Les Ailes du Traître suite chapitre 17
Chapitre dix-sept
D’un geste, Ganrael attira l’attention de ses compagnons sur la Sciathánn à la voilure caractéristique, d'un bleu tirant sur le violet, qui venait d’apparaître dans son champ de vision. Leur proie s’offrait sans méfiance. Le Duc de Fershield-Veel ne dérogeait pas à une habitude qui allait s’avérer fâcheuse pour lui : il était tellement imbu de lui-même qu’il se déplaçait toujours sans escorte. Ganrael ricana derrière la visière sombre de son casque en corne polie. Il allait enfin prendre sa revanche sur l’homme qui n’avait cessé de lui gâcher l’existence depuis sa fracassante arrivée en Nextiia.
Connaître le plan de vol de son cher cousin n’avait présenté aucune difficulté. L’argent détenait l’admirable pouvoir d’acheter n’importe quelle conscience. Le Ceannasaith se rendait sur la côte sud rejoindre les Fær Thuás qu’il avait entraînés en vue de l’invasion de son ancienne patrie. Le fils du Régent grimaça à l’idée des lourdauds dont la plupart ne juraient plus que par le Duc de Fershield. Ils tomberaient de haut lorsque leur héros serait démasqué. Heureusement, tous ne bavaient pas d’admiration devant le sang-mêlé.
Il n'avait pas eu trop de mal à trouver des comparses malgré le peu de temps dont il disposait. Des Thuás mécontents de l’accession du sang-mêlé au commandement, jaloux de la faveur imméritée que lui témoignait le Régent et accessoirement le petit Roi, il savait où en dénicher. Plusieurs volaient sous ses ordres et prétendaient à son amitié. Ils n’avaient pas regagné leurs Squádron comme ils l’auraient dû en prévision de l’imminence de l'assaut. Le fils du Régent avait intrigué afin qu’ils restassent auprès de lui, disposés à lui prêter main forte en cas de nécessité. Il lui avait suffi d’en contacter quelques-uns et de précéder son ennemi à une distance raisonnable de Kurvval et, surtout, au-dessus d’une étendue déserte.
Comme prévu, le Ceannasaith se jetait dans la gueule du loup. Ganrael ricana derechef. Il se voyait bien en loup, carnassier à l’affût prêt à pourchasser le gibier et à lui sauter à la gorge. Sauf qu’il n’avait pas l’intention de tuer sa proie. Pas tout de suite...
Il entama lentement sa descente, suivi par ses acolytes. Une approche progressive n’inquiéterait pas la cible. Sur le territoire de la Nextiia, le Ceannasaith n’allait pas se méfier de quelques pilotes aux intentions apparemment pures, d'autant plus que Ganrael avait laissé à la Caserne sa Sciathánn trop aisément identifiable. Lorsque Fershield se poserait des questions, il serait trop tard pour lui.
Ganrael frissonna de plaisir. Il sentait le vent qui caressait la Fráma de sa machine. Voler était un plaisir toujours renouvelé. Il éprouvait presque les mêmes sensations que lorsqu’il faisait l’amour avec Fallianha. Ah ! L’ardente Louve ! Mais il ne devait pas se laisser distraire de son objectif : mettre le traître hors d’état de nuire.
Fershield venait de repérer leur petite formation, et, dans l’expectative, ralentissait son allure. Aucun nuage ne perturbait l’immensité d’un bleu intense. Le cœur de Ganrael lui sembla près d’exploser tant l’instant était magique et décisif. Il se sentit poussé par une force quasi divine et sut qu’il n’échouerait pas. Les Dieux se rangeaient à ses côtés, ils ne permettraient pas qu’un fruit pourri continuât à souiller la Nextiia.
Il donna le signal convenu plus tôt que prévu. Il aurait préféré attendre pour agir qu’ils fussent à la verticale au-dessus du Ceannasaith mais celui-ci amorçait soudain une glissade sur la droite dans le but évident de s’éloigner d’eux. Il semblait avoir compris que leur approche n’était pas du tout amicale. Il cherchait un courant porteur qui lui donnerait suffisamment de vitesse. Ganrael ne lui laisserait pas la latitude de leur fausser compagnie.
Il agit sur le Liorán et investit jusqu’à la moindre fibre de sa machine. Sa haine se conjuguait aux impulsions nerveuses pour augmenter les performances. La formation dont il était le fer de lance s’étira mais ses compagnons parvinrent à le suivre.
Ganrael éclata de rire lorsque, au loin, surgirent, comme par magie, trois Sciathánn qui prirent position de manière à couper la route au fuyard. Cette fois, il n'avait pas pris le risque de sous-estimer son adversaire. Le camouflet de son premier duel à l'épée avec Cyril ne se répéterait pas. Ne pouvant leur fausser compagnie, le Lusitaan décida d’affronter ses poursuivants, plus proches. Il ne se rendrait pas et lutterait à un contre neuf. Sans aucune chance de l'emporter ou de leur échapper. Ganrael ne pouvait dénier à son cousin un courage certain. La victoire n’en serait que plus délectable.
Cyril entama une Tendril suás à une allure qui l’amena à la limite de la rupture. Comptait-il monter le plus haut possible et trouver là une échappatoire ? Le fils du Régent apprécia l’audace et l’imita. La panique lui coupa un instant le souffle : une étincelle noire avait crépité le long du Liorán et la Sciathánn avait eu une sorte de sursaut. Ce fut très bref, heureusement, et il salua son rétablissement d’un nouvel éclat de rire. L’excitation qu’il ressentait aux creux des reins lui rappelait celle qui le pressait pendant la périlleuse traque des bêtes noires. Il visualisa à nouveau la Toile et poussa à leur acmé les capacités de sa machine. Comme celles de ses comparses, elle comptait parmi les plus récentes fabriquées dans les manufactures dopées par l’effort de guerre, même si elle ne valait pas sa Sciathánn à la Éadach ólla1noire. Cyril aurait beau déployer tout son talent et toute sa crânerie, il arriverait un moment où il devrait reconnaître sa défaite. Pour exceptionnelle que fût son Ardchænnas, elle ne suffirait pas à le sauver de la hargne de celui qu’il avait humilié. Ganrael grinça des dents. L’humiliation n’était pas la pire des choses que son soi-disant cousin lui avait fait subir. Il lui avait volé l’estime de son père ! Hodin n’en avait plus que pour ce maudit sang-mêlé et lui passait tous ses caprices ! Depuis que Cyril s’était imposé dans leurs vies, Hodin n’avait plus aucune indulgence pour les frasques de son fils et le considérait à l’aune du nouveau venu, c'est-à-dire nettement à son désavantage.
Le Lusitaan lui fit face, prêt au Troidænna2. Ganrael agit aussitôt sur les Cíumhair3pour se stabiliser à son tour. L’espace d’une respiration, il crut que l’espace se figeait et que tous deux étaient en vol stationnaire. Ce n’était bien sûr qu'une impression. Cyril venait droit sur lui. Sans aucun doute, il armait ses arbalètes d’épaule. Le fils du Régent anticipa et d’une seule impulsion fulgurante, dévia son vol. Les deux carreaux l’évitèrent mais frappèrent derrière lui un pilote qui n’avait pas eu le temps d’esquiver. Il entendit un hurlement de douleur et de terreur qui cessa brusquement. Qui venait d’être touché, il l’ignorait et ne s’en souciait pas. En temps de guerre, les pertes étaient acceptables, même parmi les amis. Maintenant, Cyril était désarmé pour le combat à distance car un Thuás ne surchargeait pas inutilement sa Sciathánn. Lorsqu’il avait décollé en début de matinée, le Lusitaan ne pouvait assurément prévoir qu’il aurait à se servir de ses armes. Ganrael pouvait tirer à son tour et l’abattre. Mais cela n’entrait pas dans son dessein. Et il ne voulait pas prendre le risque de l’affronter en combat rapproché. Il ne se faisait pas non plus d’illusions : le félon n’allait pas se rendre. Il fallait le capturer sans trop l’abîmer. Cela était prévu. Ganrael était bien moins stupide que son père semblait le penser.
Le Ceannasaith amorça une saighde4 qui l’amènerait provisoirement hors de portée, mais c’était une feinte pour distraire l’attention de l’adversaire. Un cri d’horreur puis un autre retentirent. Ganrael tourna la tête juste à temps pour voir deux de ses hommes perdre le contrôle de leurs Ailes et chuter comme des pierres. L’incompréhension le paralysa puis presque aussitôt le courroux l’enflamma. Ganrael ignorait comment mais Cyril avait provoqué la chute de ses amis. Instinctivement, il tira avec sa Crosbhogha5gauche. Le Lusitaan évita habilement le Sighed6mais pas le suivant qui laboura son épaule droite et transperça la Sciathán7. Il décrocha et bascula, la tête la première. Repliant la voilure, il amorça la spirale serrée de la Tendrilsíos. Il comptait sans doute effectuer un atterrissage rapide ou peut-être voler en rase-mottes pour semer ses poursuivants. C’était aventureux avec sa Sciathánn endommagée mais il pouvait peut-être réussir.
Ganrael ne le laisserait pas lui glisser entre les doigts. Il se laissa tomber à sa suite. Hodin avait forcé le traître à enseigner à son fils la brillante et difficile technique de la Tendril. Ganrael en devait donc reconnaissance au Lusitaan et goûtait toute l’ironie de la chose. Il avait ensuite sué sang et eau pour peaufiner cette figure acrobatique qu’il maîtrisait désormais presque aussi bien que son professeur.
Le vent sifflait dans les membranes repliées. Cette chute verticale l’enivrait bien plus qu’un alcool fort ou que l’étreinte d’une femme. Il gardait malgré tout le contrôle sur lui-même. Une inattention pouvait encore tout faire échouer. Il jeta un rapide coup d’œil en arrière. Les survivants le suivaient, toutefois avec moins de fougue. Les trois autres approchaient mais ils étaient encore loin. L'engagement n'avait duré que l'espace de quelques respirations.
À environ dix hauteurs d’homme du sol, Cyril déploya sa Sciathánn. La voilure freina la machine mais la déchirure s’agrandit sous la pression de l’air et il manqua lâcher prise. Toutefois son exceptionnelle Ardchænnas lui permit de se stabiliser et il aurait pu, les Dieux seuls savaient, échapper à son destin si les compagnons de Ganrael n’avaient jeté sur lui les filets dont leur chef les avait équipés. Empêtré dans les mailles de cordage, le Ceannasaith ne put arrêter sa chute. Avec fracas, il s’écrasa dans l’herbe haute des jachères. Le fils du Régent atterrit de façon plus classique et se débarrassa rapidement de son Uím as eitlit8. Tandis que les deux comparses entamaient les manœuvres pour se poser, il se précipita vers le Thuás à terre. Étendu parmi les débris, prisonnier des cordes épaisses, Cyril ne s’avouait pourtant pas battu. Il avait réussi à dégainer son poignard et se contorsionnait pour taillader le maillage serré qui entravait ses mouvements. Avec un cri de fureur, Ganrael donna un coup de pied dans sonCluasáin, si violent que la visière en corne transparente se fendilla. Puis il se jeta à genoux et tordit le poignet de son cousin pour le forcer à lâcher l’arme. Sonné, Cyril ne résista presque pas. Poussé par la haine et l’excitation de la victoire, le fils du Régent cogna du poing l’épaule blessée de son adversaire qui émit un cri étranglé avant de sombrer dans l’inconscience.
Ganrael se redressa d’un bond et inspira profondément. L'excitation retombait et la lassitude endolorissait ses muscles jusqu'alors tendus à l'extrême. Mais la satisfaction primait tout. Il leva la tête tout en s'étirant et fit signe aux trois Thuás qui arrivaient sans hâte au-dessus de lui de rentrer à la base. Ils avaient parfaitement rempli leur rôle. Puis il regarda les survivants de son groupe, Gaviel de Lomii et Cliestran Baestoa qui s’approchaient en traînant les pieds. Sans s’arrêter sur leurs visages maussades, il leur ordonna :
— Attachez-le. Et venez m’aider. Nous ne devons laisser aucune trace. Dans peu de jours, peu importera, mais d’ici là, je préfère rester discret.
Sans mot dire, ils s’activèrent pour ligoter le Ceannasaith inconscient à l’aide de cordes récupérées sur les filets. Gaviel lui ôta son casque et le lança près des pitoyables restes de la Sciathánn. Puis ils rejoignirent leur chef. Ganrael, perplexe, se tenait penché au-dessus du cadavre disloqué d’une de victimes de Cyril. Le premier tué, Harzel Gresdan, l’avait été de façon conventionnelle ; deux carreaux fichés dans le torse ne pardonnaient pas. Mais Bril de Mohle dont il examinait le corps déjeté par le dur contact avec le sol ne présentait pas de blessures externes autres que celles consécutives à sa chute. Par les Dieux ! Qu’avait fait le maudit bâtard pour le précipiter au sol ? Ganrael refusait d’y voir la main du hasard puisque Lodovig d’Ejulil était tombé quasiment au même instant.
— Débarrassez-le des courroies et portez-le à la voiture. Puis vous viendrez chercher nos deux autres amis. Nous ne pouvons les laisser aux charognards.
Ni à la vue de quiconque pouvait passer par là. Les champs, dans cette région du sud, étaient en jachère. Tous les trois ans, les paysans laissaient reposer une terre peu fertile pour lui éviter de s’appauvrir. C’était la raison qui avait poussé Ganrael à choisir ce lieu pour y intercepter le traître lorsqu’il serait en route pour rejoindre le port de Manx Ubish. Les Squádron attendraient leur Ceannasaith, tant pis ! Les navires transportant les troupes d’assaut qui devaient débarquer une fois les côtes nettoyées par les Fær Thuás, ne prendraient encore pas la mer. Il valait mieux repousser l’attaque de quelques jours que de laisser un renégat la diriger. Ensuite, lorsque Hodin aurait compris à quel point il avait été abusé par Cyril, il confierait le commandement de la force d’invasion à son fils. Ganrael tourna rageusement la tête pour observer le responsable du désamour paternel. Le Lusitaan entravé ne bougeait pas plus qu’un cadavre.
« C’est ce que tu seras bientôt, pourriture ! » se dit-il avec tant de ressentiment qu’il crut un instant s’être exprimé à voix haute. Mais ses deux compagnons, non loin de lui, considéraient toujours d’un air chagrin le mort dont les os rompus perçaient par endroit la tenue de vol. Il réitéra sèchement son ordre :
— Allez ! Nous ne disposons pas de beaucoup de temps.
Toujours enfermés dans leur silence, Gaviel et Cliestran obéirent. Les morts étaient leurs amis depuis l’adolescence. Fidèles du fils du Régent dont ils copiaient l’attitude provocatrice, ils n’avaient pas hésité à le suivre dans cette aventure. Mais ils ne se doutaient pas qu’elle allait se terminer tragiquement pour trois d’entre eux. Ils dégagèrent le corps et le soulevèrent pour le porter vers la berline anonyme que son cocher avait arrêtée dans un chemin creux. Ganrael les suivit un instant du regard avant de se mettre à traîner les vestiges des machines fracassées sous les branches basses d’une haie de labariniers. Il suffisait que les rameaux évasés dissimulassent les débris pendant quelques jours, peut-être un ou deux tout au plus. Ganrael éprouva un frisson de plaisir anticipé tandis qu’il tirait en ahanant le squelette de bois et de toile. Il arracherait la vérité au sang-mêlé et apporterait les preuves de sa félonie à Hodin. Son père devrait admettre qu’il s’était lourdement trompé. Ganrael ricana puis héla ses amis.
— Dépêchez-vous ! Les Dieux nous sont favorables. Ne les tentons pas !
Les divinités, particulièrement celles auxquelles s’était adressé le fils du Régent pour qu’elles le soutinssent dans son entreprise, se montraient souvent versatiles. Elles pouvaient choisir d’aider leur sectateur puis le laisser tomber au moment crucial. Ganrael se confiait en elles mais jamais aveuglément. D’aucuns prétendaient qu’il était superstitieux mais lui savait bien qu’il ne fallait pas négliger le pouvoir des sorts. Il portait sur lui des amulettes qui canalisaient l’énergie de l’autre monde, celui des êtres spirituels. Cyril dissimulait aussi sur lui une sorte de fétiche, l’effigie de son idole, et c’était bien ce qui l’avait perdu.
Lorsque les corps furent casés tant bien que mal dans la voiture, Gaviel et Cliestran qui ne pipaient mots, renfrognés sur leur colère et leur peine, portèrent ou plutôt traînèrent le Lusitaan toujours inconscient jusqu’au véhicule. Ganrael les considéra sans indulgence. Ne comprenaient-ils pas que la guerre avait déjà commencé ? Eux qui s’enorgueillissaient de faire partie de l’élite des guerriers pleurnichaient sur leurs camarades tombés au front... la guerre et les Dieux réclamaient leur comptant de vies humaines.
Après un rapide tour d’horizon, il souffla de satisfaction. Bientôt, lui, Ganrael de Cheelsey-Lesstrany, futur Roi de la Nextiia et du Lusitaan, serait en position de force. Son père irait-il jusqu’à lui présenter des excuses ? Sa victoire serait alors complète.
Ses comparses venaient de jeter Fershield sur la banquette libre lorsqu’il les rejoignit. Gaviel leva vers lui ses yeux gris trop grands. La peur plus que le chagrin les noyait, s’aperçut alors Ganrael. En transportant les corps brisés de ses amis, le garçon venait de se rendre compte qu’il était mortel et que la guerre n’était pas un jeu.
« Tu ne survivras pas longtemps, mon pauvre Gaviel », jugea avec désinvolture le fils du Régent.
— Montez près du cocher, commanda-t-il avant de se glisser dans l’habitacle... en étrange compagnie : trois cadavres et un traître pâmé. Il ne lui restait guère de place. Gaviel et Cliestran avaient assis leurs amis défunts sur la banquette tournant le dos à la route. Les Sighed profondément fichés dans le torse de Harzel ainsi que les yeux grands ouverts mais à jamais aveugles de Bril ne laissaient aucun doute sur leur état. Lodovig aurait pu passer pour un fêtard cuvant sa boisson si un filet de sang n’avait strié son front et suivi l’arête de son nez. Fort heureusement, la ferme abandonnée que Ganrael avait choisie pour y conduire son prisonnier n’était pas trop éloignée. Non qu’il appréhendât la proximité des pauvres trépassés mais le trajet n’y gagnerait pas en confort. Il haussa les épaules et s’installa sur l’autre siège. Il souleva le buste de son cousin puis, une fois assis, le laissa retomber sur ses cuisses. Frappant du poing sur la portière, il donna le signal du départ. La berline s’ébranla. Du coin de l’œil, Ganrael s’assura que les cadavres ne risquaient pas de lui tomber dessus au moindre cahot. Puis son attention se porta sur Cyril. Le fait d’avoir sa tête ballant doucement sur ses cuisses, comme s’il s’agissait d’un ami pour lequel il aurait éprouvé une grande inquiétude, amena un sourire ironique sur ses lèvres. Il jeta un regard à l’épaule blessée. Elle saignait peu, le bâtard ne se viderait pas de son sang. Presque délicatement, il écarta du front livide les cheveux sombres collés par la sueur et le sang qui avait coulé de l’arcade sourcilière gauche fendue. Était-ce dû à son coup de pied ou simplement à la chute ? La croûte en formation cachait la cicatrice qu’il lui devait. Le fils du Régent posa deux doigts sur les lèvres entrouvertes de Cyril comme pour l’empêcher de parler et se mit à rire silencieusement. Le souvenir de cette soirée avait une saveur douce-amère.
— Nul ne saura jamais qui aurait remporté ce duel. Mon père, qui t’appelle « mon cher cousin » en a décidé ainsi. Mais le combat que nous allons nous livrer, toi et moi, « mon très cher cousin », nous n'avons aucun doute sur qui va l’emporter.
Ganrael ferma les yeux. Cela faisait un bon bout de temps qu’il n’avait vécu une aussi bonne journée. Et elle n’était pas terminée. Il se cala plus confortablement et dirigea ses pensées vers un objet bien plus affriolant que les cadavres qui lui faisaient face : Fallianha, sa secrète maîtresse.
La veille, l’ancienne Louve l’avait rejoint à la nuit dans sa maison du faubourg, celle où elle exerçait son métier avant que Fershield-Veel ne la prît à son service exclusif. Du moins celui-ci en était-il persuadé ! Ganrael avait convaincu Fallianha d’accepter. Disposer d’une informatrice auprès de son rival valait bien l’amertume de la savoir dans son lit. Jusqu’à la nuit dernière, l’ancienne Louve ne lui avait rapporté que des faits insignifiants qui ne lui avaient jamais permis de prendre le transfuge en défaut. Mais là... ! Il avait su tout de suite qu’il tenait Cyril Certys.
Fallianha s’était présentée fort en retard à leur rendez-vous. Exaspéré, il s’apprêtait à partir lorsqu’elle s’était fougueusement jetée dans ses bras. Leur mutuel désir les avait unis sur la couche toujours prête pour leurs ébats amoureux. Leurs bouches étant fort occupées, ils n’avaient échangé de paroles qu’une fois leurs corps repus l’un de l’autre.
Ganrael soupira. Son corps se souvenait avec plaisir des jeux de l’amour en lesquels la jeune femme était fort experte. Elle l’aimait avec passion et savait le lui prouver. Lui-même éprouvait à son égard, non pas un simple désir naturel à l’égard d’une si belle femme, mais un sentiment qui parfois le dérangeait par son intensité. Il ne se voulait pas amoureux, juste séduit.
Le véhicule tressauta dans une ornière. Un bref gémissement contraignit Ganrael à ouvrir les yeux. Un frémissement parcourut les paupières de Cyril, ses mains ligotées se soulevèrent légèrement mais il retomba aussitôt dans l’inconscience. Avec un demi-sourire appréciateur, Ganrael observa son cousin. Fallianha n’avait pu lui dissimuler son attirance pour le Lusitaan. Pourquoi nier qu’il était beau garçon et plaisait aux femmes ? Le fils du Régent se mit à sourire franchement. Bientôt, ce serait son tour de le travailler au corps mais certes pas de la manière que préférait sans nul doute le mignon de la Suprême du Lusitaan.
La nuit avait été courte. Quasiment sans s’en apercevoir, Ganrael glissa dans le sommeil. Le voisinage de cadavres ne l’incita pas aux cauchemars. Bien au contraire, ces rêves furent des plus agréables.
L’ordre aboyé par le cocher et l’arrêt brusque de la berline firent émerger Ganrael d’un sommeil qu’avec satisfaction il jugea réparateur. Il s’étira presque langoureusement tel un chat reposé qui s’apprête à partir en chasse. Puis il se leva en repoussant Cyril. Il ne tenait pas à ce que ses amis le vissent dans cette situation équivoque. Pourtant, avant d’ouvrir la portière et de sauter lestement à terre, il frôla du bout des doigts la joue du Lusitaan toujours sans connaissance.
— Clies, Gaviel, transportez-le à l’intérieur.
Cliestran descendit du siège sur lequel, silencieux et morose, il s’était serré avec son compagnon et le voiturier. Le chagrin se lisait sur sa face longue, parsemée de taches de son. Cependant, il s’efforçait de présenter bonne figure et de se montrer digne de son maître et ami.
— Que fait-on pour... eux ?
D’un geste pesant, il désigna l’intérieur du véhicule.
Ganrael se retint de hausser les épaules. Harzel, Lodovig et Bril avaient perdu la vie en combattant. Cela était dommage mais entrait dans l’ordre des choses.
— Mettez-les à la cave, derrière la maison. Il y fait plus frais. Je préviendrai leurs familles demain.
Gaviel venait de rejoindre Cliestran qui le dépassait d’une bonne tête. Ils s’entre-regardèrent puis se résolurent à acquiescer. Ganrael gardait sur eux une emprise que la fin tragique de leurs camarades n’avait pas entamée.
Le fils du Régent marcha jusqu’à l’avant de la voiture et interpella le cocher, immobile sur son siège, la tête entrée dans les épaules. L’homme abaissa vers lui un regard opaque. Ce n’était pas la première fois que Ganrael en appelait à ses services car il appréciait sa discrétion. Une discrétion qui avait bien sûr son prix... il lui tendit une bourse au ventre rebondi.
— Inutile de te recommander de te taire.
Le postillon hocha la tête et fit prestement disparaître le gage de son silence. Ganrael tourna le dos et s’éloigna d’un pas vif en direction de l’entrée du manoir. C’était un nom bien présomptueux pour cette grosse ferme mais celui qui l’avait édifiée, quelques cent années plus tôt, possédait sans doute plus de fierté que d’argent. Les murs trapus, flanqués de contreforts, supportaient un toit de tuiles de bois rongées par le lichen. Des planches vermoulues fermaient la plupart des ouvertures. La ferme était inhabitée depuis la mort du propriétaire et des siens, emportés par une mystérieuse maladie cinq années auparavant. La peur de la contagion et le peu d’intérêt des terres alentours avaient dissuadé d’éventuels acquéreurs. Au bout de trois années, elle était tombée dans le domaine royal et Hodin Angon de Lesstrany avait envoyé son fils juger sur pièce. Ganrael en était revenu avec une grimace de dédain mais avait conservé la clef. Il la sortit de la poche de sa tenue de vol et l’introduisit dans la serrure rouillée. Cette dernière rechigna à être forcée mais Ganrael n’avait pas l’habitude qu’on lui résistât. Un grand coup de pied dans la porte la convainquit de s’ouvrir. Le jeune homme pénétra dans la vaste salle commune. Des portes closes donnaient sur des chambres et des celliers mais il n’avait pas l’intention de visiter les lieux. Cette pièce suffisait à son dessein. Une table massive et quelques chaises dépaillées en constituaient tout le mobilier. La poussière régnait en maître et dansait dans le rai de lumière entrant par la porte. Une odeur de renfermé prenait à la gorge mais elle finirait bien par se dissiper. Ganrael alla ouvrir un volet afin de bénéficier d’un peu plus d’air et de clarté.
À l’instant même, Gaviel et Cliestran franchirent le seuil. L'un tenait le prisonnier sous les épaules, l'autre par les pieds mais aucun des deux ne regardait le responsable de la mort de leurs amis. Le fils du Régent leur désigna la large table et ordonna :
— Mettez-le là !
Une fois le Lusitaan étendu sur le plateau de bois gercé, Ganrael défit les cordes qui l’immobilisaient et s’en servit pour lui attacher les mains et les chevilles aux pieds de la table. Il donna ensuite ses dernières recommandations à ses complices :
— Je n’ai plus besoin de vous ici pour le moment. Quand vous aurez déchargé la berline, repartez avec elle à Kurvval. Si l’on vous demande où je suis, faites les ignorants. L’un de vous deux reviendra avec un cheval pour moi dans...
Se frottant pensivement le menton, il réfléchit au temps qu’il lui faudrait pour convaincre Cyril de bavarder.
— ... deux heures environ. Allez maintenant.
Il ne voulait pas que les deux hommes restassent avec lui. Non pas que ça l’aurait dérangé de questionner le captif devant eux mais il préférait que ce moment-là lui appartînt pleinement. Il l’attendait depuis si longtemps ! C’était presque comme un premier rendez-vous amoureux que la présence de témoins rendrait moins intense. Jusqu’à ce que Fallianha lui apportât la preuve de la duplicité du bâtard, Ganrael n’avait pas su sous quel aspect la revanche s’offrirait à lui mais il avait toujours su qu’elle ne lui ferait pas défaut. N’avait-il pas assez imploré et parfois même injurié les Dieux !
Cliestran sortit dans la cour jonchée de gravats sans un regard en arrière. Gaviel le suivit comme à contrecœur, jetant un coup d’œil torve au Ceannasaith qui remuait faiblement. Était-ce l’idée de ce qui allait se passer dans cette salle miteuse qui le tracassait ou bien plutôt aurait-il aimer y assister ? Ganrael lui tourna le dos et revint à sa proie. Le félon battait des paupières pour éclaircir une vision que son long évanouissement devait rendre trouble. Il se pencha sur lui avec un sourire faussement amical.
— Alors, mon cher cousin, on ne fait plus le fanfaron !
Cyril tenta de parler mais ne parvint qu’à tousser douloureusement. Ganrael secoua la tête avec une feinte commisération.
— Ne te force pas, Fershield. Ou Certys, peu importe. Je te promets que bientôt tu parleras tout ton saoul.
Sans se départir de son sourire, il défit l’attache du col de son prisonnier et saisit la chaîne qui entourait son cou. La tirant doucement à lui, il sortit de sa cachette le médaillon dont Fallianha lui avait appris l’existence. Il le posa sur les lèvres décolorées du Lusitaan.
— Cette médaille t’a trahi. Tu n’aurais pas dû la garder sur ton cœur, ce trésor précieux, cette relique inestimable. Toi qui clames ne vivre que pour te revancher d’Aminta, dis-moi pourquoi tu portes son visage à même ta peau nue ? Avoue que c’est inconciliable et qu’il y a là vraiment de quoi se poser des questions. Les bonnes questions : Qu’est-ce que tu es venu faire en réalité chez nous ? Qui sers-tu réellement ? Ton incarcération et ton évasion ne sont-elles pas une habile mise en scène ?
Le Duc de Fershield secoua la tête pour rejeter les allégations de son cousin. La médaille glissa sur le côté mais Ganrael la saisit dans son poing et fit brutalement passer la chaîne par-dessus la tête de Cyril. Le prisonnier gémit parce que les maillons avaient frotté son arcade blessée.
— Tu veux savoir comment je suis au courant pour la médaille ? demanda le fils du Régent en balançant le bijou tout près du visage du Lusitaan. Mais tout simplement par une amie commune qui a eu la surprise de découvrir sur ton torse viril un portrait de cette Aminta que, soi-disant, tu exècres !
Les yeux indigo s’écarquillèrent. Ganrael éclata de rire.
— Je vois que tu as compris à qui je fais allusion. Croyais-tu que Fallianha aurait pu m’oublier si facilement et qui plus est pour un godelureau de ton espèce ? Ma belle Louve ne t’a ouvert les cuisses que pour mieux t’espionner.
Cyril crispa brièvement la bouche. La révélation devait avoir du mal à passer à l’instar d’une potion amère. Puis son regard se durcit.
— Tu te trompes du tout au tout. Il y a une explication fort simple, si tu veux bien l’écouter ! contra-t-il avec cette morgue que n’avait jamais supporté son cousin.
Du dos de la main, Ganrael gifla la bouche outrageuse. De la lèvre inférieure fendue, un filet de sang coula sur le menton.
— Ce n’est pas ce genre de chanson que je veux entendre. Je vais t’apprendre à chanter un tout autre air. C’est à ton stupide sentimentalisme que tu dois t’en prendre. Ce tout petit détail qui a fait échouer un admirable plan : le profil gravé de ta royale maîtresse sur cette médaille dont tu n’as pu su te résoudre à te séparer.
Cyril cracha un peu de sang et cria presque :
— Ta haine t’aveugle. Je suis Ceannasaith dans l’armée nextiiane ! J’ai entraîné les Thuás nextiians pour qu’ils soient les meilleurs. L’aurais-je fais si j’étais ce que tu prétends ?
— La médaille ! cria Ganrael à son tour en secouant la chaîne à une largeur de main des yeux de son prisonnier.
Celui-ci essaya de se redresser et tira sur ses liens en pure perte. Ganrael s’était assuré de leur solidité.
— Réfléchis, par les Dieux ! Ta prétendue preuve n’en est pas une ! Ne peut-on conserver par devers soi l’effigie de la femme qu’on a aimée pour mieux déverser sur elle sa haine ?
— À d’autres, félon ! Mon père te croirait peut-être mais certainement pas moi ! Fallianha t’a vu nu plus d’une fois et jamais avec ce bijou. Il a fallu que l’épuisement embrume ton esprit pour que tu oublies de l’ôter avant de lui rendre visite, n’est- ce-pas ?
Ganrael enregistra avec satisfaction le tressaillement de Cyril qui, pourtant, s’obstina à nier l’évidence :
— Pour une fois, sois raisonnable. Je suis de ton sang ! La Nextiia est mon pays désormais. Ma mère était nextiiane ! N’est-ce pas pour cette raison qu’on m’a chassé du Lusitaan ? Regarde mon œuvre depuis que je vis ici. Est-elle celle d’un espion ?
— Pas d’un espion, mon cousin, mais d’un traître ! Parce que, comme tu le dis toi-même, tu es en partie de notre sang. Tu n’es qu’une ordure de renégat prêt à frapper dans le dos ceux qui t’ont accueilli.
— Si j’avais voulu assassiner ton père, je l’aurais déjà fait. J’en ai eu maintes fois l’opportunité.
— Non ! réfuta Ganrael. Tu n’as pas monté ce beau plan pour un acte aussi primitif. Aussi suicidaire. Je veux tout savoir et crois-moi, mon cousin, tu vas me le dire !
— Par les Dieux ! Crois-moi ! Nous allons entrer en guerre, bon sang ! Tes soupçons injustifiés compromettent l’invasion. Relâche-moi. Ou au moins, remets-t’en à ton père. J’en appelle à son jugement !
Bien que tourmenté par l’angoisse, Fershield ne se départait pas de son arrogance.
— Pas encore, Cyril. Mais je te promets que j’irai le trouver dès que tu m’auras tout raconté, rétorqua calmement Ganrael.
Il empocha le médaillon et dégaina son poignard dont il appuya la lame contre la gorge exposée. Le captif émit une dénégation étranglée :
— Ne sois pas stupide ! Il n’y a rien à raconter.
Ganrael fit glisser l’acier sur la peau nue. Bien qu’il n’eût pas beaucoup pesé sur la lame, celle-ci, très affûtée, ouvrit un long sillon vite gorgé de sang. Cyril ne cria pas, il bloqua juste sa respiration un court instant avant de s’insurger :
— Tu es fou !
— Parle, mon cher cousin. Tu t’éviteras bien des souffrances.
Pour prouver ses dires, il enfonça lentement la pointe du poignard à travers la déchirure encroûtée de sang de la tenue de vol. Cette fois, le félon ne put contenir la plainte que sollicitait son épaule à nouveau malmenée. Ganrael imprima à la lame une lente rotation. Le Lusitaan hurla puis haleta quand le poignard fut retiré de sa blessure.
— Arrête... Je ne peux quand même pas inventer n’importe quoi pour te faire plaisir !
— Ce qui me ferait vraiment plaisir, vois-tu, c’est la vérité.
— Je t’en prie... arrête !
Ganrael arracha brutalement l’arme de la plaie.
— Tu me supplies, toi l’orgueilleux, l’être supérieur, tellement au-dessus des autres ? ironisa-t-il.
Des larmes coulaient sur les joues de sa victime. Il les lécha du bout de la langue.
— Le goût salé de ta douleur et de ma revanche. Je n’ai jamais été aussi proche de t’aimer, mon cher cousin. Je te ferai mien par le moyen de la souffrance. Et tu me crieras ce que je veux savoir comme des mots d’amour, lorsque nous parviendrons ensemble au paroxysme.
À l’aide de son poignard, il lacéra les vêtements de Cyril et les défit, lambeau par lambeau. Presque nu, le prisonnier frissonna. La fraîcheur de la salle basse n’y était pas pour rien mais la peur devait y participer pour beaucoup.
— Tu as un corps superbe, commenta Ganrael en riant. Harmonieux, c’est ça ! Tout comme ton visage. Tant de beauté pour dissimuler un esprit si tortueux ! Mais comment ton Aminta a-t-elle pu se résoudre à se séparer de toi et à risquer ta vie dans cette hasardeuse entreprise ? Quand j’en aurai fini avec toi, même ta souveraine ne te reconnaîtra pas !
— Cesse de jouer avec moi ! Ne laisse pas ta rancœur te cacher la vérité ! Tu sais bien que je n’ai rien à avouer, je...
La protestation d’innocence s’acheva sur un cri de douleur et de fureur. Ganrael venait d’entailler le torse du captif depuis l’épaule droite jusqu’à la hanche gauche. Il contourna la table et infligea à son prisonnier une marque inversée. Cyril se mordait les lèvres pour ne pas crier. Sans doute ne voulait-il pas lui donner trop de satisfaction. Mais cette attitude confortait son tourmenteur dans ses certitudes : le sang-mêlé s’était introduit dans les faveurs de son père pour mieux le trahir. Comme il l’avait reconnu lui-même, l’assassinat n’entrait pas dans ses plans. Qu’avaient-ils donc projeté, sa maudite Suprême et lui ?
Ganrael eut un rictus rageur. Il saurait ! Il taillada vivement d’abord puis beaucoup plus lentement la chair tendre de l’intérieur des cuisses. Pas trop profondément pour éviter de toucher une artère mais suffisamment pour que le supplicié se cambrât et se tordît de douleur dans ses liens, augmentant sa souffrance. Ganrael se délectait des cris de douleur et des injures qu'arrachait sa lame. Enfin, il accorda au supplicié un moment de répit, pendant lequel, à demi couché sur lui, insoucieux de tacher ses vêtements, il glissa la dague poissée de sang entre leurs deux visages.
— Ça fait mal, hein ? chuchota-t-il. Très mal. Si mal... Mais tu peux y mettre tout de suite un terme. C’est toi qui décides, mon cher, toi seul. En gardant le silence, tu m’obliges à te faire encore très mal.
Il buvait le souffle rauque et brûlant de son cousin. Il le savourait telle une boisson enivrante. Une étrange bouffée de tendresse lui vint soudain pour celui qu’il torturait. Ils partageaient quelque chose d’intense, d’unique et la douleur donnée et reçue tissait entre eux un lien plus intime que l'amour.
À la base de Manx Ubish, sur la côte sud, on devait s’inquiéter. Le Caennasaith aurait dû atterrir depuis un bon moment. Une patrouille envoyée à sa recherche ne trouverait rien et continuerait sans doute jusqu’à Kurvval. Hodin se ferait du mauvais sang pour son petit cousin si apprécié. Mais peut-être cette disparition l’amènerait-elle à se poser des questions sur sa loyauté... Ganrael embrassa Cyril à pleine bouche, se releva puis essuya négligemment son poignard à sa chemise déjà maculée.
Il sortit dans la cour, ferma les yeux et tourna son visage vers le soleil. La tiédeur ruisselant sur sa peau le fit soupirer d’aise. Il fit jouer les muscles de ses épaules, étonné par la tension qui les nouait. Pendant qu’il infligeait des sévices au Lusitaan, il ne s’était pas senti contracté ou tendu. Il lécha le sang de Cyril sur ses lèvres. Puis il acheva de les nettoyer du dos de la main. Pensivement, il considéra la trace rouge sur sa peau. Il ne sut combien de temps il était resté à contempler le symbole de sa revanche lorsqu’il se secoua de cette léthargie inopinée. Dans le jeune feuillage d’un arbre, des oiseaux chantaient, se répondant. Un ruisseau coulait et sa musique claire ajoutait à la quiétude qui environnait la bâtisse. Cette vision idyllique le porta à sourire à cause de ce qu’il venait de faire dans la salle commune. Les oiseaux avaient beau piailler et le ruisseau murmurer, il n’allait pas se laisser attendrir. Fershield finirait bien par cracher la vérité. Il haussa les épaules et d’un pas vif, retourna à l’intérieur.
La respiration hachée du supplicié soulevait sa poitrine ensanglantée Ses yeux cernés de mauve étaient clos. Mais il n’avait pas perdu connaissance. Ganrael plaqua sa main sur l’épaule blessée.
— Cousin, regarde-moi ! Je sais que tu es conscient. Nous avons toujours à parler tous les deux. Enfin, toi surtout.
Cyril obéit et son tourmenteur ôta sa main brutale.
— Bien. Tu commences à comprendre qui est le maître ici.
Du bout des doigts, il caressa les joues creusées par la souffrance.
— Tu sais, il suffit juste que tu me dises ce que je veux savoir, ensuite, promis, je te laisserai en paix. Tes plans, tes contacts, ta logistique...
— Je n’ai rien à te dire parce qu'il n'y a rien à dire. Relâche-moi. Je veux voir Hodin, lui saura que je suis innocent !
Avec force, Ganrael le frappa sur la bouche.
— Mauvaise réponse.
Le sang des lèvres éclatées de Cyril lui coula dans la gorge et le fit tousser. Surmontant la douleur, il cracha :
— Immonde salaud ! Pauvre débile !
D’un nouveau coup de poing, le fils du Régent lui déchira un peu plus les lèvres.
— Tu peux crier et m’insulter tant que tu veux ! Ici, personne ne t’entend. Nous sommes seuls, toi et moi. Et quelques oiseaux.
— Je t’en conjure, gémit Cyril, sans doute ramené à plus d’humilité par l’angoisse, écoute-moi, je ne suis pas un traître.
Ganrael éclata de rire. Un rire féroce, un peu fou.
— Seconde mauvaise réponse. Il n’y en aura pas de troisième.
Du regard, il fit le tour de la salle. Peu de choses y traînaient. Malgré la sombre réputation des lieux, les voleurs ou les vagabonds s’étaient servis. Pourtant, dans un angle, il remarqua ce qu’il cherchait. La présence de cet objet ancra en lui la conviction que les Dieux l’approuvaient. Lorsqu’il revint auprès de la table de torture, il tenait fermement en main un manche d’outil au bois très dur.
— Comme dans l’amour, mon cher, il faut savoir varier les plaisirs.
— Non, Ganrael, non !
Mais il avait déjà abattu le bâton sur les jambes de son cousin. Les os craquèrent comme des branches mortes. Cyril rugit, les yeux soudain emplis de larmes brûlantes. Puis il se mit à sangloter.
— Reconnais que tu l’as cherché, chuchota Ganrael à son oreille. Je peux te rompre les os des cuisses, puis ceux des bras. Qu’en dis-tu ?
— Non, non... hoqueta Fershield.
— Tu rends les armes ?
— Oui, souffla Cyril, affolé de souffrance.
— Tu m’en vois ravi.
Ganrael posa le bâton contre un pied de la table. En fait, la reddition de Cyril le décevait. Lorsqu’il avait entendu les os se briser net, il avait éprouvé un sentiment de puissance extrêmement agréable. D’un autre côté, il lui fallait ses aveux.
— Eh bien ! Je t’écoute.
— Mise en scène...
— Ah ! Enfin ! Bonne réponse ! Continue. Ne t’arrête pas en si bon chemin.
— Pour m’ouvrir les portes à Kurvval... une place auprès du Régent.
Sa souffrance devait être effroyable. Il peinait à parler, les mots s’embrouillaient dans sa bouche mais son tortionnaire n’avait pas l’intention de le lâcher avant de tout savoir.
— Tu as grugé mon père. Et pourtant, il n’accorde pas facilement sa confiance. Tu es vraiment doué. Pour un peu je serais fier de toi, mon cousin. Dis-moi qui sont tes complices ?
— Pas de complice... seul.
Ganrael cogna la jambe gauche de Cyril qui hurla comme un animal à l’agonie.
— Mauvaise réponse !
— Je t’en prie ! Trop risqué... juste Conteran.
— Qui c’est celui-là ? Oh ! Ce stupide ambassadeur !
Évidemment ! L'émissaire de la Suprême venu réclamer la tête de l’ancien favori de sa Reine ! Quelle ironie ! Et quelle habileté !
— Qu’as-tu fait, maudit ?
— Quand je l’ai bousculé... je lui ai fait passer des documents sur les effectifs et le matériel des armées, sur les points faibles.
— Tu en savais beaucoup trop ! Et tous les renseignements que tu as fournis sur les défenses du Lusitaan doivent être faux ! Mon père... c’est lui qui t’a permis de te hausser au niveau où tu pouvais le plus nous nuire. Il va s’en mordre les doigts. Mais il va me remercier, ça oui !
Ganrael se mit à marcher nerveusement autour de la table où gisait le Lusitaan couvert de sang. Un sang en partie nextiian... Des esquilles d’os pointaient à travers la chair tuméfiée de ses jambes. Il n’avait pas tout avoué. Il n’avait pu risquer de tout perdre pour seulement transmettre des renseignements.
— Oh là ! Ta chanson n’est pas terminée. Chante-moi tous les couplets sinon... menaça Ganrael en s’arrêtant net.
— Je...
Un sanglot interrompit Cyril. Les yeux clos, les dents serrées, il supporta la vague de douleur qui enfin reflua un peu, laissant sur son front une abondante transpiration.
— Ne m’oblige pas à te frapper encore, le tança Ganrael.
Cyril rouvrit les yeux et les ficha dans ceux de son cousin. Il ne pouvait espérer y lire de la compassion.
— Non, pitié... c'est l’Ardchænnas, mon Ardchænnas...
— Qu’est-ce qu’elle a de plus, ton Ardchænnas ? jeta Ganrael avec dédain.
Au même instant, il revit Lodovig et Bril tombant comme des pierres, comme s’ils ne contrôlaient plus leurs Ailes.
— Je n’ai pas besoin des Strallacha9... je suis maître du Liorán10... et pas seulement du mien.
Ganrael prit le visage de Cyril entre ses mains et plongea son regard dans les yeux indigo comme s’il pouvait y discerner l’exceptionnelle puissance du Ceannasaith. Il ne douta pas une seconde de la véracité de la confession. Il avait vu ce don terrifiant à l’œuvre. Appliqué à plusieurs squádron de Thuás traversant le détroit des Orages, il aurait abouti à une hécatombe. Peut-être Cyril Certys pouvait-il même couper de leur Liorán les Mhairnéalaigh11... Tout en scrutant les yeux hagards, il se demanda s’il possédait lui aussi un tel pouvoir. N’avait-il pas déjà, à l’instar de Cyril, la capacité de se mettre en phase avec n’importe quelle machine.
— Mes deux amis, c’est toi qui as précipité leur chute, hein ?
Dans un souffle exténué, le supplicié acquiesça.
— Pourquoi pas moi ?
— J’ai essayé... toi en premier... pas eu accès à ton Liorán. Enfin, à peine... puis comme une barrière... rejeté dehors...
L’aveu réjouit Ganrael dans le sens où Cyril lui reconnaissait une immunité à son effarante force spirituelle. Mais en même temps, il frissonna à l’idée d’avoir frôlé la mort. Il éprouvait aussi l’étrange déception de n’avoir été épargné que par accident.
— Et ensuite ?
Les yeux du Lusitaan se fermaient. La souffrance et le sang perdu l’anéantissaient. Ganrael l’invectiva :
— Allez, une dernière réponse et je te laisse. J’ai déjà là de quoi convaincre mon père.
— Ensuite ? répéta Cyril. Puis d’une voix lente, presque rêveuse, il révéla : Après la défaite et l’invasion de la Nextiia, j’en serais devenu le Roi.
Sur ces mots qui interloquèrent le fils du Régent, il glissa dans l’inconscience. Ganrael recula de deux pas et considéra songeusement le profil de la Suprême de Lusitaan sur le verso de la médaille qui avait trahi son favori.
« Tu ne le reverras jamais, Aminta. Et tu n’envahiras jamais la Nextiia. Nous te ferons rendre gorge et lorsque tu seras vaincue, captive et humiliée, je te remettrai moi-même ce gage de la mort de ton bel amant. »
Ganrael retourna le bijou au creux de sa paume et sourit en regardant l’aigle aux ailes éployées.
« Aujourd’hui, l’aigle est tombé. »
Des bruits de sabots lui firent lever la tête. Gaviel ou Cliestran venait le chercher. Ni trop tôt, ni trop tard. Tout s’enchaînait parfaitement. Les Dieux se tenaient derrière lui, il n’en doutait pas. Il cria :
— J’arrive.
Et s’affaira à panser les plaies de son cousin. Il devait vivre au moins jusqu’à la venue de Hodin Angon de Lesstrany.
Les mains crispées au point que ses ongles s’enfonçaient dans la chair, Cyril tentait de résister aux frissons qui le traversaient de part en part. Ces vagues incontrôlables amenaient avec elles plus de souffrances encore. Ses jambes, des orteils aux genoux, n’étaient qu’un brasier. Son épaule transpercée lui semblait démesurément enflée et pulsait d’un mal ardent.
Il avait soif. La fièvre desséchait son Palais, sa gorge. Il aspira le sang de ses lèvres éclatées.
Tellement soif... si soif que le besoin de boire occultait presque la douleur qui ravageait son corps. Il aurait pu en rire s’il avait eu en lui une seule étincelle d’énergie. Mais les spasmes de la fièvre achevaient de l’épuiser.
Un nom monta jusqu’à sa bouche meurtrie. Il le chantonna dans un murmure presque inaudible.
— Aminta... Aminta... Aminta, Mo Uachtáracha...
Sur sa langue épaissie par la soif, ce nom acquérait la douceur du miel et l’amertume des regrets. Plus jamais il ne reverrait sa souveraine. De surcroît, Ganrael avait emporté la médaille qu’elle lui avait offerte en gage de la sincérité de ses sentiments.
Cyril Certys sombra à nouveau.
C’était une nuit de douleur, d’horreur et de détresse. Il ne savait s’il avait ouvert les yeux dans l’obscurité ou s’il rêvait encore... S’il se souvenait avoir rêvé, c’est donc qu’il replongeait au cœur d’une réalité monstrueuse. La souffrance qui consumait son corps plaidait en ce sens. Mais il avait rêvé. D’Aminta... qui le serrait contre elle juste avant le dernier Conseil, avant que, lui, le favori, ne simulât un esclandre pour avaliser sa défection... Dans le songe, Aminta pleurait sur l’aigle aux ailes fracassées. Mais avait-elle réellement pleuré ? Le Prince Erri le raillait avec cruauté, Diccia gloussait en le désignant du doigt et Fallianha riait aux larmes avant de le poignarder dans le dos. Puis la Louve offrait l’arme ensanglantée à son amant...
Ses yeux s’accoutumant à l’obscurité, il distingua au-dessus de lui les masses sombres des poutres entre lesquelles s’intercalaient des espaces plus clairs, sans doute peints à la chaux. Cette salle nue où régnait l’odeur de la poussière et de sa souffrance, sueur et sang, serait son tombeau. Une ferme... isolée, évidemment. Ganrael le lui avait affirmé... peut-être. Il se concentra. Le fils du Régent avait dû le lui dire. Il lui semblait que c’était le cas. Mais était-ce bien important ? Pourquoi se tracasser pour un détail ? Nul ne viendrait à son secours. Et quand bien même... dans l’état où l’avait laissé son rival...
Une image atroce lui arracha un cri rauque. Comment avait-il pu oublier cela, même durant un bref instant ? Ganrael l’avait roué ! Il lui avait rompu les jambes avec une brutalité inouïe. Il entendait encore et encore le bruit sinistre des os se brisant sous le manche. Ses jambes lui avaient alors semblé s’être coupées en deux. Il hurla à nouveau de terreur et de haine.
Il avait commis deux erreurs fatales. Et il en était parfaitement conscient. Il n’avait pu se séparer de la médaille offerte par Aminta à l’occasion de sa nomination au rang de Ceannasaith. Parce que ce bijou était le seul lien qui le rattachait physiquement à sa souveraine par delà l’espace et le temps. Une larme roula sur sa joue. En quelque sorte, c’était Aminta qui l’avait livré à Ganrael. Là résidait sa seconde faute, la plus grave. Malgré les mises en garde de Rhys, il ne s’était pas suffisamment méfié du fils du Régent. Il aurait dû savoir que son vindicatif cousin allait mettre à profit la plus infime faille dans son armure pour le faire choir du piédestal où la faveur de Hodin Angon de Lesstrany l’avait hissé. Ganrael n’avait besoin que d’un prétexte pour s’en prendre à l’intrus. Sautant sur la première opportunité, aussi minime fût-elle, il avait découvert la vérité... une partie de la vérité. Cyril, quant à lui, avait démontré une excessive confiance en lui-même. Il ne s’était pas gardé de Ganrael... et encore moins de Fallianha. Oh ! Dieux impitoyables ! Était-il à ce point sûr de sa propre séduction qu’il avait cru la Louve à sa complète dévotion ? Sans aucune gêne, elle lui avait révélé, au tout début de leur relation, qu’elle avait intimement connu Ganrael. Il s’était imaginé l'avoir supplanté dans la couche et le cœur de la jeune femme. La possession d’une maîtresse que lui enviaient la plupart des Seigneurs nextiians avait flatté son orgueil. L’intensité de leurs étreintes l’avait convaincu de son amour, tout autant que les mots sucrés qu’elle murmurait à son oreille lorsqu’il se réveillait, au matin, contre son corps tiède.
Pourtant, il n’aimait pas réellement l’ancienne prostituée. Il la désirait tout autant qu’au premier jour, il lui portait de l’aff
Mais ni les Dieux ni Ganrael ne l’avaient pas emporté sur lui, humain misérable et moribond. Car, sous le poignard et sous les coups, il avait tenu, il avait résisté, il avait enduré. Sinon tous les sacrifices auraient été effroyablement inutiles... la fausse altercation, l’emprisonnement, l’évasion et surtout la séparation.
Enfin, parce que la souffrance dans ses jambes rompues était insupportable et qu’il ne voulait pas revivre l’instant terrifiant où le manche s’était abattu, il avait parlé. Il avait révélé à son bourreau ce qu’il voulait entendre. Il avait dévoilé son atout secret, cette extraordinaire capacité à pirater le Liorán des autres Fær Thuás et l’avait persuadé qu’il était venu en Nextiia avec le dessein de saboter la force d’invasion. Mais Ganrael ne saurait jamais que Cyril n’avait découvert son don que récemment. Il n’apprendrait jamais que le favori d’Aminta avait convaincu sa souveraine de le laisser s'exiler en Nextiia pour approcher le petit Roi malade. Le Lusitaan ne lui dirait jamais qu’il avait toujours douté de l’origine naturelle d’une maladie si opportune pour le Régent. Et surtout, il n’avouerait jamais que les légalistes s’apprêtaient à frapper.
L’arbre cacherait la forêt... le fils du Régent avait abattu un chêne majestueux mais les fidèles de Cosme sauraient mettre à profit le choc provoqué par la chute du géant. La forêt était en marche. Ganrael ignorait que son prisonnier ne lui avait livré qu’une partie de la vérité, celle qui n’engageait que lui. Et Aminta bien sûr. Mais la Uachtáracha était hors de portée de la vindicte du Nextiian... alors que Rhys et ses amis avaient besoin du temps et de l’immunité que leur procureraient les aveux tronqués du Lusitaan.
Il battit des paupières pour chasser les larmes de douleur. Puis il garda les yeux fermés. Sur une image, viatique contre la peur. Aminta...
« Je ne peux te laisser tenter ça. Est-ce que tu imagines les risques encourus ? Tu te jettes dans la gueule du loup. Non, je ne veux pas.
Cyril regarda sa royale amie avec un demi-sourire qu’elle échouait à interpréter. Sourcils froncés, Aminta appuyait fortement ses mains sur les bras de son fauteuil mais ne se levait pas. Comme si elle était indécise... son favori avait modérément apprécié le ton quelque peu plaintif avec lequel elle venait de lui signifier sa position. Mais son attitude trahissait son incertitude. Le projet de son favori ne lui déplaisait pas complètement. Cyril se faisait fort de l’amener à ses vues. Il replia minutieusement le plan de la forteresse de Comarck et le rangea dans la mallette avant de répliquer :
— Aminta, ma décision est prise et bien arrêtée. Je suis Ceannasaith, garant en tant que tel de la sécurité du royaume, tout autant que vous, ma souveraine, qui m’avez nommé à ce poste. J’ai mis ma vie à votre service et à celle du Lusitaan dès que vous m’avez honoré de votre amitié. Et même avant... lorsque je suis entré à l’Académie.
Sa voix calme et assurée dissimulait sans vergogne un mensonge. Tandis qu’Aminta méditait sur ses paroles, il parcourut du regard les fresques vivement colorées qui ornaient le petit bureau de la Suprême. Beaucoup d’or rehaussait les vêtements d’apparat de la succession de souverains menant à la jeune Reine. Elle avait chargé son peintre préféré de représenter ses ancêtres d’après les portraits disséminés dans le Palais. Elle-même figurait en fin de la longue théorie. Une fin provisoire... un jour, son successeur se ferait peindre à côté d’elle... l’enfant qu'elle portait, l'héritier, fils ou fille, dont ce paon d’Erri de Notthon était le père. L’artiste avait su admirablement rendre le séduisant visage de la Suprême, ses yeux rayonnants, ses boucles dorées et son aisance. À la demande d’Aminta, il avait ensuite peint le portrait du favori en uniforme de Ceannasaith qui décorait l’antichambre des appartements royaux. Et devant lequel devait passer le Consort chaque fois qu'il allait honorer son épouse...
Cyril cessa de regarder les Rois anciens et reporta son attention sur la Reine. Il ne se souciait en aucune façon de la sécurité du Lusitaan. L’amitié passionnée qu’il partageait avec Aminta rendait obsolète l’embryon de sentiment patriotique qu’il avait pu un jour éprouver. Peu lui importait en fait que la guerre éclatât entre les deux puissances rivales. Que le Dieu des morts fît une abondante récolte sur les champs de bataille ne le tracassait pas outre mesure. Mais Aminta ne voulait pas engager les hostilités de son propre chef. Aminta désirait fortement la paix. Et Cyril Certys la lui offrirait.
La paix ou la guerre, le Lusitaan ou la Nextiia et l’idée même de sa propre mort n’étaient à aucun moment entrés en ligne de compte. Une seule motivation le poussait : sa passion exclusive pour Aminta, son amie de cœur, sa Reine, sa raison d’exister.
Aminta lui appartenait.
Cyril n’acceptait pas de partage. Il avait commencé à en prendre conscience lorsque l’hostilité du Prince consort s'était déclarée. L’« accident » de cheval n’avait fait que renforcer sa jalousie. Puisque Erri de Notthon prétendait lui disputer sa bien-aimée par les moyens les plus extrêmes, puisque Aminta portait son enfant, lui, le favori, irait jusqu’au sacrifice de sa vie, s’il le fallait, pour enfanter cette paix dont il n’avait que faire, uniquement parce que Aminta la voulait !
— Tu n’imagines pas, mon Cyril, ce que va être la vie de cour sans toi. Tu es ma joie, tu es le soleil qui illumine mes jours. Et tu veux partir pour ce royaume glacé durant de longs mois... sans compter le danger que tu vas quotidiennement affronter. Non, il n’en est pas question, répéta Aminta.
Elle pouvait se montrer têtue. Mais pas autant que lui. Cyril savait pertinemment qu’il emporterait la décision finale. Il se leva et s’approcha à la toucher.
— Nous en avons déjà longuement discuté, ma Reine. Moi seul peux mener à bien cette mission. Parce que je suis à moitié Nextiian et parce que cette origine me désigne déjà à la suspicion des Lusitaans. Parce que par ma mère, je suis apparenté au petit Roi et au terrible Régent. Parce que, moi seul, je pourrai approcher Cosme. Parce que nous savons, vous et moi, que le Lusitaan ne fera pas le poids si Angon de Lesstrany nous déclare la guerre. Parce que je suis un excellent comédien et que je tiendrai mon rôle à la perfection. Et parce que je le veux, Aminta.
La Suprême retint un instant son souffle, sa volonté battue en brèche par celle de son favori. Cyril n’ignorait pas qu’il aurait pu gouverner le Lusitaan à travers elle. Il ne l’avait jamais tenté tout simplement parce que cela ne l’intéressait pas. Il se contentait de contrer les manœuvres du Prince qui n’ignorait pas que le favori entravait ses tentatives pour orienter les décisions de son épouse.
Aminta affichait un air malheureux. Elle secoua la tête et énuméra avec affliction:
— Tu acceptes de passer pour un renégat, de subir injures et outrages, d’endurer un pénible emprisonnement, de tenter une dangereuse évasion et...
Cyril compléta à sa place :
— Et de supporter une longue séparation, de n’avoir aucun contact avec vous pendant plusieurs années. Oui, Mo Uachtáracha. Vous devez y consentir. C’est un faible prix à payer pour sauver votre trône. Pour préserver la paix et notre mode de vie. Vous êtes la Reine, vous vous devez à votre royaume. Et moi, je me dois à vous.
De façon délibérée voire éhontée, il la manipulait. Elle posait sur lui un regard ébloui par le courage et l’abnégation dont elle croyait que son favori faisait preuve. Courage, certes... il en fallait pour accomplir son aventureux dessein mais abnégation ? En aucune manière... Le sang-mêlé était parfaitement conscient de l’égoïsme de sa démarche et n’en ressentait aucun malaise.
Aminta se leva enfin et le serra longuement contre elle. Elle ne dit rien mais Cyril comprit qu’elle lui accordait son aval. Pour la première fois, il effleura ses lèvres d'un léger baiser avant de quitter la pièce.»
— Que lui as-tu fait ?
— Je lui ai joué l’air qu’il fallait pour qu’il chante sa chanson !
Cyril ouvrit péniblement les yeux. Il n’avait pas perdu connaissance mais la fièvre embrumait ses pensées. Il avait toutefois identifié les voix : l’une, asséchée par la colère, et l’autre vibrant d’une satisfaction mauvaise. Hodin Angon de Lesstrany et Ganrael venaient de pénétrer dans la pièce à vivre de la ferme transformée en salle de torture.
Presque malgré lui, le Lusitaan tourna la tête sur le côté. Derrière les arrivants, la porte découpait un pan de ciel gris bleu. La nuit avait cédé la place à un nouveau jour sans que le supplicié ne s’en aperçût. Son dernier jour...Bien qu’insignifiant, le geste lui arracha une plainte. La douleur guettait à la lisière, à peine engourdie. Il ressentit soudain une angoisse intolérable : Ganrael allait-il à nouveau le tourmenter ?
Un visage se pencha au-dessus du sien. Il ne discerna pas aussitôt de qui il s’agissait mais le regard fixé sur lui était froid et accusateur.
— Ainsi, tu me trahis. Toi, que j’ai accueilli en parent, fait Ceannasaith et Duc ! Cyril...
— Je sers ma Reine.
Un rire grinçant secoua Hodin.
— Mais ta Reine t’a abandonné, elle t’a délibérément envoyé à la mort.
— Je suis un guerrier. Ma vie appartient à ma souveraine.
Son élocution s’embarrassait. Étrangement, ses jambes ne le faisaient presque plus souffrir. « Peut-être suis-je en train de mourir » se dit-il avec détachement.
— Une souveraine lusitaane ! cracha le Régent avec un mépris appuyé.
— Je suis Lusitaan, rétorqua Cyril tout en se demandant vaguement à quoi rimait cette discussion.
Il ne désirait plus qu’une chose, désormais : que l’on en terminât. Que Ganrael ou Hodin, si l’envie lui en prenait, mît fin à son existence et à ses souffrances. Mais, soudain, le Régent hurla, emporté par un courroux formidable.
— Tais-toi ! Tu n’es pas Lusitaan ! Tu n’es même pas à demi Lusitaan ! Pas une seule goutte de ce sang blanc ne coule dans tes veines ! Tu es de mon sang, Cyril ! Tu es de ma semence !
L’incompréhension et l’effroi dévastèrent le jeune homme. Il entendit Ganrael émettre un cri étranglé. Ce fut ce dernier qui questionna d’une voix changée :
— Que veux-tu dire, père ?
— J’ai été assez clair, il me semble. Cyril est mon fils. Et ton demi-frère par la même occasion. Détache-le.
— Pourquoi ? Il ne pourra même pas se tenir assis.
— Obéis. Tu n’auras qu’à le soutenir. Je veux que ce traître me regarde dans les yeux.
Ganrael trancha les liens qui retenaient Cyril aux pieds de la table. Le prisonnier, les jambes brisées, ne pouvait mettre à profit cette illusoire libération. Et quand bien même il aurait eu l’usage de ses membres, la révélation l’atterrait au point qu’il n’aurait rien tenté. Le Régent mentait ! Il se jouait de lui ! Cyril refusait d’envisager la possibilité qu'il pût dire la vérité. Son cœur se révoltait contre cette allégation mais il ne parvenait pas à chasser de son esprit en déroute la vision de sa mère mourante. Arrivé trop tard à son chevet, il n'avait pu entendre ce qu’elle avait à lui révéler. « Elle voulait te parler. J’ignore de quoi mais ça avait l’air important » lui avait dit sa sœur. Il ne s’était pas longtemps interrogé sur ce que sa mère avait à lui apprendre. Pourtant, quelques mois avant sa mort, elle avait levé un coin du voile. Il se rappelait nettement des paroles, qui, à l’époque, lui avaient paru sans importance. « J’aurais tant préféré que tu ressembles à mon cher Romald. Mais le sang qui irrigue tes veines est plus celui des Lesstrany. C’est une race portée aux excès et aux défis, dure, souvent sans pitié, n’hésitant pas à balayer par la force les obstacles qui se dressent sur son chemin. Fais attention à toi. » Il n’avait pas cherché la vérité sous les mots.
Il exhala une longue plainte lorsque Ganrael passa son bras sous ses épaules et le souleva. Elle exprimait la souffrance de son corps torturé mais aussi le tourment dans lequel l’avait précipité la révélation de Hodin... son père. Son dos reposait maintenant contre le torse de Ganrael, ce frère inattendu. La main qui soutenait son cou lui parut étrangement amicale.
Il battit longuement des paupières pour évacuer le brouillard qui embuait ses yeux. Puis, rassemblant son courage, il soutint le regard de l’homme qui venait de revendiquer si brutalement sa paternité. Dans les yeux sombres, il ne lut aucun amour et n’en fut pas surpris. Il ne s’était pas montré à la hauteur des espérances qu’avait dû nourrir ce géniteur caché. Pis, il l’avait trahi. Non, on ne trahissait que les siens ! Jusqu’à cet instant, Hodin Angon de Lesstrany n’avait été pour lui que l’initiateur d’une guerre qu’il devait empêcher.
— Lorsque ta mère est partie... s’est enfuie avec son minable Lusitaan... un roturier deux fois plus vieux qu’elle, un marchand, rends-toi compte ! Elle, une Lesstrany-Veel, de la lignée royale nextiiane !...
Les yeux qui plongeaient dans les siens comme pour décortiquer son âme se firent plus durs encore, brûlant d’un courroux qui englobait la mère et le fils. Guenièvre avait péri et Cyril se trouvait totalement à sa merci. Avec une joie mauvaise, il lui jeta à la face :
— Elle a eu beau jeu de décamper mais elle était enceinte de moi ! Elle attendait un joli petit bâtard, toi ! Oui, je l’avais forcée comme je forcerai bientôt cette méprisable engeance lusitaane à plier sous mon joug !... Je l’aurais épousée si je n’avais déjà été marié. Si belle, si désirable... tu lui ressembles beaucoup. Hormis les yeux ; je t’ai dit, je crois, que ma mère avait ce regard-là. Ta grand-mère, Cyril. Quand j’ai fait ta connaissance, chez ce Rhys de Sassy, je me suis demandé si j’allais t’apprendre que notre lien était bien plus étroit qu’un simple cousinage. J'aurais peut-être dû te mettre face à la vérité à ce moment-là. Mais je voulais savoir ce que tu valais. Quel choix aurais-tu fait alors ? Ton sang ou ton amante ? Dis-moi, ce marchand, ce Certys, savait-il que tu n’étais pas son fils ? Le lui a-t-elle dissimulé, comme elle te l’a dissimulé ?
L’insoutenable révélation s’avérait plus douloureuse que les tortures infligées par Ganrael. Cyril s’insurgea :
— Tout est faux ! Vous mentez !
— Tu es un Lesstrany ! Tu descends du Roi Rhamson par ta mère et par moi-même. Tu es un pur Lesstrany. Ton sang est plus royal que celui de Cosme, acheva Hodin en recueillant de l’index une goutte écarlate sur les lèvres de son fils.
— Plus royal que le mien ? questionna Ganrael d’une voix blanche.
Le Régent darda sur son fils aîné un regard sans concession :
— Oui ! Il a plus de droits au trône des Lesstrany que toi, que Cosme lui-même ! Que n'importe qui ! Mais rassure-toi, ce trône est à toi, je te l’ai promis et j’ai toujours agi en ce sens. Tu as la légitimité pour toi. Lui, je lui destinais celui du Lusitaan. À l'achèvement de la conquête, je lui aurais appris la vérité. Un pur sang nextiian serait alors monté sur le trône des Hardoin et aurait engendré sa lignée. Notre lignée.
— Non !
De son bras valide, Cyril se raccrocha à Ganrael. L’air lui manquait. Il perdait pied. Le jeune Nextiian, lui, tremblait. Il devait peiner à admettre la parenté qui l’unissait plus intimement à celui qu’il avait torturé. Il ne le repoussa pourtant pas. Bien au contraire, il lui appuya la tête contre son épaule en un geste étonnamment protecteur. Fraternel.
— Il est mon frère... Pourquoi ne m’en as-tu jamais rien dit ? accusa-t-il soudain avec âpreté.
Comme Hodin se taisait et ne regardait ni l’un ni l’autre de ses fils, Ganrael insista :
— Pourquoi as-tu laissé mûrir cette haine entre nous... pourrir la situation jusqu’à ce qu’elle en arrive à... à ce qu’elle est aujourd’hui ?
— Aurais-tu été moins jaloux si tu l’avais su ? ricana méchamment Hodin. N’aurais-tu pas au contraire haï plus encore ce frère malvenu ?
— Je ne sais pas. Sans doute, reconnut le jeune homme d’une voix pensive. Tu ne m’as de toute façon laissé aucune alternative. Dès qu’il a mis les pieds à Kurvval, tu l’as préféré à moi. As-tu aimé sa mère plus que la mienne ?
Encore une fois, Hodin ne répondit pas, non pas qu’il se sentait gêné mais, assurément, il n’estimait pas devoir se justifier. Ganrael sembla renoncer à connaître la vérité. Peut-être s’en doutait-il. Un long soupir lui échappa.
Exténué, Cyril ferma les yeux pour fuir la vision de cet homme massif qui le dominait non seulement de sa présence mais surtout du statut de père récemment revendiqué. Un père qui allait, comme dans les temps anciens, décréter la mort du fils indigne... le dégoût lui monta à la gorge. À quelle aberration plus terrible aurait-il pu être confronté ? Le Régent de la Nextiia, le fauteur de guerre, l’homme à abattre, celui qu’il avait approché pour mieux le tromper se proclamait son géniteur. Cyril s’était levé contre son propre sang.
« Je ne savais pas. Aminta non plus. Est-ce si sûr ? Peut-être savait-elle ? Non ! La fièvre me fait divaguer. Elle ne voulait pas me laisser tenter l’aventure. Peut-être parce qu’elle savait ? Si Hodin m’avait appris la vérité depuis le début, comment aurais-je réagi ? Est-ce que je... ? Mais s’il mentait ? Pourquoi... dans quel but ? J’ai bien peur qu’il ne dise vrai... Je ne suis pas Lusitaan. Oh ! Aminta... j’ai mal, si mal... »
Il gémit, la bouche contre la poitrine de Ganrael qui frôla d’une lente caresse ses joues et son front brûlants. L’attitude bienveillante de celui qu’il lui fallait désormais appeler son frère acheva de le dérouter, après le déferlement de violence de la veille. Par contre, peu enclin à lui accorder un répit, Hodin le saisit par le menton et dégagea son visage du refuge qu’il avait à demi consciemment cherché.
— Écoute-moi. Nous allons oublier tout ce qui vient de se passer. Faisons table rase de nos mutuels reproches. Il suffira d’invoquer un accident. On te soignera, je te légitimerai. Ensemble, nous vaincrons le Lusitaan. Ganrael régnera à Kurvval et toi, à Nestoria.
Le ton aigre du Régent avait cédé la place à une voix adoucie et persuasive. S’amusait-il avec son fils bâtard ou bien était-il convaincu par ses propres paroles, tellement sûr de son pouvoir qu’il pensait pouvoir tordre les événements à son avantage ? S’imaginait-il que le garçon aux jambes fracassées allait accepter avec reconnaissance sa généreuse proposition. Cyril se rebella contre le contact de la main paternelle, contre le regard qui intimait, contre la voix qui fascinait et surtout contre l’idée odieuse de remplacer Aminta sur son trône.
— Non !
— Non ?
Le jeune homme rassembla le peu de force et de courage qui lui restait et jeta à la face contractée de Hodin Angon de Lesstrany :
— Mon cœur, lui, est toujours lusitaan !
Le Régent le frappa au visage d’un revers de main. La plaie de l’arcade se rouvrit et le sang chaud coula sur son œil.
— Ingrat et fourbe. Tu oses me renier, moi, ton père, après tout ce que j'ai fait pour toi ! Et pour qui ? Une faible femme qui ne peut rien pour toi !
— Mais je ne vous dois rien ! Dois-je vous être reconnaissant d’avoir violé ma mère ? Aminta m’a distingué entre tous, c’est elle que je sers et que je chéris ! Elle aussi, elle m’aime !
— Quelle naïveté ! Ta Reine se sert de toi, ça c’est sûr. Quant à t’aimer... s’emporta Hodin Angon de Lesstrany. Ah ! T’aimerait-elle autant si tu étais défiguré ?
Sa fureur était à la mesure de son orgueil blessé. Cyril déniait à cet homme le moindre sentiment paternel. Injustement peut-être. Il ne voulait pas le savoir. C’était plus... acceptable. D’ailleurs si le rôle de père avait tenu au cœur du Nextiian, il n’aurait pas caché si longtemps à son fils bâtard un lien dont il se prévalait maintenant. Cyril n’avait guère été plus qu’un pion dans un jeu que le Régent venait de dévoiler à ses deux fils : installer chacun d’eux sur un trône et dominer deux Royaumes à travers eux. Quel dommage qu’il n’eût pas d’autres rejetons, légitimes ou non ! Il aurait essaimé sa descendance dans toutes les nations alentours.
Le supplicié laissa échapper un petit rire. La fièvre qui repartait à l’assaut brouillait ses pensées. Sans doute n’eut-il pas ri s’il avait été pleinement lucide... mais son esprit battant la campagne lui avait fait imaginer une ribambelle de marionnettes couronnées dansant sur la musique du Régent de la Nextiia. Il n’était pas impossible que Hodin eût fait d’autres bâtards à des demoiselles de bonne famille.
— Tu oses te moquer de moi !
Le Régent dégaina vivement le poignard qu’il portait à sa ceinture, dans un fourreau rouge, seule note de couleur sur son inhabituelle vêture noire. Il appuya l’acier sur le front de son fils, à la racine des cheveux. Son autre fils intervint :
— Père, ce n’est pas ainsi que tu le contraindras. Laisse-lui du temps.
Un coin de la bouche de Hodin se releva sardoniquement.
— Tu le défends, toi ?
— C’est mon frère, rétorqua Ganrael sur un ton surpris.
Il semblait s’étonner lui-même à éprouver de la compassion pour le bâtard.
Le rire du Régent grinça désagréablement.
— Quelle surprise ! Décidément, je ne te comprendrai jamais, mon fils ! Tu l’as torturé en y prenant infiniment de plaisir, si je ne me trompe, et maintenant tu te lamentes sur lui. Brusquement te voilà plein de compassion ! Les voies des Dieux sont décidément impénétrables ! Cesse donc tes jérémiades !
Ganrael ne répondit pas. Il ne fit pas d’autre tentative pour arrêter le châtiment. La pointe acérée pénétra la peau fine du haut de la tempe et s’ouvrit lentement, cruellement, un chemin ardent, vite gorgé de sang. Le fer entailla la joue jusqu’au menton. Cyril cria plus d’effroi sous la sensation atroce de la lame déchirant sa chair que sous le fouet de la douleur. Celle-ci vint ensuite comme une pulsation grandissante cognant le côté droit de son visage.
— Je pourrais tout aussi bien te crever les yeux mais je veux que tu voies la mort venir à toi, traître.
— Je sers ma reine, parvint à dire Cyril, avec grande difficulté.
— Ta Reine ! Ta Reine ? Et dire que j’avais placé tant d’espoirs en toi ! Toi qui aurais pu être Roi, tu repousses la main de ton propre père pour... quoi donc ? Servir, tel un valet, une femme qui ne possède pas le quart de ta valeur. Toi, un Lesstrany, le descendant d’une fière dynastie de nobles guerriers du Nord... Ah ! Les Lusitaans ont affadi ton sang.
Avec dans le regard un mépris intense, le Régent trempa ses doigts dans le sang et en barbouilla les lèvres de Cyril. Incapable de se soustraire à ce geste odieux, celui-ci gémit. Hodin ricana :
— Ton sang est nextiian. Goûte-le ! Tu sentiras la différence avec l’eau claire qui coule dans les veines de celle que tu t’abaisses à appeler ta Reine ! Mais puisque tu tiens à te proclamer Lusitaan contre toute raison, tant pis pour toi ! Et lorsque j’aurai vaincu ta bien-aimée Suprême, ce sera avec un plaisir extrême que je lui apprendrai qui tu étais en réalité.
Hodin Angon de Lesstrany s’écarta brusquement, disparaissant du champ de vision de son fils. Le jeune homme hoquetait de souffrance. La mort... il l’accueillerait comme une amie ! Pour la première fois peut-être de son existence, il implora les Dieux afin qu’ils lui accordassent une fin rapide. Pour quelle raison se raccrocher à la vie ? Il ne reverrait jamais Aminta.
— Ganrael, viens ! Nous avons tant à faire. Et plus rien à espérer ici.
— Mais père, nous ne pouvons le laisser ainsi, protesta le jeune homme d’une voix hésitante.
— Si fait ! rétorqua sèchement Hodin avant de sortir.
Ganrael étendit avec précaution son frère sur la table. Puis il défit le foulard qu’il portait autour du cou et l’appliqua sur la joue blessée. Enfin, il se pencha en avant pour chuchoter à l’oreille de Cyril :
— Il fallait bâillonner ton cœur et accepter l’offre de notre père. Je reviendrai dès que possible ou j’enverrai quelqu’un... comme tout cela est étrange... inattendu ! J’ai un frère et c’est toi ! Je ne sais même pas pourquoi j’ai envie que tu vives. On me dit fou, cela doit être vrai...
— Ganrael ! s’impatienta le Régent depuis la cour de la ferme.
— J’arrive, père.
Juste avant de quitter la salle basse, il déposa un objet sur le torse de Cyril. Une fois seul, celui-ci remonta péniblement son bras sur sa poitrine et referma les doigts sur le présent de son frère. Sa main épousa le contour de la médaille d’Aminta.
Oh ! Ganrael...
Il ferma fortement les paupières mais cela n’empêcha pas ses larmes de couler et de se mêler sur ses joues au sang et à la poussière.
1 Toile de laine
2 Combat aérien
3 Bords d’attaque des ailes
4 Figure en flèche
5Arbalète d'épaule
6 Carreau d’arbalète
7 Voilure
8 Harnais de vol
9 Bandeaux capteurs
10 Réseau
11 Bateliers