qu’ils l’avaient toujours connu au service des Certys.

Confus, il avala péniblement le morceau de pain à l’huile frotté d’ail qui emplissait sa bouche édentée. Il s’essuya ensuite la moustache du dos de sa main tavelée. Artémisia fit mine de n’avoir rien remarqué et répondit au salut du vieillard :

— Bonne journée à toi aussi, Desrilan. Je sors me promener avec Plume.

— Vous allez faire un heureux ! gloussa-t-il en lui tenant la lourde porte.

Elle descendit le perron hémisphérique et se dirigea d’un pas alerte vers l’aile ouest. Déjà, elle se sentait plus légère, comme si un poids avait été ôté de son cœur. Elle ne pouvait rien changer au passé ni intervenir sur le présent. Autant l’accepter et vivre en tirant le meilleur parti de ce qui lui avait été accordé. Causse-Domergue lui appartenait. Par l’entremise de la maison, elle éprouvait le sentiment de posséder un peu de Cyril. Il y avait vécu une enfance heureuse.

Elle tourna l’angle et frôla d’une main amicale la pierre blonde et tiède avec laquelle le fondateur de la dynastie marchande des Certys avait édifié sa résidence. Des aboiements énergiques retentirent comme la jeune femme approchait de la dépendance de pierre et de bois à claire-voie faisant office de chenil. Plume avait senti sa maîtresse et manifestait bruyamment sa joie. Le valet de chiens se précipita pour accueillir Artémisia. C’était un garçon monté en graine, à l’abondante tignasse brune. Son hâle ne parvenait pas à masquer le rouge qui lui venait aux joues dès qu’il se trouvait en présence de la châtelaine.

— Amène-moi Plume, Thimi. Les autres chiens se portent-ils bien ?

— Ils vont b... bien, ma dame, bredouilla l’adolescent. Dorette va bientôt mettre bas.

— Préviens-moi lorsque les petits seront nés. Je viendrai les voir.

Le visage du garçon s’empourpra plus encore.

— Je n’y manquerai pas, ma dame ! Oh ça non !

Il s’engouffra dans le chenil et ressortit rapidement en tenant par le collier un grand chien fauve qu’il avait du mal à maîtriser.

— Plume, calme, mon beau ! ordonna Artémisia en riant.

L’animal s’immobilisa et attendit, tout frétillant, que sa maîtresse vînt à lui. Artémisia lui caressa la tête et le gratta derrière les oreilles. Plume gémit de plaisir. Cyril lui avait offert ce superbe rogue, issu d’une portée royale. De tous les présents dont il l’avait comblée, c’était celui qui l’avait le plus émue. Non sans amusement devant le chien impressionnant qu’il était devenu, elle revoyait la petite boule de poils plus doux que du duvet. Elle l’avait appelé Plume et ce nom sonnait désormais comme une plaisanterie. Il atteignait presque la taille d’un poney et son museau court recelait des dents capables de broyer quiconque aurait esquissé un geste déplacé envers sa maîtresse.

— Viens, nous allons nous promener.

Le chien attendit de voir quelle direction prenait Artémisia puis la précéda de quelques foulées, reniflant avec circonspection le sol qu’une légère pluie nocturne avait assoupli. Tous deux longèrent l’allée principale. Lorsque Artémisia atteignit la lisière du bois qui s’étendait à l’arrière de la demeure, elle se retourna. Sous les flots de lumière dorée, Causse-Domergue enchantait le regard. Construite à une époque et en un lieu sûrs, elle était affranchie des contraintes qui avaient présidé à l’élévation du château d’Evenson dans le nord-est du Lusitaan. Le souvenir de la forteresse en partie ruinée, de ses salles sombres, humides et enfumées, des serviteurs peu nombreux et mal embouchés donna des frissons à la jeune femme. Et lui rendit plus idyllique encore la vision de l’élégante maison de maître dont les trois niveaux se festonnaient de balcons et de terrasses en marmolan crémeux.

Plume montra rapidement de l’impatience. Il ne comprenait pas pourquoi sa maîtresse ne bougeait plus alors que le bois s’ouvrait à quelques pas d’eux. Il bondit autour d’Artémisia en gémissant d'énervement. Elle s’arracha à sa contemplation, flatta la grosse tête et s’exclama :

— Oui, Plume, nous y allons ! Mais interdit de chasser les lapins et les écureuils.

L’animal émit un jappement penaud comme s’il avait saisi l’injonction. Artémisia n’aurait pas juré qu’il ne l’avait pas comprise. Au cours de leur dernière promenade, il lui avait ramené le corps encore pantelant d’un lapin et elle l’avait sévèrement grondé. Elle n’avait pas aimé la vue du petit cadavre. Elle n’appréciait d’ailleurs aucune sorte de chasse. Si elle avait participé à des chasses à courre lorsqu’elle vivait à Nestoria, la seule raison en était la présence de Cyril. Son époux chevauchait au côté d’Aminta, bien évidemment, mais la nuit suivante, il n’était pas rare que, le sang échauffé par la poursuite du cerf, il la rejoignît dans son lit.

La dernière battue qu’elle avait suivie lui avait laissé un goût amer. Subitement emballé, le cheval de Cyril avait failli entraîner le jeune homme dans la mort. Celui-ci s’en était sorti avec seulement une jambe fracturée, au grand dépit du Prince consort, présent sur les lieux. Terrifiée, Artémisia s’était précipitée auprès de son époux inconscient mais elle avait eu le temps de capter le regard débordant de malveillance qu’Erri de Notthon dardait sur le blessé. Elle n’oublierait jamais la haine du Prince à l’encontre du favori, soudain exposée en pleine lumière. Comment pourrait-elle se défaire du sentiment que ses odieuses manœuvres avaient fini par porter leurs fruits vénéneux ? Erri avait patiemment instillé des doutes sur la loyauté du favori. Peu à peu, la souveraine avait prêté une oreille complaisante à ses médisances. L’attitude défiante d’Aminta avait poussé Cyril à bout. Meurtri par les reculades de sa reine, il avait laissé sa nature impulsive prendre le dessus.

Plume se mit à aboyer frénétiquement et bondit jusqu’à un arbre contre lequel il se dressa. Il griffait avec ardeur l’écorce crevassée. Heureuse de la diversion, Artémisia lui donna une tape sur la tête en ordonnant d’un ton sec :

— Pas de marmouset, non plus !

Elle le saisit par le collier et leva la tête pour tenter d’apercevoir la silhouette gracile du petit carnassier. La vision d’un éclair blanc et noir entre le

s aiguilles bleu-vert la récompensa. Les marmousets se laissent rarement apercevoir. Elle réussit même à distinguer les oreilles en houppette et la longue queue sinueuse du petit animal avant qu’il ne disparût dans la frondaison.

Artémisia reprit son chemin à travers les troncs orangés des pins-camus et les buissons clairsemés. De minuscules inflorescences blanches parsemaient les rameaux des mystes odorants et exhalaient un parfum miellé. Des insectes ivres de nectar bourdonnaient dans les rais de lumière qui pénétraient la pénombre du sous-bois. Suivie par Plume provisoirement assagi, la jeune femme décida de traverser le bois en diagonale et de descendre la colline jusqu’aux champs bordant la route principale. Peu après, elle parvint à un minuscule vallon. Une source s’y nichait. Elle laissa un instant le chien jouer à mordre l’eau qu’il soulevait en pataugeant dans le bassin de pierre et s’assit sur un muret. Bientôt, Massadéna la gourmanderait s’il lui prenait l’envie d’aller marcher au beau milieu de la journée. Mais Artémisia appréciait trop le soleil lindien pour l’écouter. Elle prendrait juste quelques précautions pour que les rayons ardents ne brûlassent pas sa peau claire. Jamais elle ne retournerait dans sa région natale, si humide et si froide, triste à périr d’ennui.

Une douce langueur la gagna peu à peu, propice aux réminiscences. D’un geste languide, elle lissa sur ses cuisses la cotonnade grège de sa robe puis se laissa aller en arrière contre un tronc moussu auquel s’accotait le muret de pierres sèches. À travers le feuillage, la tiédeur coulait sur ses bras nus en une caresse presque sensuelle. Son esprit dérivait mais les courants l’entraînaient toujours vers le même secret désir. Quand elle en vint à imaginer les lèvres de Cyril sur sa peau, elle lutta pour reprendre pied dans la réalité. Elle se redressa vivement et appela son chien :

— Plume, il est temps de rentrer !

D’un pas trahissant sa contrariété, elle foula le sentier qui délaissait le vallon et menait jusqu’à la route empruntée par les convois marchands et les gens de Causse-Domergue. Elle longea un verger de vermilles presque mûres. Dans un mois, arriveraient les saisonniers qui enchaîneraient la tonte des brebis, la récolte des fruits, les moissons et les vendanges.

Artémisia cueillit une vermille rougie et mordit à pleines dents dans la chair juteuse. La saveur de miel se devinait sous l’acidité du fruit vert. Elle le grignota jusqu’au noyau qu’elle jeta dans le fossé au moment où elle atteignait le chemin principal.

Quelques paysans en tuniques et braies écrues se reposaient à l’ombre d’une haie. Ils avaient travaillé depuis tôt le matin à débarrasser les champs de blé de l’envahissante iraille. Un hiver pluvieux avait favorisé la prolifération de l’herbe parasite et il fallait l’éliminer pour ne pas compromettre les récoltes. Dès qu’ils s’aperçurent de la présence de leur maîtresse, les hommes se mirent debout et ôtèrent respectueusement leurs chapeaux de grosse toile. Artémisia les salua gracieusement tandis que Plume leur adressait un aboi sonore.

La jeune femme prit la direction de la demeure. Celle-ci était le seul bâtiment érigé sur le causse, hormis les discrètes maisons des ouvriers agricoles permanents. L’architecte avait fait en sorte que l’arrivant n’eût pas la vue gâchée par ces humbles logements. Il les avait relégués derrière le manoir et avait fait planter des arbres tout autour. Ainsi, le visiteur découvrait un paysage idéal de pierre blonde et de verdure. À l’évidence, de fortes sommes d’argent avaient été engagées dans la construction de la résidence et du parc mais rien d’ostentatoire n’altérait le plaisir qu’éprouvait toujours Artémisia lorsqu’elle parvenait à la grille. Qu’elle fût à pied, à cheval ou en voiture, elle s’immobilisait toujours, le temps d’un regard chaleureux. Oui, Causse-Domergue lui appartenait. Pour autant, la demeure détenait aussi un droit sur elle. La jeune femme ne s’était jamais sentie aussi en harmonie avec un lieu et s’il lui fallait le quitter, elle en souffrirait beaucoup.

Plume courait devant elle en tous sens, reniflant de passionnantes odeurs dans les fossés, sautant sur les talus pour poursuivre un papillon ou une sauterelle dorée. Elle s’amusait de le voir faire. C’était un bon compagnon et sa présence enjouée comblait en partie sa solitude affective.

— Plume ! Viens ici !

Elle venait d’entendre des heurts de sabots sur la route. Un seul cheval, venant de Causse-Domergue... elle saisit le chien par le collier et, sourcils froncés, fixa le tournant par lequel le cavalier allait surgir. Ce qui ne tarda guère. Elle reconnut aussitôt Pétrus, le plus jeune des fils de Massadéna. A sa vue, le visage rond du garçon s’éclaira et il mit son poney au pas. Arrivé à hauteur d’Artémisia, il sauta à terre et ôta respectueusement son chapeau de paille effrangé. Plume gémit, quémandant une caresse. Mais contrairement à son habitude, le jeune garçon ne lui grattouilla pas vigoureusement le crâne. Un peu essoufflé, il délivra son message :

— Ma dame, monsieur Tornay vient d’arriver. Il a demandé après vous. Sauf votre respect, ma dame, il a l’air vraiment tracassé.

Artémisia frissonna. Il lui sembla qu’un nuage menaçant voilait brusquement le soleil. La visite impromptue de Tornay l’alarmait. Le cousin de son époux était parti pour Nestoria deux semaines auparavant. Il n’avait pas prévu de repasser par Causse-Domergue avant un bon mois. Seul un malheur pouvait expliquer ce retour précipité.

La jeune femme envoya Pétrus en avant car elle désirait rester seule. Le gros garçon remonta sur son poney et reprit le chemin du retour. Artémisia pressa le pas. Plume, étrangement calme, trottait à sa hauteur. Il ressentait l’angoisse de sa maîtresse. Tout au long du chemin, celle-ci ne put empêcher son esprit d’échafauder des hypothèses qui aboutissaient toutes à la même terrible conclusion : Cyril avait péri.

Tornay Certys l’attendait dans le petit salon. Lorsqu’elle y pénétra d’un pas à la fois hésitant et précipité, il se tourna d’un bloc et fixa sur elle un regard opaque. Il ne ressemblait pas à Cyril, n’ayant de commun avec lui que l’abondante et soyeuse chevelure noire. De taille moyenne et le corps nerveux, c’était un Lindien typique. Ses yeux sombres se troublèrent mais il se ressaisit rapidement. Depuis Nestoria, il avait eu le temps d’assimiler la nouvelle. Cependant sa voix était rauque lorsqu’il annonça :

— Les armées nextiianes se rassemblent au nord du détroit. C’est la guerre.

 

 

 

 

 

 

 

 

 

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