Nouvelle : Lettre à l'absente

Publié le par A.Ajmone

Une nouvelle, la seule qui ne soit pas d'inspiration fantasy, pour le moment, écrite d'après une musique jouée au piano, triste et lancinante.

LETTRE A L'ABSENTE

On dit que je vais mourir.


La pluie tombe depuis des jours, tant de jours que j'ai oublié de les compter. D'en garder une trace en ma mémoire. Comme autant de marques laissées sur mes bras par les aiguilles. Les larmes de la pluie glissent sur la fenêtre. J'appuie mon front contre la vitre froide et je regarde s'égoutter les notes grises, s'écouler les heures, s'écrouler ma vie par petits bouts. J'échoue à retenir ces fragments d'une existence défaillante, lambeaux de souvenirs peut-être inventés, sans doute réinventés. La pluie m'use l'âme comme la maladie m'use le corps. Je suis une toile qui se défait fil à fil, avec la même certitude que cette eau pâle s'essore de la désespérante nuée. Elle ruisselle le long des toits d'ardoise. Elle court dans les caniveaux. Elle s'engouffre dans les grilles d'égout. Où disparaît donc toute cette eau ? De même, la vie s'enfuit de moi. La souffrance pulse au rythme lancinant de l'incessante averse. Ses spires s'entrelacent aux lances de pluie qui scandent mon agonie.

 

La pluie pianote sur les tôles de l'abri de jardin. Une mélodie lente, languissante, répétitive, un idéal accompagnement pour une mise en terre... terre mouillée, détrempée, sillonnée par l'indifférent chagrin du ciel. Le verre ne rafraîchit plus ma peau brûlante, il se nourrit de ma fièvre. Mon souffle efface sa transparence et noie le jardin d'un brouillard fantasmé. Les arbres écorchés par l'hiver jettent vers la voûte exténuante leurs bras chimériques. Pas plus que les miennes, leurs suppliques n'atteindront jamais le ciel.

Ils disent que je vais mourir.


Ce doit être vrai. Ils ont dit qu'il allait pleuvoir. Et il pleut. Il pleut depuis si longtemps que j'avais oublié que le bleu du ciel peut être parfois si bleu qu'il blesse les yeux. Un souvenir remonte à la surface de mon silence comme une bulle dans une coupe de champagne. Et à ce bleu céleste se marie le turquoise d'une mer étale... je marche sur une plage de sable blanc, presque aveuglant... un concentré de lumière, comme aux premiers jours du monde, avant que la mort n'entre dans la danse. Ton sourire rend le soleil plus brillant encore. Ici, il ne doit jamais pleuvoir.
Je nous revois clairement, comme si le rideau blême s'était soudain déchiré. Tu marches, suspendue à mon bras. Nous sommes seuls sur cette plage dont je ne sais plus le nom. Innocemment nus, tels Adam et Eve avant le péché. Nos mains sont nouées. Et puis, le péché est apparu et a commencé à me ronger de l'intérieur. Nos mains se sont dénouées. Comme dans la chanson, la mer efface nos pas sur le sable.

 

Ils m'ont appris que j'allais mourir.
Ce jour-là, je m'en souviens, il pleuvait. Comme aujourd'hui. Quand je me suis retrouvé dans la rue, hébété, je n'ai pas ouvert mon parapluie. Sur mes joues, la pluie déguisait en gouttes les larmes dont j'avais honte. Pourtant personne ne regardait personne. Sous l'ondée, chacun courait vers sa famille, son travail, ses plaisirs, vers un avenir dont je venais d'être dépossédé. J'ai marché longtemps, seul. Je me suis assis sur un banc mouillé, dans un parc. Je ne pensais à rien. Même pas à cette chose en moi. Mon esprit s'égarait parmi les fils gris qui striaient les allées vides, les statues figées dans une fuite éternelle, les plates-bandes dépeuplées. Un cadre vacant, triste à mourir.


Plus tard, beaucoup plus tard, j'ai repris le chemin de la maison. Tu n'étais pas encore rentrée du studio. Tu répétais avec enthousiasme un nouveau spectacle, celui dont tu as écrit la chorégraphie sur l'une de mes compositions. J'ai bu un verre d'eau glacée puis je me suis assis devant le piano. Les coudes sur le couvercle baissé, les mains jointes sous le menton, les yeux clos, on aurait pu croire que je priais. Mais non. Je pensais seulement au temps qu'il me restait à vivre. Je me demandais combien de mes jours seraient de ces étendues de pluie où rien ne se passe hormis la progression sournoise de la bête au creux de moi. Je n'ai même pas pu soulever le couvercle tant mes mains tremblaient. J'ai écouté la musique entêtante de l'averse sur le gravier de l'allée et je t'ai attendue.

 

Tu riais. Je t'ai dit alors que j'allais mourir. Tu as cessé de rire. J'allais cesser de vivre. Sans doute n'aurais-je pas dû te l'annoncer aussi brutalement... Tes yeux ont fui les miens. Que craignais-tu d'y lire ? Une supplique, la colère, la peur, la souffrance ? Tu as murmuré : « Pourquoi ne m'en as-tu rien dit ? » toujours sans chercher à surprendre la vérité de mon regard. Et moi-même, qu'y aurais-je lu si je m'étais interrogé alors dans un miroir ? Peut-être juste un grand calme blanc. Je t'ai répondu : « Si je l'avais fait, j'aurais donné une réalité à la maladie avant l'heure. » En fait, je crois que c'étaient de tout autres mots que ceux-là, sans consistance ou bien profonds comme une blessure. Mais je ne m'en souviens pas. Cet instant n'est pas plus précis en ma mémoire flouée que le flou de la fenêtre délavée par la pluie. Mes yeux étaient secs. Toutes les larmes s'épanchaient du ciel. Tu m'as pris contre toi. Ton corps souple a épousé ma dépouille, et ton chagrin a envahi mon désarroi. Je me raccrochais à ta peine. Mais tu pleurais sur toi plus que sur moi, sur ta perte plus que sur mon départ, sur la musique qui t'abandonnait plus que sur le musicien qui allait mourir. Je ne le savais pas encore.

 

Je voudrais être une chrysalide dans son cocon, sans souvenir, sans émotion. Ignorant. Il pleut inlassablement, une éternité d'eau éparpillée en une infinité de gouttes. Je me recule un peu. Un vague visage me contemple dans la vitre désembuée par mon retrait. Deux flaques noires au-dessus des pommettes trop saillantes... ma peau est grise comme cette pluie qui ne cessera jamais, semble-t-il. Elle gomme les nuances et brouille les formes des arbres alanguis. On les dirait morts, ils ne sont qu'endormis. En eux, la sève de vie attend le renouveau pour nourrir une profusion de feuilles et de fleurs. En moi, la sève de mort circule et se repaît, jamais rassasiée. Je ne verrai pas le printemps.

 

Tu as dit : « Je ne veux pas te voir mourir ». Sur le moment, je n'ai pas saisi la portée de ces paroles murmurées à mon oreille. Ce n'était pas l'imminence de ma mort qui te tourmentait mais la trop prévisible horreur de mon agonie. J'ai cru que tu rejetais la sentence mais déjà, tu refusais d'assister au déclin définitif de ton musicien favori. Puis j'ai compris que tu avais aimé en moi plus une image qu'une âme, plus un personnage qu'une personne. Par quelques pirouettes, tu as dénoué notre pas de deux... un engagement impossible à décliner, tellement important pour ta carrière, des répétitions de plus en plus interminables, de nouveaux amis que tu n'invitais pas chez nous de peur que leur présence ne m'épuise, des séances de photos, que sais-je encore ? Tu m'habituais à ton absence... Dois-je t'en savoir gré ?

 

Il pleut. Tu es partie. Je suis déjà mort.

Publié dans Nouvelles et romans

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J
<br /> Tout d'abord merci pour votre gentille visite sur mon blog.<br /> <br /> De nombreuses nouvelles ici que je prendrai le temps de lire dès que notre petite fille (arrivée hier seulement) sera repartie... Donc à bientôt.<br /> <br /> PS : oui, les hautes plantes sur ma bannière sont des agaves.<br /> <br /> Auriez-vous un autre blog où vous donnez des recettes avec vos cueillettes "furieuses" ??? Cela m'intéressait fortement +++++<br /> <br /> Bonne journée.<br /> <br /> <br />
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A
<br /> <br /> Pas d'autre blog pour le moment... (à part celui dont je m'occupe pour le velo club de mon mari) mais une idée à creuser !<br /> <br /> <br /> Mes recettes, c'est plutôt à l'inspiration du moment, avec ce que j'ai ramassé. Hier, j'ai cueilli des brocolis sauvages que j'ai rajouté dans une sauce à la crème pour napper des raviolis<br /> souabes, de la roquette, de la broque dont j'ai fait une salade décorée avec des fleurs de bourrache, de l'oseille, de la mauve et des feuilles de bourrache pour un potage vert et léger.<br /> <br /> <br /> Plus de poireaux, sinon j'aurais fait des beignets de poireaux sauvages, un régal venant de mon enfance.<br /> <br /> <br /> A bientôt !<br /> <br /> <br /> <br />