Les Ailes du Traître suite chapitre 18

Chapitre dix-huit

 

— Tout est bien en place ?

— Oui, Sire, ne vous en faites pas.

— Rhys ! Comment voulez-vous que je ne sois pas anxieux !

Cosme frottait nerveusement ses mains l’une contre l’autre. Il se rendit soudain compte que ce geste instinctif pouvait laisser croire à un manque de courage et se força à les garder immobiles. Les bras le long des cuisses, les poings fermés, il se dit qu’il devait avoir l’air encore plus désemparé. En ce jour où se jouait son existence, le fidèle Rhys se tenait à son côté et sa bravoure le soutiendrait dans les heures difficiles à venir. Mais celui qu’il aurait tant aimé avoir auprès de lui n’était pas là.

— Le Régent vient de rentrer. Nous devons agir au plus vite. Nous n’aurons peut-être pas d’autre occasion. Et c’est sans doute la seule chance de Cyril.

Cosme adressa un faible sourire à son ami. L’inquiétude du Comte de Sassy rejoignait la sienne. Le Ceannasaith de Fershield-Veel n’avait pas rallié la base de Manx Ubish comme prévu. Les recherches sur le terrain n’avaient rien donné. Certains commençaient à chuchoter que le transfuge lusitaan avait déserté. Les raisons ne manquaient pas, d’après eux : lâcheté, versatilité, félonie... mais rien de tout cela ne réussirait à ôter la terrible certitude de l’esprit de Cosme : son oncle avait trempé dans la disparition de son cousin. Dans ce contexte, l’absence impromptue du Régent apparaissait éminemment suspecte. Il avait quitté le Palais en compagnie de son fils. Mais les amis de Rhys ne les avaient pas suivis. Ils n’avaient pas voulu risquer d’être repérés à quelques heures du coup d’état.

— Croyez-vous qu'il soupçonne quelque chose ?

Il détesta sa voix que l’anxiété faisait grimper dans les aigus. Rhys de Sassy secoua la tête avec conviction.

— Non. Il ne se doute de rien. J’en suis sûr. Sinon, j’aurais déjà été arrêté, ainsi que tous nos amis. Ne tergiversons plus, Sire.

Le Roi serra fortement les poings et durcit les mâchoires. Il allait enfin réclamer le pouvoir qui lui revenait de droit. Une fois qu’il l’aurait arraché à Hodin, il lui ferait cracher la vérité sur ce qui était arrivé à Cyril.

— C’est bon. Faisons ce qui doit être fait.

Il se tourna vers Fafeerley. Affalé dans un fauteuil, son ventre conséquent coincé derrière une table à trois pieds, le Comte fixait sur Cosme ses affreux yeux de crapaud. La stupeur et la terreur les faisaient saillir plus qu’à l’ordinaire. Son crâne chauve luisait de transpiration. Le poignard nonchalamment maintenu sur sa gorge par le légaliste Quailus de Fortimbree expliquait cette peu glorieuse attitude. La vile créature du Régent avait gagné son titre en empoisonnant lentement le garçon confié à sa garde. Mais il venait de découvrir de façon plutôt brutale que le jeune Roi n’était plus un pantin entre les mains de son maître. Au nom de Cosme, Rhys de Sassy lui avait mis un marché entre les mains : trahir Hodin Angon de Lesstrany pour le prix insigne de sa propre existence. Ches de Fafeerley ne brillait pas par le courage. Ses seules qualités aux yeux du Régent avaient été sa vénalité et son manque de scrupules, l’une complétant admirablement l’autre.

— Allons, signez ce message, Fafeerley, ordonna Cosme d’une voix cinglante.

Sa haine envers l’homme qui l’avait méticuleusement drogué pendant toutes ces années ne devaient pas lui cacher son objectif premier : arracher à Hodin le pouvoir que celui-ci s’était arrogé et avait voulu conserver de la plus odieuse des façons. Il serait temps ensuite de faire rendre gorge à l’homme de main du Régent, quitte à oublier la promesse d’amnistie. D’ailleurs, ce n’était pas lui qui avait promis la vie sauve à l’odieuse canaille, mais Rhys.

Celui-ci justement précisait à l’adresse du camérier qui faisait grincer sa plume sur une feuille posé devant lui :

— Et pas de coup tordu, Fafeerley ! Vous seriez le premier à périr, croyez-moi !

Le gros homme hocha la tête en balbutiant :

— Non, non, j’ai... j’ai compris. Vous n’avez qu’à relire la lettre. Tout... tout est comme vous l’avez dicté.

Cosme s’avança jusqu’à la table, prit le feuillet d’une main dont il était fier qu’elle ne tremblât pas et le parcourut du regard.

— Il ne reste plus qu’à la faire parvenir à mon oncle... Mais viendra-t-il ? demanda-t-il, soudain envahi par le doute.

— Cessez de vous mettre martel en tête, Sire. S’il est bien une nouvelle qui fera se déplacer Angon de Lesstrany jusqu’à vos appartements, c’est bien celle-ci. Karlan !

Un jeune homme se détacha du mur contre lequel, parfaitement immobile, il avait attendu les ordres. Vêtu d’une livrée, il se fondrait parfaitement dans la masse anonyme des domestiques. Son regard qui croisa celui de Cosme lorsqu’il s’inclina devant lui ne pouvait toutefois se comparer à celui d’un serviteur. Détermination et bravoure l’éclairaient. Néanmoins, il saurait demeurer négligeable sinon invisible en présence du Régent à qui il devait remettre la missive. Sassy lui confia la lettre pliée en quatre et lui fit quitter l’antichambre après avoir vérifié que la voie était libre. Cosme eut l’impression que la pièce s’assombrissait. Les tentures fleuries lui parurent soudain ternes et poussiéreuses. Rhys rompit le bref silence qui avait succédé au départ du messager :

— Il ne nous reste plus qu’à attendre. Passons dans la chambre, Sire. Et vous aussi, Fafeerley, voulez-vous.

 

Peu après, pressé par l’urgence dont faisait état le message, le Régent pénétrait dans la chambre du jeune Roi. Il s’immobilisa un bref instant sur le seuil et contempla, lèvres pincées, le spectacle qui s’offrait à lui : Cosme gisait sur le sol, la tête rejetée en arrière, les vêtements en désordre, la chemise lacérée au col et sur la poitrine. Fafeerley se tenait à genoux tout près de lui et sa main tremblante tâtait un pouls sans doute infime. A l’entrée de l’oncle du Roi, le Comte leva des yeux mouillés et bredouilla :

— Mon... Monseigneur... le Roi... il est mourant.

— Ne dites pas de sottises, rugit Hodin.

Entre ses paupières presque closes, Cosme observait son oncle furibond. Son cœur battait à tout rompre. Il implora les Dieux que Angon de Lesstrany n’éventât pas le piège.

— Il a eu de terribles convulsions. Il ne respire presque plus, sanglota Fafeerley avec une conviction due au poignard que Cosme dissimulait dans son dos. Le camérier royal était cruellement conscient qu’il serait le premier à mourir s’il ne jouait pas correctement sa partie.

Le Régent s’avança. Il ne remarqua pas que le jeune serviteur affolé qui était venu le chercher jusque dans son bureau, refermait la porte de l’antichambre à clef afin de barrer la route à d’éventuels secours.

— Qu’avez-vous fait, sombre crétin ? Il devait tenir jusqu’à la fin de la guerre ! se fâcha Hodin en se dirigeant vers son neveu censément à l’agonie.

Le garçon frémit de dégoût. S’il avait eu besoin d’une confirmation, son oncle venait obligeamment de la lui fournir. Mais l’effet presque miraculeux de la potion que son cher cousin lui avait fournie pour contrecarrer les effets du soi-disant médicament ne lui avait laissé aucun doute sur la culpabilité du Régent. Il se demandait même si son oncle n’avait pas trempé dans la mort de ses parents.

Hodin se pencha sur lui. Cosme n’avait pas eu besoin de recourir à un artifice pour paraître à l’article de la mort. L’angoisse tordait ses entrailles et pâlissait son visage. La sueur qui couvrait son front ne devait rien aux convulsions prétextées mais à la peur que le plan échouât. L’incertitude au sujet de Cyril ajoutait à son malaise.

Le Régent posa une main sur la poitrine du garçon. Lorsqu’il se rendit compte que le cœur battait fort sous sa paume, il était trop tard. Rhys de Sassy et deux de ses hommes avaient quitté silencieusement l’antichambre où ils s’étaient dissimulés. En entendant claquer le battant de la porte de communication, Hodin se releva vivement et fit face aux intrus. Trois guerriers déterminés, l’épée dans une main et le poignard dans l’autre, lui interdisaient la sortie.

— Qu’est-ce cela ! aboya-t-il, furieux.

Cosme en profita pour se mettre hors de portée. Fafeerley, toujours sanglotant, se traîna à quatre pattes sur le tapis bariolé pour s’éloigner le plus possible de l’homme qu’il venait de trahir.

Le Comte de Sassy dédia au Régent un sourire éclatant. Cosme ne lui avait jamais vu cet air où la férocité côtoyait la satisfaction. Il entrevoyait un pan de la personnalité de son ami qu’il méconnaissait. Rhys se montrait aussi implacable que l’homme qu’il affrontait sans effroi. Hodin Angon de Lesstrany ne paraissait pas ressentir plus de crainte que le chef des légalistes. Ou alors il le cachait bien. Il tonna :

— Vous devriez avoir rejoint vos unités. Comment osez-vous vous présenter devant moi ? Je vous ferai emprisonner pour désertion.

Rhys haussa une épaule. Sa voix était glaciale lorsqu’il s’adressa au Régent mais le jeune Roi y décela l’intense plaisir qu’il prenait à le contrer.

— Mais vous n’avez désormais plus aucun pouvoir, Hodin Angon ! Remettez les rênes du gouvernement à celui qui a la légitimité, Cosme de Lesstrany, notre Roi et le vôtre.

— Cela est hors de question, se rebiffa le Régent, en dardant sur l’impudent un regard noir de fureur. Mon neveu n’est pas apte à régner. C’est un malade. Il l’a d’ailleurs lui-même reconnu.

— Parce que vous l’avez empoisonné avec la connivence de ce pourceau qui rampe sous les meubles ! accusa le Comte de Sassy.

Instinctivement, Hodin chercha du regard le Camérier. La lâcheté de son complice le fit frémir de dégoût. Sous le feu de son regard, l’autre se recroquevilla plus encore et se mit à gémir. Le Régent haussa les épaules.

— Quoi que cette larve ait pu vous raconter, ce n’est que pure invention, prétendit-il avec aplomb.

Son regard dédaigneux ignorait les épées pointées vers lui. On aurait dit qu’il attendait que les trois hommes rengainassent leurs lames et se confondissent en excuses. Rhys secoua la tête.

— Votre homme de main ne nous a rien dit. Nous n’en avons pas eu besoin. L'abjecte potion que vous lui avez ordonné d’administrer au Roi, nous l’avons analysée et nous y avons trouvé un antidote. Votre neveu s'est purgé du venin.

— Un antidote ! Il n'en... s’exclama malgré lui l’oncle de Cosme.

Réalisant qu’il donnait ainsi corps aux accusations du Compagnon de Sassy, il fit un pas en direction de Fafeerley et l’invectiva avec une flamme qui aurait pu laisser croire à sa sincérité si son ambition n’avait été connue de tous :

— Quel crime avez-vous commis, espèce de fourbe ? À la solde de qui êtes-vous ? D’Aminta de Lusitaan, c’est certain !

— Mon oncle ! intervint alors Cosme.

Il s’était réfugié derrière le lit afin de demeurer le plus loin possible de l'homme qui, malgré les liens du sang, avait tenté de l’assassiner à petit feu. Mais Hodin l’ignora.

— Mon oncle ! cria-t-il pour attirer son attention. Vous avez voulu me voler mon trône pour le donner à Ganrael et continuer de régner à travers lui ! Aminta de Lusitaan n’y est pour rien. Je lui dois même gratitude d’avoir jeté son favori en prison. Parce que, grâce à son courroux, mon cousin Cyril est venu à Kurvval. Et c’est lui qui a déjoué votre odieux dessein.

En parlant de la sorte, Cosme espérait apprendre ce qu’il était advenu de Cyril.

— Lui ! Encore lui !

Le Régent éclata soudain d’un rire sardonique, à la surprise des occupants de la chambre. Cosme tressaillit, en proie à un sombre pressentiment. Rhys s’avança d’un pas sans cesser de menacer Angon de Lesstrany de la pointe de son épée.

— Remettez-vous à notre discrétion, je vous garantis la vie sauve.

Le jeune Roi fronça les sourcils. La promesse du Comte contredisait ce qu’il lui avait affirmé la veille. Lors de l’ultime réunion secrète, Cosme avait émis l’idée d’épargner la vie de son oncle et de son cousin. Il lui répugnait de faire couler leur sang malgré leurs crimes. Mais Rhys avait insisté sur le fait que, même jetés dans un cachot, ils continueraient à présenter un danger. Leurs partisans, qu’il était hors de question d’éliminer complètement, courraient certainement le risque de les sortir de là. Hodin et Ganrael morts, les Grands Vassaux plieraient le genou devant le Roi légitime après s’être rendu compte qu’il était en possession de tous ses moyens. Le Comte de Sassy lui avait rapporté l’injonction de Cyril : « Il faut frapper le serpent à la tête. »

Quoi qu’il en fût, Hodin Angon de Lesstrany n’avait prêté aucune attention aux paroles de Rhys. Son rire s’acheva sur un cri étranglé où dominait la rage.

— Cyril ! dit-il comme si ce nom avait du mal à passer le nœud de sa gorge.

Le Régent ne s’intéressait plus du tout à Fafeerley toujours tapi dans son coin. Il hocha lentement la tête puis se tourna vers Cosme qu’il regarda de haut en bas. De nouveau, il se mit à rire mais plus bas, avec une note de désespoir grinçant.

— Mon neveu, ne crois pas que son allégeance allait à toi.

Cosme ne comprit pas de quoi il parlait. Après un bref silence, le Régent reprit :

— Traître, plus que traître ! Jusqu’au bout, il m’aura trahi. Veux-tu savoir, enfant, ce qu’il en est de ton cher cousin ? En sous-main, il continuait à servir son Aminta, il n’est venu en Nextiia que pour nous diviser. Vois à quel point il a réussi !

Cosme manqua une respiration. Néanmoins, la révélation ne l’étonna pas outre mesure. Cyril n’avait jamais été tout à fait franc à son égard. Avec le recul, il revoyait une ombre passagère dans le regard indigo fixé sur lui, un pli vite effacé entre les sourcils, certains sourires dont la sincérité devenait sujette à caution. Mais ce qui l’affectait le plus, c’était que son oncle employait le passé à propos de Cyril. Lorsqu’il reprit son souffle, il parvint à articuler, douloureusement :

— Qu’avez-vous fait de lui ?

— Tu t’inquiètes d’un espion qui t’a utilisé sans vergogne pour arriver à ses fins ? Un franc-tireur infiltré dans nos lignes pour nous frapper dans le dos ? Oh ! Un guerrier remarquable... Je suis sincère ! Sous la torture, il a fini par reconnaître qui il était vraiment mais il n’a rien révélé à ton sujet ni au sujet de celui avec qui il a feint de se disputer, ce Sassy qui, en ce moment même me menace avec arrogance. Non, il vous a couvert jusqu’au bout pour que vous puissiez me prendre dans vos filets. Et nous n’avons rien soupçonné de votre complot.

Angon de Lesstrany eut un rictus. Cosme y déchiffra, sous l’amertume, une certaine admiration envers le Lusitaan. Hodin ne raillait pas le courage de celui qu’il avait fait supplicier pour lui arracher la vérité. Mais cela n’expliquait pas la souffrance avec laquelle il cracha, après un bref silence :

— Mais un traître en fin de compte. Tout ce qu’il me devait ne l’a pas dissuadé de me poignarder dans le dos. Ni qui il était... Sans Ganrael...

Le Régent s’interrompit à nouveau pour essuyer un peu d’écume au coin de ses lèvres. Pensivement, presque douloureusement, il ajouta :

— Et pourtant, tous les trois, nous aurions pu accomplir de grandes choses. Le sang ne ment pas mais ce sont les émotions qui le corrompent. Oh ! Par les Dieux ! Tant de courage pour maudire les siens...

Le jeune Roi ne comprit pas les propos décousus de son oncle. Celui-ci semblait se parler à lui-même comme s’il avait oublié en sa situation critique. Fort de sa neuve autorité, Cosme allait le sommer de répondre à sa question lorsque Rhys, pâle et furieux, le devança.

— Où est-il ? rugit le Comte de Sassy en avançant d’un autre pas.

— Qu’en sais-je ? Au fond d’un puits sans doute, répondit avec indifférence Angon de Lesstrany.

Le poids de la défaite inclinait ses épaules et, la tête baissée, il semblait accepter son sort. Cosme laissa échapper un sanglot. La main sur la bouche, il recula en fixant sur son oncle un regard horrifié. Le mur arrêta sa retraite. Il se laissa glisser au sol et ce geste lui sauva la vie.

Car le Régent ne s’avouait nullement vaincu. Il extirpa de son pourpoint sombre un tire-feu et le braqua sur son neveu. Aussi bruyant dans la pièce close qu’un fracas de tonnerre, le coup éclata. Ches de Fafeerley piailla de terreur. Rhys, hurlant sa rage, lâcha son épée et bondit sur le tireur. Il le percuta de plein fouet. Les deux hommes roulèrent au sol, étroitement enlacés. Mais le Comte de Sassy ne s’était délesté de sa longue lame que pour mieux user de son poignard.

Terrifié par la détonation, Cosme tremblait de tout son être. Il ne s’était pas suffisamment méfié. Mais comment aurait-il pu deviner que Hodin portait, dissimulé sur lui, un des ces tire-feu de poing que l’on fabriquait en très petit nombre en Lusitaan ?

Recroquevillé contre le mur, les bras autour du torse, il ne vit pas Rhys porter les coups mortels mais entendit son oncle exhaler un grognement sourd puis une exclamation exprimant à la fois la souffrance et le ressentiment. Un grondement de pure rage le fit ensuite tressaillir et il craignit un instant de replonger dans les affres de son ancienne faiblesse, lorsqu’il gisait sous l’emprise de l’insidieuse drogue. Le silence qui succéda d’un coup à la fureur lui parut plus effrayant encore. Il tenta de se raisonner. Il était Roi de fait, plus seulement de nom. Il devait montrer aux autres et surtout à lui-même qu’il méritait la charge royale. Son oncle avait tiré sur lui mais l’avait raté. Par contre, le fidèle Rhys n’avait pas manqué son coup. Cosme n’avait plus rien à craindre et tout à faire. Dès maintenant, il devait régner !

L’adolescent se leva lentement, sur les genoux d’abord puis rendant leurs regards à Karlan qui était revenu dans la chambre, à Grissam de Fletz et à Quailus de Fortimbree, les imperturbables seconds du Compagnon de Sassy, il se mit debout en affichant un air déterminé. Rhys se redressait au même moment. Il haletait et la main avec laquelle il remit en place une mèche sur son front tremblait un peu.

— Sire ? dit-il à mi-voix.

Cosme comprit que c’était à lui d’ordonner. Il en voulut un peu à Rhys de lui forcer la main mais il savait que son ami avait raison de le mettre devant ses responsabilités. Il hocha la tête et contourna son lit d’un pas dont il fut heureux de constater la fermeté. Toutefois, il déglutit lorsque son regard tomba sur le corps gisant aux pieds du Comte de Sassy. Une tache écarlate s’élargissait rapidement sur le pourpoint de Hodin, autour de deux longues déchirures, à l’abdomen et à la poitrine. Les yeux clos, le Régent cherchait l’air à petits coups douloureux. La lividité de la mort glaçait déjà la peau tendue sur les os de sa face. Au dessus de lui, Rhys semblait éviter de le regarder. Sa main meurtrière, ou vengeresse selon le point de vue, pendait contre sa cuisse. La blancheur des jointures de ses doigts témoignait de la force avec laquelle il serrait le poignard ensanglanté.

Hodin Angon de Lesstrany ouvrit lentement les yeux. Avait-il entendu son neveu s’approcher de lui ? Il demanda dans un souffle :

— Ganrael ?

— Il ne vous survivra pas. Mes hommes ont reçu l’ordre de l’abattre comme la bête malfaisante qu’il est, répondit froidement Rhys.

Il ne tenait pas à adoucir les derniers moments du Régent. Le mourant laissa échapper une plainte. Du sang souilla ses lèvres. La mort de son fils et héritier, de celui qui devait remplacer Cosme sur le trône, supplantait sa propre fin. Mais le jeune Roi n’éprouva aucune compassion. Le destin tragique de Ganrael, s’il ne compensait pas celui de leur cousin à tous deux, en payait le prix. Il se contenta de dire, sachant que son oncle comprendrait :

— Pour Cyril !

— Mes deux...

Hodin Angon de Lesstrany émit un cri puissant où la rage le disputait au désespoir. Sa tête se souleva brusquement puis retomba. Il était mort.

— Qu’a-t-il voulu dire ? murmura Cosme.

— Peu importe, Sire ! s’exclama Rhys de Sassy. Il sera bien temps de s’interroger lorsque vous aurez montré à tous que vous êtes désormais le souverain régnant de la Nextiia. Mes hommes auront fait le ménage du Palais mais il vous faut sans tarder prendre le contrôle de l’armée.

— Faudra-t-il aller jusqu’à Manx Ubish ?

Ils avaient déjà eu cette conversation lorsqu’ils avaient préparé le coup d’état, hors de portée des oreilles indiscrètes de Fafeerley. Par la force des choses, Cosme avait rarement mis les pieds hors du Palais. L’extérieur l’effrayait un peu... plus qu’un peu, pour être sincère. Mais il s’était affirmé prêt à affronter ses craintes et à rallier la côte sud en compagnie de Cyril, en carrosse ou en Sciathánn, si possible. Son cousin lui avait promis de l’emporter avec lui dans le ciel. Mais il n’était plus là... n’était plus. En fait, Cyril Certys s’était servi de lui pour arriver à ses fins. Son amitié avait-elle été aussi fausse que sa brouille avec Aminta ? Cosme mordilla nerveusement sa lèvre inférieure. Il refusait d'imaginer que le Lusitaan l’avait trompé sur ce point. Qu’il eût agi au nom d’Aminta ou à celui de Cosme, il avait rendu le trône à son jeune cousin et évité une guerre dont ce dernier non plus ne voulait pas.

— Il le faudra, Sire, mais pas tout de suite. Des messagers porteurs de vos ordres suffiront en attendant pour immobiliser les forces d’invasion.

— Eh bien, allons-y. Le droit et la légitimité me soutiennent, énonça solennellement le Roi de seize ans. Je suis enfin réellement majeur, ajouta-t-il en jetant un ultime regard au cadavre dont le sang maculait le tapis qu’avait jadis choisi sa mère pour égayer sa chambre... Sa si douce mère qui, sans doute, avait été victime de l’ambition de son beau-frère.

Le Comte de Sassy lui tendit alors une épée dans son fourreau.

— Ceignez-vous de cette arme. Elle appartenait à votre père, notre bien aimé Roi Luthien.

Cosme s’en saisit avec émotion et l’attacha autour de sa taille étroite. Il dut serrer la ceinture jusqu’au dernier cran et pensa qu’il devait rapidement s’étoffer. Levant les yeux, il sourit à son ami. Il ignorait comment il s’était procuré l’épée paternelle mais lui en était grandement reconnaissant. Rhys le précéda dans l’antichambre mais Cosme ne le suivit pas tout de suite. Il se rapprocha de Fortimbree et lui ordonna :

— Débarrassez-nous de Fafeerley.

Le camérier se mit à glapir :

— Vous m’avez promis la vie sauve, pitié, Sire, pitié !

Cosme le contempla avec un mépris manifeste. Sous le fouet de la panique, le complice du défunt Régent avait souillé le devant de ses chausses.

— Je ne vous ai rien promis, moi.

Puis il tourna les talons et rejoignit Rhys qui l’attendait, un demi-sourire aux lèvres. Approuvait-il ou bien blâmait-il sa décision ? Il sembla au jeune Roi lire du respect dans les yeux de son fidèle. Il se sentit plus fort et prêt à assumer ses responsabilités. Il allait avoir besoin de ce courage pour affronter les Grands Vassaux et les guerriers.

Sassy ouvrit la porte et jeta un coup d’œil précis dans le corridor. Un grand sourire illumina son visage marqué par la tension. Quatre hommes, des légalistes, débouchaient à cet instant sur le palier de l’escalier d’honneur situé à gauche des appartements royaux. A sa vue, l’un d’eux, le Baron Diesley, un immense guerrier velu anobli par Luthien de Lesstrany peu avant sa fin tragique, s’écria joyeusement :

— Comte, le Palais est à nous !

Puis apercevant Cosme derrière son chef, il adopta une attitude et un ton plus solennel :

— Sire !... hem, hem, le Palais et la Nextiia sont vôtres.

— Mes amis, grâce à vous.

Le jeune Juniper qui n’avait que quatre années de plus que son Roi posa la main sur le bras de son camarade de combat pour l’empêcher de parler. Il connaissait assurément la loquacité de ce dernier et désirait aller à l’essentiel.

— Sire, le Duc de Cheelsey n’est pas mort... pas encore. Il vous réclame auprès de lui. Je pense qu’il veut... laver sa conscience.

Dans son empressement, Cosme bouscula presque Rhys.

— Conduisez-moi auprès de lui ! Où est-il ?

— Chez lui... nous l’y avons attendu selon les ordres.

 

L’appartement de Ganrael était situé un étage plus bas, non loin de celui de son père. Cosme dévala les marches en prenant garde à ne pas trébucher à cause de l’épée royale. S’il avait pris quelques leçons d’escrime avec Cyril, il n’avait jamais porté l’épée. Il sauta sur le palier et enfila le corridor sans se soucier de vérifier si ses fidèles le suivaient. Il poussa violemment la porte entrouverte et le bruit sec du battant claquant contre le mur lui rappela l’aboiement du tire-feu que Hodin avait braqué sur lui. Il sursauta puis s’immobilisa pour reprendre son souffle. Son hésitation ne dura pas longtemps. Il pénétra dans l’antichambre tendue de noir brillant ourlé d’or. Dans ce cadre sombre et baroque, le fils de Hodin Angon de Lesstrany gisait sur le dos, les bras écartés en croix. les lames qu’il avait tenté d’écarter de lui avaient profondément entaillées ses mains. Ses vêtements déchirés par les poignards des légalistes étaient littéralement teints d’écarlate. Toutefois il était toujours conscient et dès qu’il vit son jeune cousin, il chercha à lui parler. Mais il ne réussit qu’à cracher du sang. Cosme s’agenouilla près de lui. Ganrael parvint alors à prononcer d’une voix sifflante :

— Mon père ?

— Mort.

Ganrael gémit. Chagrin ou douleur ? Il toussa, la gorge pleine de sang. Cosme, ému malgré tout, lui souleva le buste et le soutint.

— Te voilà Roi désormais... Tu as changé, petit garçon, murmura le moribond.

— Ne m’appelle plus ainsi, mon cousin.

— Tu sais, mon père voulait me faire Roi à ta place, ironisa Ganrael mais son rire s’acheva sur une douloureuse quinte de toux. Il reprit laborieusement son souffle puis marmonna, suivant son idée : Roi de la Nextiia et mon frère, lui, s'il avait accepté aurait régné sur le Lusitaan... juste un rêve parti... en fumée. Celle de nos bûchers funéraires.

Cosme fronça les sourcils. Assurément, Ganrael délirait. Il avait perdu tant de sang. Un frère ? Son cousin, tout comme lui, était fils unique. Le moribond toussa encore et cria soudain :

— Cyril ! Pourquoi a-t-il fallu que tu refuses ?

Cosme se raidit. Hodin n’avait-il pas dit que son fils avait donné les mains à la disparition et sans doute aussi à l’interrogatoire et à l’exécution du Lusitaan ? La bile monta jusqu’à sa gorge, brûlante et amère. Il ne ressentait plus aucune compassion envers l’assassin de Cyril.

— Qu’as-tu fait de lui ? se courrouça-t-il en le secouant.

La tête de Ganrael roula en arrière. Ce n’était pas ainsi que Cosme obtiendrait des informations. Il cessa de le malmener et glissa son épaule sous le cou de son cousin de façon à ce qu’il respirât plus facilement.

— Où est-il ?

Il voulait pouvoir au moins rendre l’hommage du feu à celui qui lui avait permis de gagner son trône. Les mobiles de son sacrifice n’avaient pas besoin de rentrer en compte.

— Tout ce temps, il m’a aveuglé... quelle force morale ! J’ai aimé sa douleur... j’ai bu ses plaintes sur ses lèvres... avec son sang... puis je l’ai aimé. Parce qu’il était mon frère... Quelle cruelle ironie ! Mon frère ! J’ai toujours désiré avoir un frère... mais c’est trop tard.

La mort, toute proche, voilait les yeux bleus du fils du Régent. Cosme doutait, au bord de la panique. Ganrael extravaguait! De quel frère parlait-il ? Cyril ? C’était impensable... et pourtant... Cosme comprit alors ce qu’avait sous-entendu son oncle à propos du sang corrompu par les émotions. « Tant de courage pour maudire les siens. »... Hodin Angon de Lesstrany était le vrai père de Cyril Certys ! Cela expliquait l’accueil chaleureux réservé au transfuge. Mais depuis quand ce dernier connaissait-il le lien étroit qui l’unissait au Régent ? Quand avait-il dû choisir entre ses sentiments et la fidélité au sang ? Ces questions ne recevraient sans doute jamais de réponses.

L’agonisant inspira aussi profondément qu’il le put. Son regard écarquillé accroché à celui de Cosme, il rassembla ses dernières forces pour divulguer :

— Mon père... notre père... voulait nous faire Rois tous deux. Cyril a refusé... à cause d’Aminta. J’aurais voulu être aimé ainsi. Cyril... il n’est pas... j’espère... il n’est pas mort. Il y a une ferme abandonnée à trois lanis vers le sud... sur la route de Manx Ubish... un chemin à droite... après un grand chêne... je voulais aller le sortir de là, le soigner. Tu vois bien, petit garçon, je ne pourrai pas... fais-le pour moi.

Ganrael cria à nouveau. La souffrance devait être intolérable. Et les regrets aussi. Des larmes roulèrent sur ses joues. Il parvint encore à dire dans un souffle exténué :

— Dis à mon frère que je regrette tellement...  j'aurais voulu...

Le fils du Régent vomit un flot de sang et s’affaissa dans les bras de son cousin au bord des larmes. Cosme ne savait s’il avait envie de pleurer sur le mort ou sur Cyril dont il ne pouvait que souhaiter qu’il vécût encore.

— Je le lui dirai, promit-il d’une voix étranglée.

Il leva la tête. Rhys se tenait debout non loin de lui, abasourdi par la révélation.

— Vous avez tout entendu, Comte de Sassy.

— Oui, Sire.

— Qui des deux a dit la vérité ? Est-ce Hodin ou Ganrael ? Je préfère croire mon cousin.

— Donnez-moi l’ordre, Sire !

— Courez-y, Rhys, sauvez-le !

Rhys tourna les talons pour obéir à son Roi. Ce dernier le rappela :

— Quant au reste de la confession de Ganrael, oubliez-le. Ceci est aussi un ordre.

 

Rhys avait dévalé la moitié de l’escalier lorsqu’il trancha entre l’amitié et le devoir. La première devait céder le pas au second. Quelles que fussent les circonstances ! Cosme de Lesstrany avait besoin de lui à son côté car tout allait se jouer dans les heures à venir. Le Comte brûlait d’enfourcher son cheval et de suivre à bride abattue la direction indiquée par le mourant. Ganrael de Cheelsey-Lesstrany n’avait pas menti, il en était certain. Mais Cyril avait-il survécu aux supplices que le fils du Régent avait avoué lui avoir infligés ? Certes, le favori de la Suprême du Lusitaan les avait tous manipulés, pourtant Rhys ne lui en gardait pas rancune. Enfin, un peu quand même. Il n’est jamais agréable d’admettre avoir fait preuve d’aveuglement sinon de naïveté ... mais sous la torture, son ami n’avait rien trahi du complot des légalistes. Bien sûr, le coup d’état était son ultime atout pour faire pièce à l’invasion, toutefois cela n’ôtait rien à son admirable détermination.

Rhys s’immobilisa si brusquement qu’il manqua rater une marche. Il s’appuya d’une main au mur peint à fresque pour ne pas choir et jura entre ses dents. Ce n’était pas tant sa maladresse qui le mettait hors de lui que la pensée qui venait de lui traverser l’esprit. Fallait-il mettre aussi en doute l’amitié de Cyril ? Celui-ci avait-il feint de l’estimer pour mieux tisser sa toile ? Ou bien, malgré la fausseté de son personnage, éprouvait-il un réel attachement ? Lui-même n’avait pas cessé d’aimer Cyril. Il avait juste ressenti de la déception.

Cependant, sa loyauté allait avant tout à Cosme, son souverain. Il entendit presque le Duc de Fershield-Veel le lui assurer.

« Aie confiance en Cosme comme il a confiance en toi. Tu lui dois tout, il est ton Roi. Il te faut tout risquer pour lui quitte à tout perdre. » lui avait-il dit juste avant la fausse dispute dans la taverne. Il arborait à cet instant un étrange sourire. Rhys en pénétrait désormais la signification. Le Lusitaan pensait sans doute à lui-même lorsqu’il avait édicté sa recommandation. Lusitaan ! Tout en faisant demi-tour, Rhys secoua la tête. Cyril n’était pas lusitaan, ni même sang-mêlé. C’était un pur Nextiian... le fils de Hodin Angon de Lesstrany et de Guenièvre de Veel... Une sombre histoire sans doute. Peu importait, Ganrael l’avait affirmé avant de mourir en implorant le pardon de son frère. Étrange Ganrael !

Le Comte remonta les marches aussi vite qu’il les avait descendues. Un groupe animé attendait dans le corridor. Quailus de Fortimbree et Grissam de Fletz narraient la fin du Régent. Leurs quatre camarades de combat les écoutaient avec une attention passionnée. Le retour de leur chef leur fit écarquiller les yeux. Y avait-il un problème ? Rhys s’arrêta à peine pour dire :

— Quailus, Grissam, allez à l’écurie vous faire seller des chevaux. Les plus rapides. Je vous y rejoins sous peu. Quant aux autres, demeurez-là.

Puis il passa dans l’antichambre sans attendre de réponse, sûr que ses ordres seraient exécutés sans faute. Cosme releva la tête à l’entrée intempestive de son fidèle. Il était toujours agenouillé et tenait son cousin serré contre lui. Des larmes sillonnaient ses joues. Coulaient-elles pour Ganrael ou pour Cyril ?

— Pourquoi êtes-vous encore là, Sassy ? s’irrita-t-il.

— Sire ! Je ne peux vous laisser maintenant, comprenez-le ! Vous devez prendre les rênes en main, répliqua Rhys, un peu essoufflé. Il faut vous imposer sans retard aux Grands Vassaux.

— Mais Cyril ?

— Fortimbree et Fletz vont partir sur l’heure. Ils ont toute ma confiance. Ma place est auprès de vous, Sire.

Cosme soupira.

— Vous avez raison, admit-il.

Il reposa doucement le buste de Ganrael sur le sol et se releva. Le sang de son cousin poissait son habit vert et jaune et ses mains qu’il contempla en pinçant les lèvres.

— Sinon son sacrifice pourrait n’avoir servi à rien, murmura-t-il comme pour se convaincre lui-même.

Fixant soudain un regard intense sur Rhys, il décida :

— Allons-y, mon ami. Commençons donc par en mettre plein la vue à ces Grands Vassaux qui m’ont toujours considéré comme quantité négligeable et pire encore, comme un mort en sursis.

 

Une fois reçus les ordres et les indications du Comte de Sassy, Fortimbree et Fletz bondirent sur leurs montures. C’étaient deux braves guerriers qui avaient hérité de leurs pères un cœur loyal. L’ambition du Régent et le mépris dans lequel celui-ci tenait l’héritier du trône les hérissaient. Il leur avait suffi de rencontrer un homme qui les guiderait sur le chemin du devoir et leur donnerait l’impulsion nécessaire. D’eux-mêmes, ils n’eussent peut-être pas songé à une rébellion ouverte. Un chef s’était présenté, ils l’avaient estimé et suivi.

Sans se poser plus de questions, ils partirent accomplir la mission que ce dernier venait de leur confier. Rhys les regarda s’éloigner dans un fracas de sabots sur les dalles auxquelles les fers arrachaient des étincelles puis il se tourna vers Cosme.

— Ne voulez-vous pas vous changer d’abord ?

Une trace sanglante balafrait la joue gauche du garçon. Il avait essuyé ses larmes sans se soucier de ses mains couvertes du sang de Ganrael. Il secoua brièvement la tête.

— Non ! J’assume pleinement la mort de mon oncle et de mon cousin. C’est par ma volonté qu’ils ont péri. Je veux que mes Vassaux en soient bien conscients.

 

 

Les Grands Vassaux présents au Palais ce jour-là – Sur l’ordre du défunt Régent, certains d’entre eux avaient déjà quitté Kurvval pour encadrer les troupes d’invasion stationnées sur la côte sud – attendaient dans la salle du trône le bon vouloir de leur souverain. L’endroit de la confrontation n’avait pas été choisi par hasard. Cosme voulait que sa première prestation en tant que Roi régnant se fît dans le lieu où se dressait le symbole de la royauté. Les légalistes le saluèrent avec respect lorsqu’il se présenta devant les battants de bois sombre en compagnie du Comte de Sassy. Celui-ci s’enquit :

— Tout est calme ?

— Ils savent que le Régent est mort. Ils doivent surtout s’interroger sur le sort qui va leur être réservé, lui répondit avec un sourire entendu le plus âgé des deux guerriers.

— Eh bien, ouvrez à sa Majesté !

Les deux hommes s’empressèrent et les deux panneaux massifs s’écartèrent en grinçant un peu pour laisser entrer Cosme de Lesstrany. Le jeune Roi avança de cinq pas puis s’immobilisa. Rhys fit de même, tout en demeurant légèrement en retrait. Il ne voulait pas donner l’impression qu’il influençait les décisions royales. Toutefois, le profil déterminé de l’adolescent demeurait dans son champ de vision et il ressentit fierté et affection à son égard. L’œil étincelant, la bouche sévère, Cosme parcourait du regard la vingtaine de Vassaux rassemblés là sous la garde des Seigneurs gagnés à sa cause. En petits groupes, debout sous les hautes fenêtres d’où tombaient des rais de lumière éclairant leurs habits en désordre et pour certains tachés de sang, ils se taisaient. Ils ne s’étaient pas rendus sans lutter. Peut-être quelques cadavres gisaient-ils dans un corridor ou un escalier. Cela laisserait des domaines libres à attribuer en récompense aux bons et loyaux serviteurs. À son tour, Rhys observa les visages renfrognés. Les barbes conquérantes des plus vieux tenaient pour l’heure plus du poil de vieux chien que de la toison d’un ours. Leurs yeux écarquillés par la stupeur plus que par la crainte fixaient le garçon de seize qui venait d’affirmer par la force qu’il était leur Roi. Les plus jeunes, ceux qui ne portaient pas encore la barbe, dissimulaient mal leur fascination. Ils détachaient difficilement leurs regards du sang qui maculait les vêtements de Cosme. Ils ne seraient plus aisés à gagner que les vieux sangliers. Pour l’instant... Peut-être réagiraient-ils autrement lorsqu’ils sauraient que leur Roi avait résilié l’ordre d’attaquer le Lusitaan. Mais ils seraient alors liés par le serment qu’il comptait exiger d’eux.

Cosme rompit son immobilité pour se diriger vers le trône d’un pas ferme mais non conquérant. Car il ne l’avait pas conquis : il n’avait fait que prendre ce qui lui revenait de droit. Ce fut avec la même assurance qu’il y prit place. Hodin Angon de Lesstrany n’avait jamais poussé l’arrogance jusqu’à s’y asseoir. Le siège royal était resté vacant depuis la mort de Luthien de Lesstrany. Son fils, enfin, l’occupait. Rhys, qui l’avait escorté et s’était placé à sa droite, le vit frôler du bout des doigts les lions des neiges sculptés sur les accoudoirs. Un discret soupir échappa à l’adolescent.

— Messires, débuta-t-il soudain d’une voix calme et froide qui pourtant en fit sursauter quelques-uns après le pesant silence. Je suis ici pour faire ma paix avec vous dans le seul intérêt du Royaume. J’aurais pu tout aussi bien demander à mes hommes de vous passer tous au fil de l’épée.

Rhys apprécia la dignité avec laquelle Cosme avait prononcé le mot « hommes ». Il en avait fait un titre honorable qui distinguait ceux qui s’étaient rangés à son côté alors qu’il était faible. Le sourire fier qui passa sur les lèvres de ces fidèles avant qu’ils ne se recomposassent une mine farouche démontra que le jeune Roi avait fait mouche. Après une pause destinée à laisser les prisonniers méditer sur leur sort encore incertain, Cosme reprit :

— Mais vous êtes, vous, les Grands Vassaux, la colonne vertébrale de la Nextiia. Et je ne veux pas l'affaiblir.

— N’est-ce pas pourtant ce que vous venez de faire en ordonnant l’assassinat de votre propre oncle ?

Rhys posa ostensiblement la main sur la garde de son épée et dévisagea avec dureté le Seigneur qui avait eu l’audace d’interpeller le souverain. Le Duc de Haerliis pointait vers Cosme sa barbe blanchie sous le harnois. La colère rougissait ses petits yeux semblables à ceux d’un ours. Et son âge lui conférait une autorité et une liberté de parole auxquelles il se raccrochait. Son orgueil et peut-être son attachement au Régent l’encourageaient à repousser la main tendue. Proche du grand-père de Cosme, le Roi Rhamson, il avait été choisi pour mentor du plus jeune de ses fils, Hodin. Le maître et l’élève étaient restés amis lorsque ce dernier avait quitté l’adolescence pour l’âge adulte. Haerliis avait accompagné son filleul d’armes en tant que chef de camp et conseiller lorsque Luthien avait confié à son frère cadet l’extermination des tribus rebelles du nord. À la mort de Luthien, le Duc de Haerliis avait bien évidemment fait partie de l’entourage proche du Régent. Savait-il que ce dernier empoisonnait lentement son neveu pour le remplacer par son propre fils ? Rhys en doutait. S’il n’aimait pas l’homme, cassant et imbu de son sang d’ancienne origine, il l’estimait trop droit pour avoir cautionné cette ignominie. Mais cette qualité ne le sauverait pas s’il s’obstinait à demander des comptes à son véritable souverain.

Cosme enserrait avec force les accoudoirs de son trône comme s’il voulait puiser de la force dans les lions aux canines proéminentes. Son regard affronta celui du Duc qui ne baissa pas le sien. Insensiblement, les plus proches voisins du grand Vassal s’écartaient de lui. Rhys se retint de sourire. Cette crise s’avérait une bonne chose car elle forçait les autres à choisir leur camp sans tergiverser. Soit ils soutenaient la fidélité obsolète du vieux conseiller, soit ils se rangeaient sous la bannière du jeune Roi. S’il n’avait tenu qu’à lui, l’arrogant vieillard aurait été exécuté sur le champ. Mais il n’aurait pas été sage d’interférer en cette heure cruciale où Cosme de Lesstrany devait prouver qu’il était digne de régner.

— Duc de Haerliis, je connais votre amitié pour celui dont vous avez été l’instructeur puis le conseiller. Je comprends votre position. Elle vous fait honneur. Mais je crois que vous avez été trompé comme je l’ai moi-même été.

Le vieux guerrier secoua la tête en grommelant.

— Quelles sont ces sottises ? osa-t-il rétorquer.

Rhys émit un grondement courroucé. Le vieillard allait trop loin. Sans doute estimait-il qu’il n’avait plus rien à perdre. De sa main vivement levée, Cosme empêcha son fidèle d’agir à l’encontre du Duc.

— Il est vrai que j’ai été sot et sans volonté... atteint d’une consomption qui me conduisait lentement au tombeau. Regardez-moi, Duc, regardez-moi bien et écoutez-moi. Suis-je toujours cet enfant débile, incapable de prendre la moindre décision, nécessitant une constante tutelle ?

Le Duc fourragea pensivement dans sa barbe neigeuse. Ses joues pâlirent, ce qui fit ressortir les veinules éclatées par la couperose. Il dut convenir :

— Vous n’en donnez pas l’impression... Sire.

Le titre enfin concédé à l’adolescent semblait avoir été arraché à une gorge douloureuse. Mais la rage n’avait toujours pas déserté son cœur. Il cracha presque :

— Cela ne vous donnait pas le droit de commettre ce crime... pour ainsi dire un parricide !

Les épaules frêles du jeune Roi se raidirent sous son mantelet vert et il déplia et replia plusieurs fois ses doigts pour les détendre. Rhys changea de pied. Il se tenait prêt à bondir. Le vieil ours, bien que désarmé, pouvait tenter de s’en prendre au responsable de la mort de son ancien élève. La réponse de Cosme lui prouva que le garçon ne s’effrayait pas facilement.

— Pour faire bonne mesure, Haerliis, rajoutez un fratricide, pour ainsi dire, à ce brouet que vous avez du mal à digérer. Ganrael a péri lui aussi sous les poignards des légalistes.

— Jusqu’à quelle abjection... glapit le Duc en saisissant à pleine main le devant de son vêtement comme s’il voulait se donner de l’air.

Lassé par l'obstination du vieux conseiller, Cosme frappa sur les accoudoirs et l’interrompit sèchement :

— L'abjection ? Comment osez-vous parler de la sorte à votre souverain ? Et puis-je croire que vous ignorez de quel côté se trouvait l’abjection ? Je n’ai décidé la mort du Régent et de son fils que pour éviter la mienne ! Mon cher oncle, ce presque père, me tuait lentement par un insidieux poison dans le but de hisser mon cousin sur le trône... à ma place !

— Divagations !

— Celui qui a été votre élève me faisait administrer une drogue par son complice Fafeerley. Par bonheur, j’ai moi aussi de fidèles amis tel que Rhys de Sassy et...

Le jeune Roi prit une profonde respiration et le Comte sentit le chagrin que le garçon tentait de juguler.

— ... Cyril de Fershield-Veel qui a démasqué le complot et m’a fourni le moyen de combattre les effets pernicieux du poison.

La révélation de la part que le Ceannasaith disparu avait prise dans le coup d’état stupéfia les Grands Vassaux. Le silence circonspect avec lequel ils suivaient la controverse se délita soudain. Murmures, exclamations et brefs échanges agitèrent les Seigneurs nextiians sous le regard irrité de leurs gardiens. Un beuglement du vieux conseiller les fit taire avant même que Cosme, exaspéré, n’imposât le silence :

— Fershield ! Ce foutu sang-mêlé ! Un sale bâtard qui a mordu la main qui l’a nourri ! Un ingrat et un traître ! Ah ! J’espère qu’il est crevé...

Le Duc respirait bruyamment, submergé par une fureur qui lui faisait perdre la mesure de toutes choses. Se rendait-il compte qu’il risquait de perdre plus que la liberté à insulter de la sorte le cousin bien-aimé du souverain ? Rhys le considéra avec beaucoup d'agacement et un soupçon de commisération. Il n’ignorait pas que Haerliis n’avait jamais porté Cyril dans son cœur. Il se méfiait de lui et ne le cachait guère... les événements ne lui avaient pas donné tort. Hodin Angon de Lesstrany n’avait pas écouté la voix de son plus ancien conseiller tout simplement parce qu’il avait bâti de grands projets autour de ce fils secret.

Cosme en eut soudain assez et se dressa d’un bloc. Il gardait toutefois assez de maîtrise pour ne pas laisser éclater sa propre colère. Ce fut avec une remarquable dignité qu’il rétorqua :

— Les cheveux blancs sont une couronne lorsque la sagesse les pare ! Ce qui n’est pas votre cas, Duc de Haerliis. Je pouvais excuser votre fidélité mais pas votre aveuglement. Vous avez dépassé les bornes et vous pardonner à ce stade serait faire montre de faiblesse.

Il soutint le regard réduit à deux fentes du vieil homme puis soupesa un à un ceux des Grands Vassaux à nouveau muets. Plusieurs baissèrent les yeux, d’autres acceptèrent l'épreuve. Rhys voulut voir dans leur attitude une soumission au plus fort sinon à l’autorité légale. Cependant, il savait qu’il ne lui faudrait jamais baisser sa garde. Son rôle auprès de Cosme de Lesstrany serait plus celui d’un protecteur que d’un conseiller. Il laisserait ce soin à d’autres... à Cyril pourvu que les Dieux lui prêtassent vie. Sa pensée dériva vers les deux hommes qu’il avait envoyés à la vieille ferme. Y étaient-ils déjà arrivés ? Trouveraient-ils le jeune homme encore en vie ? Il cessa de se tourmenter avec ces questions qui ne recevraient de réponses que plus tard et reporta son attention sur la scène dramatique où se jouait l’avenir de son jeune souverain tout autant que celui du Royaume. Cosme ordonna avec un calme qu’il était sans doute loin de ressentir à en juger la pâleur de ses joues lisses :

— Comte de Ghusley, Comte de Jaberlai et Baron Diesley, assurez-vous de la personne du Duc de Haerliis. Il est inutile de perdre du temps en un procès qui ne ferait qu’entériner ma décision. Puisque le Duc s’obstine dans sa fidélité envers le défunt Régent, traître à son Roi légitime, qu’il aille le rejoindre par le plus court des chemins. Conduisez-le dans la Tour des cachots et exécutez-le.

Cette condamnation sans appel suscita un embryon de révolte parmi les Grands Vassaux, principalement les plus proches par l’âge du malheureux Duc. Cosme de Lesstrany fit taire les murmures en ajoutant :

— Si certains d’entre vous désirent partager son sort, qu’ils se déclarent. Je leur donnerai satisfaction sans retard.

Spontanément, les marmonnements se turent et l’écart se creusa autour du condamné. Ce dernier s’efforçait de faire bonne figure tout en remâchant sa rancœur. Les épaules contractées par un ultime sursaut d’orgueil, il refusait d’implorer la grâce du jeune Roi. Mais la lividité qui gagnait son visage affaissé semblait présager celle que la mort peindrait bientôt sur sa tête décollée.

Cosme attendit que les trois légalistes eussent entraîné le vieux conseiller hors de la salle du trône pour reprendre la parole. Il tourna brièvement la tête sur sa droite pour quêter l’approbation du Comte de Sassy. S’il n’en laissait rien paraître, la confrontation l’avait sans nul doute secoué. Il montait sur un trône qui lui appartenait mais au prix de plusieurs morts dont quatre qu’il avait lui-même ordonnées. Et il n’avait que seize ans. Nul doute aussi que ses nuits prochaines se peupleraient de cauchemars. Rhys lui sourit en s’efforçant de lui transmettre son assentiment et son admiration. Apparemment rasséréné, Cosme inspira profondément et se rassit. Les coudes sur les bras sculptés du siège royal, les mains croisées sous son menton, il considéra gravement les Seigneurs cois. Il leur avait montré que, malgré sa jeunesse, il était déterminé et ces hommes rudes, qui pour la plupart entendaient plus la force que la subtilité, s’inclinaient devant sa prise de pouvoir. Mais il allait exiger encore plus de leur part. Rhys lui avait conseillé de leur faire prêter un serment irrémissible. Un serment terrible par lequel ils s’engageraient au-delà de la mort...

— En tant que votre souverain, je réclame de votre part une entière allégeance au nom de Belhial, le Dieu qui relève les corps des guerriers sur les champs de bataille.

L'homme qui violait ce serment s’attirait le courroux de la sombre divinité des morts et se voyait interdire l’accession à la noble Cohorte des Héros défunts. Son essence errait pour l’éternité dans une grisaille infectée par les émanations des cauchemars des vivants. Les guerriers nextiians craignaient peu de choses mais un tel avilissement après leur mort en faisait partie.

Ils s’entre-regardèrent jusqu’à ce que l’un d’entre eux, Rehibal de Garlôn, grand gaillard d'à peu près vingt-cinq ans, s’avançât au bas du trône, se raclât la gorge et prononçât le jurement terrible en détachant les syllabes :

— Sire, par le nom de Belhial, je vous reconnais comme mon souverain et vous dois obéissance et service. Mon épée vous appartient. Si je me parjure, que la gloire éternelle des guerriers me soit refusée.

— Duc Rehibal de Garlôn, je reçois votre serment au nom de Belhial, répondit solennellement le jeune Roi.

Il sortit lentement son épée de son fourreau et la tendit à Rhys. Le Comte s’en saisit avec respect et descendit les quatre marches de l’estrade. Il présenta la lame nue au jeune noble qui la baisa en signe de soumission avant de se relever et de s’écarter pour laisser la place au suivant. La prestation de serment se déroula sans incident, au grand soulagement de Rhys. Il avait hâte qu’elle s’achevât car, dans la voix de Cosme, il détectait l’épuisement qui gagnait le garçon. Tant d’événements et tant d’émotions sapaient l’énergie de l’adolescent fragilisé par le poison. Mais il restait encore un point à mettre au clair. Lorsque le dernier seigneur eut prêté serment, Cosme de Lesstrany annonça :

— L’invasion du Lusitaan est ajournée jusqu'à ce que je décide de son opportunité.

Rhys qui avait suggéré cette demi-vérité intervint alors. Il tenait toujours l’épée royale et cette distinction marquait aux yeux de tous la place qu’il occupait au sein du nouveau pouvoir.

— Duc de Pers, Comte de Heldell, vous porterez à Manx-Ubish l’ordre de sa Majesté Cosme de Lesstrany de cesser tous les préparatifs ayant trait à l’invasion projetée par le défunt Régent. Vous enjoindrez aux différentes unités de regagner leurs casernements dans l’attente des instructions royales.

La déception voila la plupart des regards. L'exaspération pointait mais elle n’osait pas s’exprimer, si tôt après la brutale condamnation à mort du vieux Duc entêté. De plus, ils venaient de jurer obéissance. Hoar de Loor, un Duc apparenté à la famille royale, hocha la tête en affichant un air plus malheureux que contrarié. Rhys ne put s’empêcher de lui trouver un air comique malgré la gravité du moment. Malgré sa jeunesse, il arborait un ventre proéminent dû à un penchant prononcé pour la bière et qui contrastait avec ses épaules étroites. Le Comte de Sassy lui trouvait une ressemblance frappante avec un flacon d’aquavit. Sa mise où le violet côtoyait le mauve et le jaune ne concourait pas non plus à susciter la mélancolie. Il se targuait d’être maître des élégances et aurait bien voulu porter le titre de maître à l’épée. Mais son peu d’habileté en la matière le désignait aux plaisanteries sans finesse de ses pairs. Fort d’un lointain cousinage avec le jeune Roi, il prit la parole. Sa voix grave et profonde surprenait toujours :

— Sire, tous ces efforts et tous ces enthousiasmes ne peuvent avoir été inutiles. Nos Thuás, nos marins et nos soldats vont être extrêmement déçus de ne pouvoir exploiter leurs talents en conquérant en votre nom un Royaume si plein de promesses.

Le Roi soupira. Son parent, qui arborait depuis peu la barbe, à peine un demi pouce de poils roux soigneusement peignés, l’avait ignoré tant que le Régent vivait. Il ne lui avait jamais rendu visite. Rhys comprenait l’irritation de l’adolescent. Elle ajoutait un poids supplémentaire à sa fatigue... sans compter l’inquiétude qui le rongeait au sujet de Cyril. Il allait intervenir et rembarrer vertement l’importun, tant pis s’il s’agissait d’un Duc, lorsque Cosme brisa l’élan patriotique de ce dernier en quelques mots :

— Nos pilotes et nos soldats seraient encore plus déçus de devoir exploiter les mines glaciales du grand nord. Et vous, mon cousin, d’avoir à les surveiller sur place.

— Ah, Sire ! Je... bien évidemment, vous savez ce qui est le mieux, bafouilla le Grand Vassal en opérant une retraite prudente.

Désormais, tous se rendaient à l'évidence : nonobstant sa jeunesse, le Roi ne s’en laissait pas compter. Rhys surprit quelques regards glissant sur lui. Les Seigneurs présents, hormis les légalistes, se demandaient quel rôle il jouait auprès de Cosme et surtout quelle importance il allait prendre dans son gouvernement. Sans doute lui attribuait-on plus d’influence qu’il n’en possédait sur les décisions du Roi alors qu’il était justement fier de son attitude autonome. Cosme de Lesstrany savait parfaitement ce qu’il voulait pour son Royaume et n’avait pas besoin qu’on lui traçât une ligne de conduite. Il se tromperait parfois, bien sûr, mais saurait écouter les conseils et en tirer profit.

Rhys gravit lentement les marches de l’estrade et remit l’épée à son propriétaire. La crispation du visage juvénile et la rougeur des pommettes l'alarmèrent. Il était plus que temps de mettre un terme à l’éprouvante séance.

— Renvoyez-les, Sire, murmura-t-il de façon à n’être vu que par le garçon.

Celui-ci acquiesça d’un battement de paupières.

— Mes Grands Vassaux, retirez-vous maintenant. Et gardez à jamais en mémoire le serment que vous venez de prononcer. Messeigneurs de Pers et de Heldell, partez sur le champ remplir la mission que je vous ai confiée. Vous ne serez pas seuls sur les routes, une escorte vous accompagnera jusqu’à destination.

« Et vous surveillera » pensa le Comte de Sassy avec un rictus dédaigneux. Malgré le faix du terrible jurement, on ne pouvait se hasarder à leur accorder une confiance absolue tant qu’ils n’auraient pas prouvé leur loyauté. Les six hommes choisis par lui avaient pour consigne de sanctionner sans indulgence le moindre faux pas. Un royaume ne se gagnait pas en faisant de la dentelle.

La sortie des Seigneurs ou plutôt leur retraite s’effectua à la fois dans le plus total désordre et dans un silence pénible. La prise de pouvoir rondement menée et la sévérité du jeune Roi avaient impressionné ces guerriers bourrus. Ils n’étaient pas des pleutres mais la sentence mortelle tombant de la bouche d’un garçon de seize ans, avec une froideur qui faisait courir des frissons dans le dos, semblait avoir étouffé, pour l’instant du moins, toute velléité de résistance.

Rapidement, la salle du trône se vida, hormis deux gardes impassibles de part et d’autre de la porte. Les pas pressés des Grands Vassaux décrurent dans l’escalier.

— J’ai fait ce que je devais.

Rhys se tourna vers l’adolescent royal. Des larmes avivaient le bleu du regard fixé sur la porte grande ouverte. Cosme renifla puis toussa deux fois.

— Oui, Sire, vous avez agi de façon admirable. Vous leur avez prouvé que vous êtes le contraire d’un faible. Ce qui a été fait devait être fait.

Le garçon refoula un sanglot. Le relâchement de la tension le laissait démuni.

— Je n’ai pas manié d’arme mais leur sang est sur mes mains.

Rhys secoua énergiquement la tête et s’écria :

— Cessez de vous tourmenter, Sire ! Parmi ces morts, voyez-vous des innocents ? Vous n’avez fait que vous défendre et cela est juste !

Cosme le regarda fixement puis poussa un cri :

— Maintenant, vous pouvez y aller, Rhys. Ramenez-moi Cyril vivant !

 

 

Figé sur le seuil de la pièce délabrée, Rhys de Sassy considéra le terrible spectacle. À son arrivée en trombe dans la cour de la ferme, Grissam l’avait prévenu. Malgré tout, la faiblesse des mots ne l’avait préparé à l’insoutenable réalité des tortures endurées par Cyril. Un instant aussi long qu’une éternité, le jeune Comte n’osa parcourir les quelques pas qui le séparaient de la table grossière sur laquelle gisait son ami, aussi inerte qu’un mort. Grissam lui avait cependant assuré qu'il vivait toujours. Mais dans quel état ! Quailus de Fortimbree leva la tête à l’arrivée de son chef et lui adressa un rictus désolé. Le linge qu’il tenait dans sa main droite n’était plus qu’un chiffon rouge. Le regard incrédule de l’arrivant glissa sur les jambes fracassées, sur le torse lacéré sommairement bandé pour s’arrêter sur le visage tuméfié, laqué de sang, avec cette atroce blessure qui ouvrait la joue du front au menton. Il fit un seul pas chancelant et son épaule heurta le chambranle vermoulu de la porte. Alors, le masque ensanglanté se tourna très lentement vers lui, les yeux délavés par la souffrance croisèrent les siens et les lèvres éclatées par les coups frémirent :

— Ganrael ? C’est... toi ?

— Ganrael est mort, lui apprit Rhys d’une voix étranglée.

Avec sa victime sous les yeux, il se réjouissait âprement que le fils du Régent eût péri. Il regrettait seulement qu’il n’eût pas plus souffert. Le châtiment du monstre ne pourrait que réjouir Cyril. Pourtant une larme perla aux longs cils noirs. Cyril pleurait-il la mort de son bourreau ?

— Rhys ? demanda-t-il dans un souffle exténué.

La souffrance et la fièvre affectaient la vision de Cyril. Il n'avait reconnu son ami qu’à la voix. Sassy s’approcha enfin de lui et prit sa main droite entre les siennes. Elle était brûlante. La gauche, quant à elle, était un poing crispé sur une chaîne dont Rhys ne voyait dépasser que quelques maillons d’or.

— Tiens bon, tes tourments sont terminés, tiens bon !

La main du supplicié se contracta soudainement. Il inspira précautionneusement pour pouvoir parler :

— Cosme ? Il est Roi maintenant ?

— Grâce à toi, mon ami.

— Ainsi... j’ai accompli... malgré tout...

Le jeune homme cria parce que Quailus, qui possédait quelques connaissances médicales, nettoyait de son mieux les plaies de ses jambes. La douleur le laissa pantelant et il ferma les yeux. Rhys compléta, bien qu’il sût que ces mots ne signifiaient plus rien, qu’ils n’avaient jamais été qu’un habile mensonge :

— Ta vengeance.

— Il n’y a... jamais eu... de revanche à prendre.

Le favori de la souveraine du Lusitaan déplia lentement ses doigts. Une médaille reposait sur sa paume. Rhys la reconnut. Le Thuás lusitaan la portait sur lui lorsque ses Ailes s’étaient écrasées sur les falaises de Sassy. Il n’eut pas besoin de se pencher pour savoir quel visage y était gravé.

— Je sais pourquoi tu es venu en Nextiia, dit-il doucement.

— Ma seule faute...

— Que veux-tu dire ?

Cyril eut un vague sourire, plutôt une grimace. Contrition, dépit ou ironie ? Son ami ne parvint pas à le décrypter. Mais il attendit en vain la réponse. Le jeune homme avait à nouveau fermé les yeux. De larges cernes bistre les creusaient mais il respirait presque aussi paisiblement qu’un dormeur. Rhys choisit de faire confiance à son endurance. Il adressa un regard interrogatif à Quailus qui n’avait cessé d’examiner les blessures. Le Comte de Fortimbree avait tenté d’y apporter quelques soins mais c’était comme vider la mer avec une cuillère. Il écarta les bras en réponse à la question muette de son chef. Puis, il lui fit un rapide compte-rendu :

— Le Duc de Cheelsey s’est montré d’une rare sauvagerie : il a tailladé les chairs au couteau, sur le torse, les cuisses, le visage. Il y a à l’épaule une blessure profonde. Mais le pire, ce sont les jambes...

Il désigna un long bâton qui gisait sur le sol de terre battue, non loin de la table de torture.

— Cheelsey les lui a brisées avec ça, probablement. On ne peut pas le transporter. Il ne survivrait pas au trajet. Il va falloir le soigner sur place.

Rhys acquiesça en soupirant et tourna les talons. En émergeant dans la cour de la ferme, sous un soleil printanier qui entamait sa course descendante, il inspira machinalement un air dont le parfum lui parut outrancier. Malgré l’abandon manifeste des bâtiments, tout avait une apparence normale qui le choquait. Mais les haies fleuries et les oiseaux s’égosillant dans les arbres ne se souciaient pas de la folie des hommes. Rhys se dirigea à grands pas vers Fletz qui prenait soin de la monture de son chef et ami.

— Retourne à Kurvval, exige de parler au Roi en mon nom. Explique-lui la situation de son cousin en termes choisis. Dis-lui qu’il faut dépêcher sur place des médecins et tout ce qu’il faut pour monter une infirmerie de campagne. Le Duc de Fershield ne peut être déplacé. Va, ne tarde pas, chaque instant compte. Prends ton cheval et celui de Quailus, tu pourras en changer en cours de route.

— A tes ordres, chef ! s’exclama Grissam, manifestement ravi d’avoir quelque chose à faire.

Il sangla les deux animaux, sauta lestement sur le sien, un bai fringant, et partit au galop, suivi du moreau de Fortimbree. Rhys le regarda disparaître au détour du chemin puis ses épaules s’affaissèrent et il fit demi-tour. D’un pas lourd, il rentra dans la salle au plafond bas. L’odeur de sang et de fièvre le frappa plus encore que la première fois. Il observa Quailus en train de nettoyer avec précaution le visage de Cyril. L’entaille qui le défigurait témoignait de la mauvaiseté de son auteur. Juste avant de mourir, Ganrael avait avoué qu’il avait pris grand plaisir à torturer son frère. Pourtant, il avait imploré Cosme d’implorer son pardon en son nom. Il se pouvait que le fils légitime du Régent n’eût appris que trop tard le lien qui l’unissait à sa victime. Et l’esprit de Ganrael était suffisamment tortueux et instable pour qu’il basculât brusquement de la haine à l’amour.

— Ton pronostic, Quailus ?

Sans interrompre ses soins, le jeune homme répondit :

— Bah ! Je ne suis qu’un empirique. Mais les Dieux s’intéressent quand même un peu à lui ! Il a perdu relativement peu de sang. À mon avis, il tiendra le coup jusqu’à l’arrivée des spécialistes. Après, ce sera leur affaire. Ils ne viendront pas les mains vides ou avec juste une gourde d’eau comme moi.

— Tu as fait ce que tu as pu.

— Je savais Ganrael particulièrement tordu, mais à ce point-là ! marmonna le Comte de Fortimbree.

Relevant les yeux, il s’exclama :

— Pourtant, il a indiqué comment retrouver le Duc ! Il aurait pu se taire et le laisser mourir de ses blessures. Ça cadrerait plus avec le personnage !

Rhys haussa les épaules. Il connaissait la raison de l’étonnant revirement du mourant mais c’était un secret qu’il ne partageait qu’avec le Roi.

— Un ultime remord... qui saura ?

— Rhys...

Cyril le cherchait du regard. Le Comte de Sassy l’avait cru évanoui mais il n’en était rien. Qu’avait-il pensé en entendant leur conversation ? Il s’avança et se pencha au-dessus de lui.

— Je reste à ton côté. Tu vas t’en sortir.

— Promets-moi...

— Tout ce que tu veux.

— Mes jambes... s’ils veulent m’amputer... refuse. Je préfère mourir !

Rhys se mordilla les lèvres. L’amputation ! Il n’y avait pas pensé. Mais les os fracassés, les chairs déchirées pourraient rendre nécessaire l’atroce opération. Piètrement, il tenta de le rassurer et de se rassurer :

— Nous n’en sommes pas encore là.

— Ne me prends pas pour un idiot ! Jure-moi que tu les en empêcheras !

— Je ne peux pas... ne me demande pas de te laisser mourir. Comment pourrais-je me justifier devant Cosme ?

Cyril exhala un cri de rage. Il voulut relever le buste mais sa faiblesse et les mains fermes de Quailus de Fortimbree firent avorter cette pauvre tentative. Alors, il invectiva Rhys :

— Lâche ! Capon ! Espèce de salaud ! Et tu te prétends mon ami ! Par la folie des Dieux ! Rhys ! Jure ! Jure !

Les croûtes de ses lèvres tuméfiées s’étaient craquelées sous le coup de son emportement et des filets de sang coulaient sur son menton. Le Comte céda.

— Je t’en fais le serment... au nom de Belhial.

Cosme avait sommé les Grands Vassaux de jurer par le nom du terrible Dieu des morts. Cet effroyable engagement, il ne l’avait pas exigé de ses fidèles. Cela sembla à Rhys d’une ironie cruelle qu’il prêtât enfin ce serment, non devant Cosme mais devant celui qui, lui aussi, pouvait prétendre au trône qu’il avait contribué à assurer à son cousin. Par sa naissance, il détenait un droit égal à celui de Cosme. S’il survivait, réclamerait-il la couronne ? Car il se savait fils de Hodin Angon de Lesstrany, sans une seule goutte de sang lusitaan dans les veines... peut-être valait-il mieux, pour le Royaume, qu’il mourût... Rhys repoussa ces pensées perturbantes et le considéra. Les yeux clos, la bouche entrouverte sur un souffle bref, Cyril avait fui une trop grande souffrance dans un miséricordieux évanouissement. L’avait-il entendu lui promettre qu’on ne le mutilerait pas ? Ou bien avait-il perdu connaissance avant que Rhys ne s’engageât à respecter sa volonté ? Quoiqu’il en fût, le serment avait été prononcé.

 

 

 

 

 

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